Un périodique pour éclairer et accompagner des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée

Vocations ?

Fécondité et stérilité de la vie consacrée

Alain Mattheeuws, s.j.

N°1998-1-2 Janvier 1998

| P. 100-113 |

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Dans les considérations sur la vie consacrée, les dialogues et les réflexions ne peuvent contourner la thématique des vocations. Depuis de nombreuses années en Occident, les consacrés sont confrontés à la question douloureuse du manque de vocations et à l’accueil difficile des jeunes qui désirent vivre le même charisme mais de manière parfois différente. Dans d’autres continents, c’est la qualité de la formation qui pose souvent problème dans un contexte d’abondance des demandes. De nombreux articles ont déjà traité des causes variées de la raréfaction des vocations. Des suggestions ont été offertes. Un travail de réflexion fondamentale se réalise [1]. Quant à nous, nous voudrions réfléchir sur le sens spirituel que l’on peut donner à cette situation et sur les interprétations que l’on peut en faire. Nous verrons que ces lectures peuvent engendrer des attitudes différentes plus ou moins complémentaires et adaptées aux questions posées. En prendre conscience ne peut qu’aider chacun et chacune à vivre en paix la condition actuelle de la vie consacrée et du sacerdoce.

Nous fonderons notre intervention sur une analogie humaine : celle de la fécondité conjugale avant d’expliciter trois attitudes spirituelles principales [2].

Fécondité, stérilité et « impuissance »

Tout amour est amené, dans ses désirs et ses aspirations, à tenir compte de sa propre fécondité. La fécondité de l’amour est un concept large. Dans le mariage, elle ne se réduit pas à la procréation et à l’éducation des enfants. Elle inclut le bonheur que les époux et leur famille parviennent à construire autour d’eux. Il y a plus de joie à donner qu’à recevoir. La fécondité d’un couple ne se mesure pas non plus du seul point de vue quantitatif. Sans être exhaustif, on peut signaler quelques fruits de l’amour conjugal : l’enrichissement mutuel des personnalités, la capacité d’accueil et de services rendus aux siens comme aux étrangers, l’aisance matérielle comme l’enrichissement culturel et éducatif offerts à ceux et celles qui les fréquentent, l’engagement social et politique des personnes. Pour ceux qui se sont engagés dans le sacrement de mariage, la perception par les époux eux-mêmes de la présence divine dans leur vie est un indice d’une croissance de leur amour qui s’identifie de plus en plus profondément à celui du Dieu Trinité : la prière personnelle, la prière de couple et en famille, la transmission joyeuse de foi à leurs enfants, le témoignage humble des merveilles de Dieu autour d’eux-mêmes, autant de signes d’une fécondité spirituelle assumée dans la grâce. Gaudium et Spes n° 48 à 52 ainsi que l’exhortation Familiaris Consortio n° 17 à 64 ont développé longuement cette thématique de la fécondité. Ces documents lui ont donné une dimension très ample. On peut noter également l’importance pour chaque famille d’être comme une ecclesiola et pour chaque couple de découvrir la mission propre de son amour. Cette vocation, sa prise de conscience et sa mise en œuvre, appartiennent en propre à la fécondité de l’amour.

Par contre, tout ce qui blesse l’amour lui enlève force et vigueur au moins quant à son fruit. Ce qui blesse l’amour blesse sa fécondité temporairement ou définitivement. Les blessures peuvent être variées et toucher tous les biens du mariage : la confiance mutuelle, l’accueil de l’enfant, la vie sacramentelle et la fidélité au don reçu. La dynamique de l’amour, qui se fonde sur le don et le pardon, permet à tous les couples qui le veulent de pouvoir dépasser certaines impasses de leur vie commune et de voir fleurir et refleurir l’amour des origines. La fécondité de l’amour se lit également dans ses « résurrections ».

L’impuissance, la stérilité, l’infidélité touchent de manière plus précise l’essence et le rythme même de la fécondité de l’amour. Ces souffrances et ces blessures sont souvent une menace de mort pour l’amour conjugal. Les époux doivent les affronter avec détermination pour pouvoir continuer à porter des fruits. L’impuissance temporaire ou définitive, postérieure à l’engagement matrimonial, rompt le lien corporel entre les époux et touche le signe privilégié de leur union matrimoniale. La stérilité blesse leur capacité mutuelle d’être père et mère l’un par l’autre. Elle peut engendrer un aveuglement sur ce qu’est la fécondité profonde de leur amour. L’infidélité témoigne souvent d’une faiblesse et d’une soif inassouvie de l’amour mutuel. Elle résulte souvent d’un manque de vigilance et de dialogue entre époux. Elle provoque des ruptures dans la vie et la croissance de l’amour comme un hiver rigoureux se marque dans les lignes du bois vert.

Ce qui est vécu dans l’amour du mariage peut de manière analogue être l’expérience d’un(e) consacré(e) ou d’une communauté. Ainsi la crise des vocations peut-elle être lue comme une diminution de la fécondité du témoignage personnel et communautaire. Si la fécondité de la vie consacrée ou de la vie sacerdotale ne se réduit pas à l’appel de nouveaux frères et sœurs, l’absence de vocations peut être cependant ressentie comme la conséquence d’une impuissance, comme l’expression d’une stérilité temporaire ou définitive, comme la traduction ou la punition d’une infidélité. De toute manière, quelles que soient ces manifestations, cette absence d’engendrement est signe d’une mort. Tout religieux y lira au moins un état de désolation spirituelle. La question demeure : comment vivre d’une vie apparemment non féconde, d’un charisme qui ne se transmet plus, d’une communauté maternelle en ménopause ?

Le peuple de Dieu en exil

Le peuple élu et son histoire continuent à éclairer la nôtre. L’histoire d’Israël reste la nôtre. Face aux difficultés de la transmission de la foi, devant le constat de la perte de la visibilité de l’Église en ses œuvres et en ses institutions, un sentiment peut naître spontanément dans les cœurs et nous pouvons nous écrier comme les Hébreux : « Dieu, tu ne sors plus à la tête de nos armées » (Ps 43,10) ! Ou comme les Juifs déportés en exil à Babylone, nous constatons également que nous n’avons plus ni temple, ni prêtre, ni culte, ni terre. Le peuple de Dieu est dépossédé de ses biens les plus précieux et il s’écrie : Dieu nous aurait-il abandonnés ? Ne marcherait-il pas avec nous ? Ou bien, nous-mêmes ne marcherions-nous plus avec lui ?

Sur cette terre d’exil, comment pourrions-nous chanter un cantique de Sion (Ps 136,4) ? Là où nous sommes marginalisés, mis de côté, déportés, comment pourrions-nous encore porter du fruit ? Comment continuerions-nous à croire dans la présence et le secours du Dieu unique ? Là où se sont installées toutes les nouvelles idoles païennes, le Dieu unique devient plus silencieux qu’une statue de pierre ! Nous n’avons plus ni prêtres, ni prophètes, ni rois. Nous ne sommes plus un peuple, mais nous sommes de plus en plus soumis à des lois étrangères. Même certains de nos frères nous abandonnent et pactisent avec Babylone. De profondes divisions déchirent le peuple de Dieu.

C’est pourtant au cœur de ce « petit reste » que Dieu parlera à nouveau. C’est en son cœur que résonnera la parole prophétique d’espérance et l’invitation au « retour ».

Considérer que l’Église vit actuellement à bon nombre d’égards une période d’exil, qu’elle traverse un désert, c’est affirmer qu’elle doit creuser en profondeur pour retrouver l’eau, c’est-à-dire l’Esprit de son Seigneur. C’est la condition spirituelle pour survivre, semer, planter, porter à nouveau des fruits et moissonner. Toute nouvelle fécondité est à ce prix. Vivre l’exil dans la paix, c’est porter un regard d’espérance qui balaie le temps et regarde un avenir qui ne se dessine pas encore aujourd’hui.

« Fils d’homme, je t’établis guetteur pour la maison d’Israël : quand tu entendras une parole venant de ma bouche, tu les avertiras de ma part » (Ez 3,17).

Le prophète est celui qui pressent, qui voit et qui annonce à ses risques et périls l’œuvre de Dieu qui vient. Le prophète invite chacun, et l’Église comme Corps, à épouser le Christ dans sa pauvreté et son abaissement. Si l’Église doit être dépouillée, si elle doit perdre beaucoup de ses biens dans l’épreuve, c’est pour redevenir elle-même : l’épouse humble et chaste du Christ sauveur. Elle doit réapprendre à ne mettre sa confiance qu’en Dieu. Pour ce qui concerne sa fécondité, elle doit accepter de ne dépendre que de l’action de l’Esprit qui la sanctifie et la vivifie.

Les chants du peuple en exil sont parmi les plus beaux des psaumes de prière. Les pleurs n’en sont pas absents. L’exil est un temps de purification du peuple et de chacun de ses membres. L’exil est une période où l’image de Dieu est purifiée dans l’abandon et la patience. Pour le cardinal G. Danneels, l’Église en Occident est en exil. Cette condition de vie actuelle peut lui faire comprendre combien elle doit remettre sa confiance en Dieu seul [3]. L’amour de Dieu n’est pas absent, mais il s’exprime souvent dans une tonalité de tendresse et de consolation. Cet exil reste cependant une épreuve. Il est une purification d’un pélagianisme ambiant dont nous avons vécu trop longtemps. Nous avons voulu construire l’Église et évangéliser par nos propres forces et en nous fondant trop sur nous-mêmes : telle est l’analyse faite pour de nombreuses activités ecclésiales de ces dernières années.

La vie consacrée n’est pas en-dehors du rythme même de l’Église. Elle est en son cœur. On peut donc expliquer la faiblesse de la vie consacrée par le manque de vitalité même de l’Église à laquelle elle appartient dans un temps et dans un lieu donné. Dans ce contexte, le manque de vocations serait lié à la situation d’exil que nous vivons. Le peuple de Dieu est dispersé. Ses membres ont peu de force. Ils ne sont pas libres de tous leurs mouvements. Esclaves en terre étrangère, ils ne peuvent découvrir comment se donner au Christ en cette période troublée. Comment la vie consacrée pourrait-elle se déployer et se développer si le tissu de l’Église elle-même est déchiré, si les communautés sont dispersées, si l’élan apostolique et missionnaire est brisé, si les prophètes ne sont pas entendus ?

N’est-ce pas ce que ressentent certains membres de Congrégations ou d’Ordres anciens ? La vie semble abandonner le corps : les personnes s’usent et vieillissent, des abandons d’institutions doivent être consentis. La continuité avec des intuitions ou des œuvres du passé est devenue impossible dans des hôpitaux, des œuvres éducatives, des paroisses. Beaucoup discernent ce qu’il faudrait faire, mais n’en ont plus la force. Que vaut donc un discernement qui n’aboutit pas à l’action ? Commencer à nouveau demande un souffle qu’humainement et spirituellement, on n’a plus. Il faut confier l’avenir aux plus jeunes, sans le porter avec eux. Pour les plus jeunes, tout semble commencer et se terminer probablement avec eux. Quel paysage ! Gérer le passé en plongeant dans l’esprit de comparaison, la nostalgie d’un temps où tout était autre, attendre que Dieu revienne dans le temps pour nous reprendre ou pour refaire toutes choses à neuf, faire les « remise-reprise » avec la société ou avec les laïcs qui l’acceptent et puis « faire autre chose », se mettre en paroisse pour être encore utile quelque temps. Vivre au jour le jour la grâce de l’instant sans un regard en arrière, ni un regard en avant : se donner là où l’on est, sans se poser d’autres questions. Autant d’attitudes, de réflexions, de sentiments qui peuvent animer certains cœurs et conditionner les décisions actuelles.

Penser ce moment comme un exil peut donc susciter bien des découragements et tentations. Les questions fondamentales ne manquent pas. Qui ne se les poserait pas ? Dieu nous a-t-il vraiment abandonnés ? Pourquoi la puissance de sa grâce et de sa générosité ne s’expriment-elles pas, particulièrement dans l’appel de nouveaux frères et sœurs ? N’avons-nous pas commis le mal ? Cette situation n’est-elle pas la punition d’un péché commun ? D’une manière de vivre inadaptée et d’un tonus spirituel perdu ? Où est la faute ? Où sont les coupables ? Devons-nous changer quelque chose ? L’aggiornamento demandé par le dernier Concile n’a-t-il pas été fait de bon cœur et avec toute l’énergie que nous avions ? N’avons-nous pas pris de graves décisions dont nous payons aujourd’hui les conséquences ? Le charisme de l’Institut est-il adapté aux temps nouveaux ? Y sommes-nous fidèles, et si oui, pourquoi Dieu ne semble-t-il plus fidèle dans son appel ? Les jeunes qui confient leur vie au Christ dans des Instituts traditionnels sont-ils condamnés à être des « curateurs de faillites » à l’image de certains chefs d’entreprises de notre monde occidental ?

En résumé, la situation de l’exil est éprouvante : elle purifie les cœurs en les plongeant le plus souvent dans des doutes fondamentaux. D’autres fois, elle les laisse longuement dans la désolation. Elle appelle toujours à une confiance renouvelée, à une prise de conscience adulte de ces défis spirituels et historiques. Elle peut plonger dans une culpabilité morbide ou confondre les âmes dans la tristesse et le désespoir. Qui nous fera voir le bonheur ? Qui nous dira d’où vient cette stérilité ? Comment ne parvenons-nous plus à accueillir des frères et des sœurs ? Cet exil ne devrait-il pas être vécu avec le cœur même du Christ à Gethsémani ? Pour être en vérité, il serait bon de vivre les mêmes sentiments que ceux qui animaient la personne du Christ, abandonnée des siens, pressentant le prix de l’offrande ultime de soi, désireuse d’aller jusqu’au bout du consentement de sa volonté humaine à celle du père, espérant contre toute espérance. L’opposition au Christ et à sa Bonne Nouvelle, son isolement et l’approche de son heure, restent des lieux spirituels incontournables pour ceux et celles qui sont affrontés à la nuit. Personnellement et comme communautés, l’attitude du Christ sauveur au Jardin des Oliviers rencontre en vérité tous les exils du monde. Ce n’est que sous son regard et à la lumière du mystère pascal que le chrétien peut demeurer sous le poids de l’oppression, de l’incertitude et du doute. Ces attitudes seront toujours l’objet d’un combat où la liberté spirituelle est engagée dans une conscience toujours plus grande de la volonté de Dieu dans l’histoire.

Le peuple de Dieu dans un combat spirituel

L’histoire du peuple juif, particulièrement le récit de sa sortie d’Égypte, illustre admirablement la réalité du combat spirituel. Les récits de l’exode nous montrent comment Dieu libère son peuple et le sauve de ses oppresseurs, comme de ses poursuivants. Dieu agit « à main forte et à bras étendu ». Il libère son peuple des mains de l’ennemi. Il le mène vers la terre promise. Le chemin vers la terre où coulent le lait et le miel est semé d’embûches : le temps et l’espace forment un cadre « épique » au combat de tous les membres de ce peuple. Il faut combattre pour être digne d’entrer dans la « terre promise » et pour y vivre. Les quarante ans au désert sont le creuset de la croissance d’une confiance inébranlable en Dieu. Cette histoire sainte d’Israël illustre à la fois l’action originelle et primordiale de Dieu : il y a une passivité radicale du peuple. Il est sauvé par Dieu. D’autre part, le peuple est engagé dans ce salut. Il lui faut correspondre à la volonté de Dieu. Le choix de Dieu appelle une réponse de l’homme : « choisis donc la vie », dit le Seigneur à son peuple.’ « Voulez-vous me suivre », dit Moïse à plusieurs reprises au peuple qui lui a été confié.

Toute grâce divine est le champ d’un combat : dans son acceptation, dans sa compréhension, dans la fidélité à ce qu’elle est pour nous. Il n’y a pas d’automaticité de l’action de Dieu. Son œuvre n’est pas magique : elle s’insère dans l’histoire des hommes et s’y confronte avec la liberté humaine en action. Les lenteurs de l’histoire ne sont pas le fruit d’une pure conjoncture : l’homme intervient aussi dans l’histoire. Il y a sa place et c’est librement qu’il se refuse à l’action de Dieu ou bien s’y soumet et s’y abandonne. Ce combat ne s’explique pas seulement par le jeu des libertés humaines, mais aussi par l’intervention de l’ennemi de la nature humaine, l’accusateur de nos frères. « Ce n’est pas à l’homme que nous sommes confrontés, mais aux Autorités, aux Pouvoirs, aux Dominateurs de ce monde de ténèbres, aux esprits du mal qui sont dans les deux » (Ep 6,12).

La réalité du combat spirituel appartient à la vie de l’Église. L’Épouse expérimente dans sa chair ce à quoi son Époux a été exposé après le baptême dans le Jourdain. Les divers âges de l’Église témoignent de cette confrontation avec les forces du mal à l’extérieur et à l’intérieur du cœur de l’homme. Exode et Baptême du Christ sont deux autres lieux symboliques aptes à éclairer la question des vocations.

La méditation du baptême de Jésus et des tentations au désert ouvrent en effet de nouvelles perspectives. L’événement du baptême dans le Jourdain suscite, en la personne du Christ, une prise de conscience affective et spirituelle de sa mission. Cette prise de conscience est nouvelle au sens d’une confirmation de son agir hic et nunc dans l’histoire. Contempler cet événement, c’est offrir à notre agir personnel et communautaire une référence vraie et critique à l’histoire du Salut. Plongé dans le Jourdain, le Christ est appelé à manifester publiquement la Bonne Nouvelle de sa filiation divine. La conscience de son identité divine en sort affermie : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir » (Mt 3,17). Mener les hommes au Père, rendre tout au Père de toute éternité, donner sa vie jusqu’au bout, n’est-ce pas non seulement une mission prophétique mais aussi sacerdotale ? Si nous insistons sur cet événement de la vie du Christ, c’est pour en souligner toute la radicalité et l’originalité pour nos propres vies offertes au Christ. Le baptême du Christ est le porche d’entrée du don de notre propre vie. Son sacerdoce, tel qu’il s’exerce, n’est pas seulement un titre de plus. Il ne qualifie pas seulement le Christ d’un point de vue essentialiste. Il s’inscrit dans l’histoire des hommes. Toute vocation et toute mission s’originent dans la personne du Christ. C’est d’ailleurs dans cette histoire humaine que l’unique sacerdoce prend tout son sens : les gestes et les paroles du Christ, le don de sa vie sur la croix, les apparitions aux Douze et particulièrement l’effusion du pardon, révèlent ce sacerdoce dans l’histoire. Si l’on peut affirmer que le Christ est prêtre pour l’éternité, il ne l’est pas de la même manière qu’il est Fils. Son sacerdoce, de fait, n’acquiert son existence et toute sa densité que dans l’histoire des hommes. L’appel à la mission retentit dans son corps de chair de manière privilégiée : ce n’est pas le Verbe d’abord qui est élu prêtre, c’est le Christ Jésus, né de Marie. De fait, c’est l’histoire des hommes qui forme l’horizon de l’être sacerdotal du Christ et le paysage de son action.

Mené au désert par l’Esprit, Jésus vit une expérience forte : celle d’être tenté par le diable. C’est directement sur la grâce révélée qu’il est tenté. Ces tentations éclairent le contexte de notre problématique. Il est naturel que nous soyons tentés également sur le don reçu, sur l’appel entendu. Le disciple n’est pas au-dessus du Maître : il serait étonnant que ceux qui sont appelés par le Seigneur ne passent pas par le crible. Pour l’Église aussi, plongée dans le discernement des vocations, dans la définition plus forte et adaptée de ce que sont le sacerdoce et la vie consacrée [4], il serait étonnant qu’elle ne soit pas mise à l’épreuve.

Le désert, la solitude, le jeûne sont autant de situations à travers lesquelles le Christ prend conscience de sa filiation divine et entre dans sa mission publique. Ses réactions donnent à penser à chacun et à chacune d’entre nous. Par sa volonté libre le Christ assume les conditions dans lesquelles il est. Cette condition historique est symbolique pour toutes les générations. Le Christ y voit un sens qui va s’affiner dans ses réponses aux tentations. Ce sens est pour nous qui cherchons à lire les signes des temps. La tradition voit dans le combat spirituel du Christ une source de l’engagement chrétien. Le texte inspire particulièrement l’attitude de l’Église tout entière durant le carême et la préparation de la Pâque. La méditation de cette Parole est certainement source de force et de vie pour ceux et celles qui se sentent appelés à consacrer leur vie au service de Dieu et de l’Évangile.

En effet, vivre de la « Parole de Dieu », c’est affirmer son importance primordiale par rapport à l’assouvissement de tous nos désirs (chasteté). Toutes les connaissances humaines sont mesurées par cette parole de Dieu et par son dessein qui s’y exprime historiquement. Les événements humains ne prennent leur sens définitif que dans la Parole qu’est le Christ. Cette parole divine signe sa fidélité et la nôtre : nos infidélités et nos péchés s’y trouvent pardonnés.

Il s’agit aussi d’obéir, c’est-à-dire de chercher et de connaître la volonté de Dieu, d’y correspondre dans l’histoire avec l’humilité de celui qui se soumet au divin Créateur. « Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu » (obéissance). Les chemins de Dieu ne sont pas nécessairement nos chemins. À force de penser à partir de nous-mêmes, il nous arrive non seulement de ne plus comprendre, mais de ne plus faire ce que Dieu veut. N’est-ce pas là notre stérilité la plus radicale ? Nous croyons faire l’histoire des hommes et nous la défaisons. La vie chrétienne, particulièrement celle des consacrés, est une vie d’abandon à la providence et à la gratuité d’un Dieu qui prend soin de nous à tout instant. Ses voies peuvent nous déconcerter. Il nous faut cependant en assumer la profondeur.

Le renoncement à l’acquisition de toutes les richesses appartient aussi à la suite du Christ (pauvreté). Un seul être nous suffit : Dieu. « Le Seigneur ton Dieu tu adoreras et c’est à lui seul que tu rendras un culte » ou selon la magnifique prière attribuée à Ignace de Loyola : « Donne-moi ton amour et ta grâce, c’est assez pour moi » (Ex. Sp. n° 234). La pauvreté est une richesse dès lors que seul Dieu nous importe. Et si telle est notre pauvreté, tout le reste ne risque pas d’être une idole et de remplacer l’unique Seigneur. Toute impuissance humaine y est dépassée et transfigurée dans l’offrande de notre pauvreté. Les tentations du Christ nous ramènent aux conditions à la fois anthropologiques et spirituelles du combat de l’homme pour rester fidèle à sa vocation et fidèle à son Dieu. À cette lumière, nous pourrions rendre grâce au Seigneur pour le don de chasteté qui guérit et pardonne toute vie traversée d’infidélités. L’obéissance quotidienne à la volonté de Dieu ne rend-elle pas gloire à Dieu tout en étant la source de toute fécondité. Par son obéissance, le Fils nous donne de dépasser toute stérilité. La pauvreté de nos vies d’hommes et de femmes est aussi paradoxalement le milieu dans lequel notre impuissance » est vaincue : d’un cœur brisé et broyé, Dieu n’a point de mépris. L’esprit et la vie de pauvreté sont des signes de résurrection : ils nous permettent d’aimer en vérité. Ces conditions personnelles sont celles de toute l’Église. Elles forment comme un tissu conjonctif pour la vie chrétienne et l’éveil des vocations. Elles mettent en évidence que la fidélité aux dons de Dieu fait toujours l’épreuve d’un combat où le seul vainqueur est le Christ.

Pourquoi parler de combat spirituel dans le cadre de notre réflexion sinon pour situer autrement la question des vocations et les défis assumés par l’Église ? C’est dans une Église militante que se pose la question du manque de vocations. L’Église reste ce peuple de Dieu en marche, exposé aux périls de la route. Les difficultés accompagnent la vie apostolique : les affronter appartient au rythme même de cette vie. Pourquoi s’en étonner outre mesure ? Pourquoi vouloir oublier que le chemin de conversion passe par la mort pour renaître à la vie ? Le Corps de l’Église, comme chacun de ses membres, passe par cette expérience de dépouillement, de crucifixion. Les dons de Dieu font l’objet de convoitise. Ils sont toujours sous la menace d’une perversion ou d’un oubli. L’appel que Dieu adresse à certains membres de son peuple pour se donner à vie peut être l’objet d’un refus, d’un oubli, d’une méconnaissance. Les dons de Dieu sont sans repentance, mais la connaissance et l’acceptation de ces dons font toujours l’objet d’un combat de la liberté. Que ce combat ait le visage d’une déroute pour certaines batailles ou dans des domaines particuliers de la vie de l’Église, n’épuise pas la réalité du don de Dieu à son peuple. C’est à travers ces combats par ailleurs que Dieu parle, qu’il fortifie, qu’il éclaire, qu’il trace un chemin pour tous. L’Église a toujours connu des périodes difficiles : ce furent chaque fois des occasions de se confier plus radicalement au Seigneur.

Un chant de confiance et des armes de lumière

Nous avons vu que l’on peut situer la question des vocations dans le cadre de l’exil ou dans celui de l’exode et des tentations du Christ. Les sentiments et les attitudes qui en surgissent se croisent : la liberté spirituelle est chaque fois interpellée. Même si les chants les plus beaux surgissent au cœur de l’exil, il est bon de noter que cette analogie n’explique pas complètement notre situation actuelle. Elle risque même de nous plonger dans une passivité déprimante ou une nostalgie désarmée. L’ancien Testament prend tout son sens à la lumière du nouveau. Ne faut-il pas discerner dans la situation actuelle un défi crucifiant pour notre foi comme pour notre espérance ? Un défi que l’Esprit nous donne la force de porter et de relever. La rencontre du Christ, dans ses gestes et ses paroles, est déterminante pour éprouver les attitudes adéquates. Finalement, c’est le mystère de sa Pâque qui reste le creuset de notre réaction. En Christ, la mort est vaincue. Toute mort peut être « pour une vie ». L’enjeu du combat spirituel propre à toute époque, à toute Église, à tout chrétien, est celui-là : comment entrons-nous dans une mort qui est et sera résurrection ? Toutes nos questions et nos problématiques doivent passer par ce creuset sous peine non seulement de rester sans réponses, mais également de nous engager dans un chemin stérile. La fécondité dans l’histoire est à l’aune de notre entrée dans le mystère pascal. L’exil n’explique pas à lui seul la condition actuelle de l’Église. L’assomption du mystère de la croix rend compte du défi central posé à toute époque aux chrétiens. Le combat spirituel mené par le Christ et assumé jusqu’au mystère de la Croix reste la réalité concrète dans laquelle nous avons à vivre, à prendre des décisions, à lutter. Depuis notre baptême, nous restons dans l’acte pascal du Christ. Durer dans ce combat, c’est vivre l’héritage commun de toutes les générations chrétiennes. C’est recevoir le lot le plus humble et le plus quotidien de nos vies ici-bas. Le combat suppose le refus de toute inconscience, de tout découragement, de toute passivité. Nos libertés sont appelées à user de toutes les facultés humaines (mémoire, intelligence, volonté) pour assumer les défis de l’histoire avec la grâce de Dieu. Faire sa volonté sans oublier qu’elle s’opère dans l’histoire, avec nos forces humaines dont Dieu se sert aussi. Le combat suppose une espérance qui traverse toutes les impuissances et les stérilités apparentes. Il s’accompagne d’un abandon à la volonté de Dieu, activement recherchée dans le concret de nos vies.

Il est utile et encourageant de relire finalement la question des vocations à la lumière principale de l’exhortation paulinienne aux Éphésiens. Paul nous y parle du combat de la foi.

« Pour finir, armez-vous de force dans le Seigneur, de sa force toute puissante. Revêtez l’armure de Dieu pour être en état de tenir face aux manœuvres du diable » (Ep 6,10-11).

Car il s’agit bien de « résister et de demeurer debout, ayant tout mis en œuvre. Debout donc ! » (Ep 6,13). La tonalité de cette lecture est tonique : elle invite à une action ferme et enracinée dans la foi. Elle nous conseille également de prendre les armes adéquates au type de combat à mener : la vérité pour ceinturon, la justice pour cuirasse, et comme chaussures aux pieds, le zèle pour annoncer l’Évangile de la paix. Avec le bouclier de la foi, le casque du salut et le glaive de l’Esprit qu’est la parole de Dieu, nous voici conviés à rencontrer les défis poses. Nous le ferons, non pas à partir de nous-mêmes, mais à partir de Dieu :

« Que l’Esprit suscite votre prière sous toutes ses formes, vos requêtes, en toutes circonstances ; employez vos veilles à une infatigable intercession pour tous les saints » (v. 18).

Entrer dans le combat spirituel, c’est vivre ni plus ni moins que l’Évangile et éprouver l’élan créateur de Dieu lui-même. « La nuit est avancée, le jour est tout proche. Rejetons donc les œuvres des ténèbres et revêtons les armes de lumière » (Rm 13,12). La prière est nécessaire : elle nous permet de durer dans la demande, dans la recherche des moyens adéquats, dans l’écoute des chemins que Dieu ouvre. L’humilité devant la tâche à accomplir nous pousse à ne pas chercher des solutions individualistes, mais à situer la promotion et l’accueil des vocations dans le Corps ecclésial. En respectant les forts et les faibles à l’intérieur de l’Église particulièrement, nous éprouverons que Dieu bénit tous ses enfants. Cette bénédiction sera féconde à la mesure du dessein de Dieu lui-même. Les apparentes stérilités ne trouveront leur signification ultime qu’à la lumière d’une Église abandonnée à son Seigneur, et faisant vraiment sa volonté. S’il y a des membres du corps qui ne portent plus les fruits attendus, la vigne elle-même en portera pour tous, en union avec ses membres souffrants, et tous pourront se réjouir. Ce regard sur les hommes et les institutions elles-mêmes ne peut venir que de Dieu lui-même pour nous laisser en paix. Osons affronter des enjeux nouveaux dans ce domaine. Comment croire qu’il y ait une malédiction divine attachée à certaines congrégations anciennes et une bénédiction qui repose uniquement sur ce qui est neuf et qui surgit dans la beauté de sa jeunesse ? C’est le même Esprit qui travaille dans le Corps de l’Église : c’est lui qui sanctifie, qui vivifie, qui renouvelle, qui manifeste la bonté et la prodigalité divine en ses œuvres et en ses dons. Là où l’Esprit travaille, d’autres esprits ont coutume de se manifester et d’éprouver les baptisés. Tout le combat spirituel ne se résout pas dans une intimité personnelle : le discernement doit s’opérer aussi sur les institutions anciennes et nouvelles. L’Église comme corps est appelée à prendre le temps d’éprouver les fruits durables de l’Esprit. La fécondité spirituelle est au prix d’une véritable communion de cœur et d’esprit. Ce n’est qu’à ce prix que du neuf pourra surgir de l’ancien et que l’ancien pourra voir le neuf surgissant de la fécondité même de Dieu.

La perspective du combat spirituel situe les difficultés actuelles dans l’épreuve même du Christ : sa parole n’est pas reçue, son peuple le rejette, ses disciples l’abandonnent. Le disciple n’est pas au-dessus du Maître : contradictions, refus, impuissances seront son lot. Pourquoi s’en étonner, s’en offusquer ou se décourager ? Que les disciples soient moins nombreux et que le poids du fardeau nous apparaisse pesant au fil des jours, que la moisson apparaisse pauvre ou trop abondante pour le peu d’ouvriers, ne doit pas briser l’élan de ceux et de celles qui sèment gratuitement de toutes leurs forces et leur courage. Au contraire, l’Esprit pousse à de nouvelles initiatives. Il ouvre l’esprit et le cœur des baptisés à un abandon plus radical à la volonté de Dieu exprimée dans l’histoire. La responsabilité de chacun est ainsi mise en lumière. Quelles que soient les apparences, il nous est demandé de durer dans la prière, de donner ce qui a été promis, de confier sans fin les champs de blés au Maître de la Moisson. Mener le bon combat, poursuivre la route, c’est plonger dans une confiance renouvelée : Dieu prend soin de son peuple. Il ne l’abandonne pas.

Pour le dire à la manière du Cardinal Danneels, « nous sommes donc acculés à adhérer, à nous attacher, à coller à la Parole de Dieu sans aucune garantie, aucun point d’appui, exactement comme Pierre qui marche sur la mer. Nous n’avons que cette parole : ‘Jette ton filet’, rien de plus. La parole de Jésus n’est appuyée par aucune enquête, aucune statistique, aucune extrapolation : il n’y a que peu de signes avant-coureurs - ce qui ne veut pas dire que ça ne peut pas changer, mais ça c’est autre chose. Nous sommes acculés à croire et à espérer, à nous attacher entièrement à la nue Parole de Dieu, aux sacrements, à l’Esprit Saint, à la seule barque qui peut nous sauver des eaux, l’Église ».

Cette perspective du combat spirituel ne laisse donc pas indifférents ni passifs. Elle plonge chacun dans le réalisme de l’histoire d’aujourd’hui qui est une parabole de celle de demain. Dieu est à l’œuvre en cet âge, encore. Ces temps sont toujours les derniers. Le temps nous presse ainsi de mener le bon combat jusqu’au bout. Avec sa grâce et nos faibles forces. Mais le Christ peut beaucoup avec deux pains et cinq poissons. Il a nourri des foules. Il le fait et le fera encore.

Communauté della Strada
22, rue Debuck
B-1040 Bruxelles, Belgique

[1Nous pensons particulièrement au Congrès international sur « les Vocations au Sacerdoce et à la Vie Consacrée en Europe » (Rome, 5 au 19 mai 1997).

[2Parler du mariage pour aborder la question de la vie consacrée n’est pas un détour. Plusieurs auteurs contemporains insistent sur cet éclairage mutuel que peuvent s’apporter ces deux vocations. L’Écriture et la tradition spirituelle confirment cette intuition que « l’on ne peut parler de la virginité ou du célibat sans une continuelle référence au mariage ». R. Cantalamessa, La virginité, Éd. du Lion de Juda, 1990, p. 6).

[3G. Danneels, « Le temps de l’Exil est celui de la tendresse de Dieu », Conférence donnée en 1996 à Lourdes durant la session regroupant les principaux responsables des services de vocations en France (cf. supra, pp. 15-27).

[4La lecture de Pastores dabo vobis et de Vita consecrata est éclairante pour notre question.

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