Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Une vie livrée

André de Jaer, s.j.

N°1982-3 Mai 1982

| P. 181-186 |

L’auteur a eu l’occasion de vivre pendant deux mois avec les communautés de l’Arche en Inde. Il relate ce qu’il y a rencontré. Mais aussi, il réfléchit à la signification de ces petits foyers perdus dans l’immensité du sous-continent indien. N’y découvre-t-on pas une prophétie en acte, propre à stimuler bien des renouvellements ?

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L’occasion m’a été donnée de vivre pendant deux mois avec les foyers de l’Arche en Inde. J’avais été invité à passer dans les quatre communautés et à donner une retraite aux « assistants » qui le souhaitaient. Au terme de ces rencontres, je voudrais essayer de réfléchir un peu au sens et à la portée de ces petits foyers perdus dans l’immensité du continent indien. Il me semble qu’il y a là un nouveau type de « vie évangélique » en train de naître et de prendre corps, très fragile encore, mais aussi plein d’espérance. A condition que cette plante soit aidée à prendre racine. Une vie évangélique qui répond à un ensemble de défis propres à notre temps. Et les intuitions qui portent et animent les foyers rejoignent en profondeur les appels de vies consacrées plus traditionnelles ou classiques, en leur donnant un élan nouveau.

Les communautés de l’Arche en Inde sont « bâties » de la même manière qu’en Occident : des foyers d’une quinzaine de personnes environ, composés pour moitié de personnes handicapées mentales et pour moitié de celles qui ressentent un appel à partager leur vie. Ces foyers sont inspirés par l’Évangile et les Béatitudes, leurs membres sont tous engagés dans la même communauté et vivent la même espérance, même s’ils n’ont pas tous la même foi.

Créer de pareils foyers comporte un ensemble de défis qui sont redoublés lorsqu’il s’agit de l’Inde. Et il m’a paru que les communautés de l’Inde mettaient en pleine lumière, par leur fragilité même, ce qui fait le cœur d’une communauté de l’Arche. C’en est un peu une épure, une radioscopie ; tout l’accessoire tombe, et l’essentiel, l’ossature, est mis à nu : les défis multiples, la beauté simple, la fragilité extrême, les racines profondes.

Ces communautés vivent très proches du peuple indien, qu’elles soient enfouies dans le petit village paisible et primitif de Nandi Bazaar (Kerala) ou au cœur de la grande ville de Calcutta avec son bruit, sa violence, sa misère, mais aussi la beauté profonde de tant de visages de détresse, ou encore dans la banlieue de Madras et de Bangalore.

En demeurant quelque temps dans chaque foyer, j’ai mieux réalisé la rudesse et l’exigence d’une telle vie, cachées sous la joie de l’accueil et la simplicité des relations. Je pense qu’il faut passer à travers ce sentiment de dureté et de folie pour en rejoindre la vraie beauté, la douce violence des Béatitudes.

Une folie humaine

Car, humainement, quelle folie que cet enfouissement dans un petit village ou au cœur d’une grande ville indienne, avec quelques personnes handicapées mentales. Quelle folie pour ceux et celles qui pourraient faire tant de choses apparemment plus « utiles » et mieux « réaliser » leurs talents. Et en même temps, quel luxe apparent, comme je l’ai entendu dire plusieurs fois, que d’être si nombreux comme assistants pour de si petites communautés.

À chaque arrivée dans un foyer, après l’euphorie de l’accueil, il y avait en moi comme une résistance vitale, existentielle, à cet enfouissement. Crainte de l’inconnu ? Insécurité ? Sentiment de non-sens ? Quelle folie que d’être ici. Et la tentation montait en moi de fuir dans une maison religieuse proche, plus sûre, plus confortable, mieux située dans des quartiers moins exposés. Quelle folie aussi que d’aider ou de confirmer ces jeunes qui viennent ici. En ai-je même le droit ? Il fallait d’abord consentir pour moi-même et accepter pleinement d’être enfoui en ce lieu, entrer dans ce style de vie et cette culture tout autre. Et cela jusque dans les simples détails de la vie quotidienne. Car il s’agissait de tout réapprendre : manger, dormir, parler, me laver, marcher, m’habiller, prier, saluer, etc. Habiter cette insécurité sans cesse latente, dans un pays inconnu, des langues inconnues, un inconfort permanent, un climat débilitant, une nourriture et une hygiène rudimentaires, des maladies inattendues et des soins plutôt aléatoires. Des gens accueillants ou méfiants, bienveillants ou indifférents. Et cela, dans des foules partout présentes : dans la rue, le train, le bus, le tram, en ville ou dans la campagne, et jusque chez soi. Il y a très peu d’intimité possible : chacun est chez lui chez tous. Insécurité aussi à l’intérieur de la communauté, avec les réactions imprévisibles des personnes – violence, peur, tendresse, agressivité – et l’incertitude quant à la persévérance d’une certaine partie des assistants, courageux mais aussi fragiles de santé physique et psychique. Et l’arrivée ou le départ d’une personne, d’un assistant, change le visage de la communauté, demande de repartir à neuf. Ajoutez à cela le peu de soutien humain et spirituel ainsi que les horizons culturels, raciaux et religieux différents. Il faut évoquer aussi la dépendance de « governing bodies », conseils d’administration, qui sont garants de leur présence dans le pays et ont le pouvoir dernier, tant au niveau financier qu’à celui de l’orientation à donner. Certes, ces orientations doivent être prises dans l’esprit de la charte des communautés. Mais la distance peut se creuser et la compréhension devenir difficile entre des hommes d’affaires, médecins, ingénieurs, ecclésiastiques, et des membres de communautés qui sont sur le terrain. La même chose se vérifie d’ailleurs dans nos pays. Encore une fois, tout cela paraît déraisonnable, une folie.

Le cœur de leur vie

Et cependant, ces communautés vivent. Elles sont accueillantes et joyeuses. Les personnes qui y habitent sont heureuses et grandissent, avec bien sûr des tensions et des crises normales. Ceux et celles qui vivent avec elles mûrissent en humanité, en douceur et en force paisible, en confiance étonnante dans le don qui sera fait pour chaque jour, en espérance parfois contre toute espérance.

Il y a un secret dans ces communautés, qui donne la clef, me paraît-il, de cette vie livrée joyeusement et à corps perdu pour les plus petits de leurs frères. Ce secret, je l’ai pressenti le premier soir de mon arrivée dans le petit village de Nandi Bazaar, vingt-quatre heures après mon départ de Bruxelles. J’étais arrivé à la nuit tombante dans cette « maison » perdue parmi les cocotiers, propre mais sans portes ni fenêtres, se contentant d’un toit de chaume et d’un pavement en ciment bien lisse, qui permet de marcher pieds nus sans trop de mal. Pas d’électricité, bien sûr. Le repas pris en cercle assis par terre et le riz que l’on mange avec les doigts de la main droite, selon un rite bien précis ; les conversations qui fusaient bon train, mais en malalayan et cela dans une demi-obscurité éclairée par une lampe-tempête ; la prière commune avec les chants hindous, musulmans, chrétiens, aux résonances orientales un peu mystérieuses, et les longs moments de silence paisible dans la nuit ; ensuite, dans la même salle, les nattes déroulées et chacun partant à la recherche d’un espace vital pour s’étendre et passer la nuit : tout cela m’avait été un premier choc de dépaysement complet. C’est alors que Chris, la responsable et l’unique occidentale du foyer, m’a demandé si je désirais célébrer l’Eucharistie. Il y avait toute proche une hutte de prière. Et nous avons célébré l’Eucharistie à l’indienne, dans la nuit où le silence n’était interrompu que par le hurlement des chacals. Chris m’a dit combien elle avait besoin de se nourrir de l’Eucharistie. C’est là qu’elle puise sa force, et elle souffre d’en être souvent privée. En chaque foyer, j’ai rencontré ainsi quelques personnes profondément enracinées dans le mystère de Jésus et de son Eucharistie. Quelques femmes, quelques hommes qui vivent du mystère du Christ livrant sa vie pour ses frères et habitant cette parole de l’Évangile : « ce que vous avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40). Pour eux, c’est là que grandit le corps du Christ, qu’advient le Royaume de Dieu. Ce sont ses racines cachées qui leur donnent de vivre, de lutter, de souffrir et de se réjouir avec ces exclus de la société, qu’ils ont bien souvent trouvés dans la rue ou été chercher dans des asiles psychiatriques n’ayant d’hôpitaux que le nom.

Dans une vie sans sécurité humaine, sans échappatoire, dans les situations exposées qui sont les leurs chaque jour, dans les risques qu’ils courent, ils sont acculés à aller jusqu’au bout d’eux-mêmes et à puiser dans leurs ressources profondes. Ils ne peuvent la vivre à la longue que dans l’abandon de chaque jour à l’amour de Jésus, qui les incite à accueillir la grâce du moment présent. Elle est le don du Ressuscité qui les fait sans cesse passer de la mort à la vie avec lui, qui meurt et ressuscite aujourd’hui encore dans les plus pauvres de ses frères. Ils entrent ainsi dans une vie d’espérance qui trouve son sens et sa joie dans l’attention à la croissance de chaque membre de la communauté, discernant et confirmant les personnes et leurs dons propres, y percevant la croissance mystérieuse du corps de Jésus. C’est à cette profondeur que la vie d’« Asha Niketan », « Maison de l’espérance », comme s’appellent ces foyers, trouve son sens ultime et que la lumière et la force sont données, dans la faiblesse, pour y durer. Chaque jour, lorsque nous célébrions l’Eucharistie, le matin ou le soir, dans un village ou au cœur de la ville, c’est cette vocation d’enfouissement avec Jésus au milieu des plus petits qui m’apparaissait : « Ceci est mon corps livré pour vous ».

Un chemin difficile et une réponse prophétique

Ce mystère de leur vie reste fragile à leurs propres yeux. Il y a dans cette vocation un renoncement à la culture humaine et même religieuse, qui leur donne peu de mots pour dire ce qui les habite. Et parfois, c’est dans une fidélité un peu aveugle aux liens déjà créés qu’ils « durent » à travers une profonde nuit. Et des questions, des doutes s’insinuent en eux sur le sens de leur présence, renforcés encore par l’incompréhension ou le soupçon environnants. Il importe alors de leur montrer toute la profondeur du mystère qu’ils sont appelés à vivre, s’ils en ont la vocation et font ce choix. Il importe de les confirmer, de les aider à lire le chemin que Jésus accomplit en eux et dans la communauté. Ils sont menés plus loin qu’ils ne pensaient. Et il ne faut pas leur cacher les défis qu’ils ont à relever et qu’ils ne pourront porter à la longue qu’à la lumière et dans la force de Jésus. Sinon, ils ne seront plus capables de lutter avec un cœur réconcilié. L’amertume ou le découragement risquent de les guetter. Nous entrons là dans toute la question difficile de la formation et de l’accompagnement humains et spirituels des « assistants », dont plusieurs n’ont pas encore fait de choix de vie définitif. Le souci des personnes handicapées ne peut à aucun prix les aliéner de l’attention qu’ils ont à porter et des décisions qu’ils ont à prendre au sujet de leur propre vie.

Car il ne faut pas se cacher que la tentation les guette de stagner, d’entrer dans une certaine routine, une torpeur facilitée encore par le climat accablant. Le sens de l’attention à la vie, de la célébration toute simple s’estompe : « J’ai le sentiment d’être enfermée dans une pièce sans issue », me disait l’une d’entre elles. Et c’est vrai qu’il n’y a qu’une seule issue ici : elle est pascale.

Quoi qu’il en soit de ces difficultés, bien normales, il reste que l’on perçoit dans ces communautés une qualité humaine et spirituelle peu commune. Une évangélisation du cœur s’y accomplit grâce à la vie avec le pauvre, et cela non dans la théorie, mais par les réalités les plus concrètes et les plus humbles de la vie quotidienne.

En vivant dans ces communautés pendant deux mois, j’ai eu le sentiment de donner corps de manière privilégiée à un certain nombre de facettes du mystère chrétien que la vie consacrée est invitée à mettre en œuvre, surtout depuis le dernier Concile. Et d’y percevoir aussi une réponse concrète et quelque peu prophétique aux appels de Jean-Paul II pour le respect et la dignité du plus pauvre des hommes, sauvé par le Christ et objet de la miséricorde du Père. Ces communautés secouent par là notre lenteur, notre torpeur occidentale de pays trop comblés. Leur projet est-il utopique, téméraire ? Il n’y a qu’une réponse à cela, me paraît-il, celle de Gamaliel à propos des premiers chrétiens, (Ac 5,38-39). Mais ils projettent une lumière crue sur une manière de vivre la vie évangélique. En voici un trait pour terminer.

Œcuménisme en acte

« Comment pouvez-vous vivre ensemble ? » C’est la question qui surgit lorsque l’on voit la composition d’une de ces communautés. Car en chacune d’elles il y a des hommes et des femmes, handicapés ou non, indiens avec quelques occidentaux, mariés ou vivant le célibat, universitaires ou illettrés, jeunes et plus âgés, chrétiens, hindous ou musulmans. Et la réponse est simple. « C’est parce que le plus petit, le plus fragile est au cœur de la communauté. Dès que nous oublions cela, les choses se gâtent. Celui qui nous garde ensemble et qui nous sauve, c’est le pauvre. » Lorsque le pauvre est au milieu, la vie est unifiée dans l’attention aux gestes élémentaires de la vie, la célébration des choses simples comme le repas, la prière, la détente commune, l’écoute mutuelle, le souci de la personne et de sa croissance. Il faut participer à la prière du matin et du soir où hindous, musulmans, chrétiens catholiques et protestants chantent tour à tour leur foi et leur espérance, pour pressentir la communion qui unit déjà et la distance qui sépare encore. L’œcuménisme des religions n’y est plus une théorie mais une réalité de chaque jour. Et le chrétien se trouve à sa vraie place, minoritaire et perdu au milieu de ses frères. Ce qui unit ici, c’est « le chemin de l’homme ». On peut se souvenir de la parole de Jean-Paul II : « la route de l’Église c’est la route de l’homme » (Le Rédempteur de l’homme, 14). Ici le chrétien est enfoui avec Jésus dans ce chemin. Il est l’Église qui va jusqu’au bout d’elle-même, qui « éclate », livrée à tout homme de bonne volonté.

rue du Collège Saint-Michel 60
B-1150 BRUXELLES, Belgique

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