Attendus de toujours pour la vie religieuse d’aujourd’hui
Benoît Carniaux, o.praem.
N°1998-1-2 • Janvier 1998
| P. 82-88 |
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Selon l’exhortation apostolique Vita Consecrata (26), « il est particulièrement opportun aujourd’hui d’attirer l’attention sur la dimension eschatologique de la vie consacrée ». C’est un fait que cette dimension eschatologique est aujourd’hui une tache aveugle dans la pensée commune.
Les années soixante, et ce qu’on appelle aujourd’hui à tort ou à raison « l’esprit du concile », étaient marquées par un millénarisme fort présent. Il suffit d’évoquer le ton résolument optimiste de la constitution pastorale Gaudium et Spes, que quelques nuances rajoutées à la dernière minute n’ont pu entamer.
Cet optimisme a animé bien des religieux aux intentions louables, mais qui se sont trouvés désemparés devant la crise des années septante et l’indifférence grandissante, voire la critique, à leur égard. Cela a été une cause importante des nombreux départs enregistrés durant cette période. Parmi ceux qui sont restés, une scission a pu se dessiner explicitement ou implicitement dans la manière d’envisager le prophétisme : soit une lutte interne à l’égard de l’Église considérée comme « en retard » sur les acquis de la modernité ; soit, à l’inverse, une sorte de repli sur soi dans une marche à contre-courant pour défendre des valeurs qualifiées de « prophétiques » et « d’interpellantes » pour le monde contemporain, que l’on suppose appelé tôt ou tard à se libérer de ses erreurs pour trouver la vérité dans le Christ.
Ces deux attitudes sont évidemment dépendantes de deux conceptions différentes de la fin de l’histoire.
Dans la première manière de voir, il y a une continuité certaine entre l’état présent du monde et la perspective de son achèvement, au point que parfois l’engagement de la foi risque de se diluer dans la fuite en avant du progrès.
Dans la seconde vision des choses, il y a une rupture certaine entre le monde présent et le monde nouveau encore à venir au point que parfois le passé se présente comme le seul et unique refuge.
Ces deux courants présents dans la vie religieuse se retrouvent également chez les jeunes. D’un point de vue sociologique, d’abord, on trouve chez ceux-ci la recherche d’une « fraternité mondiale » catalysée par l’espérance que le « monde » change, mais sans qu’on ait à le quitter ni à trop s’en détacher. Le succès des JMJ s’explique en partie de cette manière. Par ailleurs, il peut y avoir chez certains ou chez tous, à l’un ou l’autre moment, un désir de retrait du monde et même parfois de rejet du monde qui tend à considérer l’Église comme le Royaume de Dieu déjà achevé.
Il est important de ne pas figer ce tableau, car il est extrêmement mouvant. C’est pourquoi les ordres ou congrégations qui tableraient seulement sur l’ouverture des jeunes au monde, ou au contraire - et c’est le cas le plus fréquent aujourd’hui - sur la nostalgie d’un style de vie et de liturgie passéiste et un apostolat de « résistance », ou encore ceux qui investiraient dans le « cocooning communautaire » risquent de regretter cette attitude à moyen terme. Du fait de l’atomisation sociale et des évolutions rapides, il faut renoncer à typer le jeune d’aujourd’hui et surtout à figer son image à l’intérieur de nos vieux débats. Chrétien oui, certes, mais du monde et de son temps, aussi. Alors, simplement humain ? Non, car il cherche toujours « quelque chose de plus ».
Ces deux dynamiques s’entrecroisent aujourd’hui plus que jamais dans la jeunesse, et une même personne peut se sentir plus ou moins en consonance avec l’une ou l’autre selon les stades de son évolution personnelle. Pour cette raison, on ne peut sans imprudence considérer les jeunes récemment entrés dans la vie religieuse comme un « échantillon représentatif » de la jeunesse contemporaine. Nous ne pouvons prédire non plus comment les jeunes qui sont dans la vie religieuse et ceux qui sont au dehors auront évolué d’ici dix ans.
Il faut donc renoncer à vouloir accueillir des jeunes prétendument « équilibrés » au regard d’un antique « cahier des charges » somme toute assez partial et dépassé. Peu d’entre eux étant prêts à enfiler un habit et des règlements communs (même s’ils croient pouvoir le faire), on sera de plus en plus souvent appelé à faire du « sur mesure.
Par ailleurs, aujourd’hui une bonne part des valeurs dites chrétiennes ont été explicitement récupérées par la « sécularisation ». Or, si des non-chrétiens s’exposent ainsi d’une manière implicite au dynamisme de la grâce, le sens chrétien et la racine chrétienne de toute réalité sociale montante ne pourront désormais apparaître que lorsque celle-ci sera présente complètement et en mesure d’être interprétée et discernée. L’engagement chrétien en général ne pourra simplement rester défensif ou alternatif par rapport au reste de la société. Bien sûr, cette difficulté à savoir en quoi consiste la caractère chrétien d’une action sociale de progrès ne conduit pas à affirmer l’inexistence de ce caractère. Mais celui-ci ne pourra être dégagé qu’ a posteriori, en raison de la primauté de l’initiative divine dans l’histoire. Il existe certes une tâche spécifiquement chrétienne dans la construction du monde, imprégnée de foi, d’espérance et de charité. Cependant cette tâche n’est pas d’abord projet humain, mais fruit de la grâce qui ne peut être discerné, intuitionné, qu’au jour le jour dans une fidèle écoute de l’Esprit Saint et évalué au fur et à mesure de sa réalisation effective.
La dialectique entre l’ordre établi en un moment donné de l’histoire et ce qui le transcende toujours est ainsi indénouable car c’est là que se manifeste, dans une présence silencieuse, l’avenir absolu de Dieu qui est au delà de tout projet humain, même pénétré d’Évangile. Au lieu de miser sur une représentation de l’avenir eschatologique du monde en accord ou en rupture avec son état présent, il faudrait donc que la vie religieuse mise sur son irreprésentabilité : aucun âge particulier, présent, passé ou à venir ne peut être le modèle du Royaume, alors que paradoxalement celui-ci fera apparaître toute l’histoire de chaque individu sous sa forme glorifiée.
Si, acquiesçant aux principes ci-dessus évoqués, nous sommes d’accord pour affirmer que le caractère eschatologique de la vie religieuse réside aujourd’hui dans son ouverture radicale à l’inconnu de la promesse divine, alors les ordres et congrégrations doivent considérer une série de requêtes qui leur sont adressées par les circonstances actuelles et qui rejoignent certaines aspirations présentes dans la jeunesse :
- Saisir l’individualisme ambiant comme une chance, et en profiter pour faire le passage d’une pastorale de la mission à une pastorale de la vocation. La vocation n’est pas réalisée et déterminée une fois pour toute, le noviciat terminé ou lors de la profession perpétuelle. Elle ne fait au contraire que commencer à prendre forme. Laisser constamment l’appel divin individuel précéder la mission (éventuellement communautaire) durant toute la vie religieuse n’est pas de petite importance dans la manière de considérer les œuvres d’un Institut. On devrait alors insister bien davantage sur une attitude de disponibilité plutôt que de générosité, attitude qui veut recevoir sa fécondité d’un Ailleurs, sans rechercher l’efficacité à tout prix. Les œuvres apostoliques seraient alors considérées comme une grâce de Dieu, source de guérison personnelle et communautaire, distillée par lui au jour le jour, et non comme un « sacrifice » de l’homme planifié dès son point de départ. Un tel changement d’attitude ne peut évidemment avoir lieu que dans le cadre plus large d’une réorientation ecclésiale vers une pneumatologie et une théologie de la communion encore à venir mais relevant en tout cas du registre expérimental plutôt que mental.
- Passer de la communauté au communautaire. Une tendance à l’institutionnalisation outrancière a parfois conduit à une absolutisation indue de la communauté et des devoirs qui lui seraient dû. Ce paravent de « la communauté » cache souvent des options, des affects, des nostalgies ou des intérêts individuels bien établis mais pas toujours communément partagés ni en phase avec les besoins réels. L’adjectif « communautaire » indique une relativité des structures de vie commune. La communauté ne peut être un absolu, elle est relative aux personnes, c’est-à-dire à Dieu, aux membres qui la composent, mais aussi, et il convient d’y insister, aux autres états de vie. Cette relativité implique une souplesse et un caractère mouvant qui requièrent, dans un apparent paradoxe, une autorité forte et un « dégraissage » du « style parlementaire » avec son cortège habituel de procédures et de dithyrambes. Les charges et fonctions dans les communautés religieuses deviennent trop fréquemment les fiefs inexpugnables de contre-pouvoirs personnels qui anémient le dynamisme apostolique et découragent les initiatives. Il conviendrait donc de privilégier d’abord les rapports individuels entre chaque religieux et le supérieur, avant les rapports institutionnels, tels que les chapitres : ces derniers sont plus utiles pour les évaluations et pour la gestion du temporel que pour des prises de décision en relation avec les personnes et l’apostolat. Semblablement, une vie communautaire authentique, enracinée dans le partage du vécu spirituel, permettrait d’éviter les recours intempestifs au directeur de conscience, par l’abandon d’une certaine fausse pudeur et l’acceptation de la vie et de son principe de réalité comme premier lieu du discernement. Un tel mode de fonctionnement ne pourra bien évidemment être efficace que dans la mesure où il est acquis que la charge du supériorat ne change guère le vœu d’obéissance de celui ou celle qui en est investi. La double obéissance du religieux envers l’Esprit Saint qui parle à travers sa conscience et son supérieur n’est viable que grâce à l’obéissance, double elle aussi, du supérieur envers l’Esprit Saint qui parle autant à sa conscience qu’à celle du religieux qui est devant lui. Le rapport d’obéissance n’existe pas en vue d’une subordination pure et simple. Le rôle de l’autorité (auctoritas : qui fait augmenter) est de faire croître la communion, en encourageant toujours comme son indispensable prérequis la recherche individuelle de la volonté divine. Dans ce but, l’autorité doit toujours avoir comme idéal (inatteignable ici-bas) sa propre disparition, de sorte que « l’esprit d’obéissance » cède la place à « l’obéissance à l’Esprit ».
- C’est ici qu’intervient un aspect humainement des plus délicats : la vie religieuse doit pouvoir devenir une école d’abnégation plutôt que de renoncement. Le mot renoncement provoque des échos douloureux chez beaucoup de jeunes comme chez les plus anciens : il évoque un épanouissement flétri par une volonté propre brimée. Les jeunes d’aujourd’hui sont plutôt habitués à choisir qu’à subir : le renoncement est pour eux quelque chose de purement négatif et il faut avouer qu’un courant spirituel, toujours reviviscent au sein de la vie religieuse, ne les encourage guère à changer d’avis. Un modèle de vie religieuse basé sur le sacrifice de la croix, mais oublieux de la résurrection comme réalité déjà advenue ne peut conduire qu’à un néo-jansénisme. Une des tâches actuelles de la vie religieuse devrait être l’approfondissement vécu et réfléchi d’une abnégation qui consisterait non à choisir entre le bien et le mal, mais à sacrifier un bien pour un autre bien. Condition d’un épanouissement spirituel profond et durable, l’abnégation devrait être un objet de nos préoccupations théoriques et pratiques. Ce ne sera possible que moyennant le dépassement de certains conflits de génération, spécialement cette sorte de jalousie d’une partie des anciens à l’égard des plus jeunes qui jouissent maintenant d’avantages et de libertés inaccessibles aux religieux il y a vingt ou trente ans. Dans un même ordre d’idée, il conviendrait d’examiner toutes les implications morales, psychologiques et spirituelles d’un changement de point de vue sur les conseils évangéliques, qui considérerait résolument ceux-ci comme des dons libérateurs, plutôt que comme un programme de renoncement. On entend trop souvent des jeunes déjà entrés en contact avec la vie religieuse considérer le vœu de chasteté comme une inhibition vis-à-vis de l’autre, le vœu de pauvreté comme une forme d’avarice et le vœu d’obéissance comme une incitation à l’irresponsabilité. Ces considérations ont beau certainement s’enraciner dans une peur irréfléchie vis-à-vis d’un engagement qui remet en question, il ne nous est cependant pas permis d’ignorer la part de vérité qu’elles comportent. Peut-être que là aussi une représentation erronée et abusive du « Royaume à venir » - individualiste et qui ne tient pas compte du salut comme destiné àtoute la création - doit être remise en cause.
- Prendre distance avec certaine conception théologique et spirituelle envisageant le rapport de l’Église au monde comme nécessairement conflictuel. Le monde est certes ambivalent, mais n’en est pas moins travaillé par la grâce. Dès lors, il est dangereux d’opposer une Église supposée être « détentrice définitive de toute la vérité » à un monde « tout juste bon pour subir l’exorcisme ». Il est préférable et prophétique pour le chrétien - a fortiori pour le religieux - d’opter en faveur d’une dialectique du passage de l’homme ancien qui croit posséder la vérité à l’homme nouveau qui toujours plus se laisse posséder par elle. Une telle option, sans céder au relativisme, permettrait de sortir de la lutte ruineuse entre tradition et progrès et de favoriser le dialogue entre croyants et non-croyants. Cela est de grande importance évidemment aussi pour le dialogue avec les jeunes.
- Un autre aspect important pour le renouveau de la vie religieuse, est la question du lien entre la vie spirituelle et la liturgie qu’elle met en œuvre. De ce point de vue, on peut constater une certaine ligne de fracture dans le monde des religieux. Chez les Ordres fondés au Moyen âge, la liturgie est prépondérante, au contraire, avec la Renaissance et la Contre-réforme, la prière personnelle et la contemplation dans l’action prennent la première place. Ces deux aspects de la vie spirituelle gagneraient à faire alliance pour se féconder l’un l’autre. C’est loin d’être réalisé. Une liturgie solennelle et purement hiérarchique peut sombrer dans la tentation illusoire et pharisienne de représenter un absolu qui n’aurait rien à voir avec la vie concrète. Une prière mentale trop exclusivement individuelle risque à son tour d absolutiser cette même vie concrète et d’aboutir à l’égocentrisme spirituel. Une analyse anthropologique approfondie pourrait faire apparaître la liturgie comme étant de manière prévalente le lieu de l’ordre et du rapport de l’objectif au subjectif, face à la contemplation dans l’action, plutôt lieu de l’intuition et du passage de la subjectivité vers l’objectivité. Or il est assez paradoxal aujourd’hui de voir s’installer dans l’Église une certaine anarchie dans le culte liturgique, qui va de pair avec une rationalisation croissante de la pastorale. Ces problèmes épineux qui concernent tous les chrétiens et sont autant de freins pour l’apostolat des religieux pourraient peut-être trouver une issue à travers une mise à l’écoute des plus jeunes, dont les repères en ce domaine sont soumis à un brassage culturel ambigu mais cependant prometteur.
- Enfin la vie religieuse ne pourra se sauver qu’avec les autres états de vie : clercs et laïcs. Il lui faut renoncer à vouloir englober tous les genres de vie. Ce danger n’est nullement fictif, lorsqu’on voit certains ordres à vocation cléricale évoluer vers un recrutement majoritairement laïc, la dérive monastique de certaines formes de vie canoniale ou lorsque d’autres encore abondent dans le sens d’une consécration religieuse de gens mariés. La tentation sectaire et messianique n’est pas toujours éloignée de tels glissements et un discernement s’impose à leur égard. Un approfondissement de la spiritualité et de la consécration baptismale, commune à tous, se révélera ici très fructueux. Il n’y aura d’avenir pour la vie religieuse que dans le respect de l’identité des autres états de vie et la collaboration avec eux, en particulier avec les personnes mariées qui représentent le déjà là de l’amour dont elle est appelée à vivre toujours plus encore.
Abbaye Notre-Dame de Leffe
B-5500 DINANT, Belgique