Un message
Les participants au Troisième Congrès Bénédictin d’Asie
Vies Consacrées
N°1981-1 • Janvier 1981
| P. 44-47 |
« L’Asie est en train d’expérimenter de façon particulièrement aiguë le grave problème de la pauvreté qui affecte à divers degrés de larges secteurs de l’humanité dans le monde entier ». Réunis à Kandy, moines et moniales d’Asie se sont laissé interpeller par ce fait et se sont efforcés d’en dégager la leçon pour leur propre style de vie. Ce leur fut aussi l’occasion de nous adresser un message, qui nous aide à prendre conscience de notre responsabilité en ce domaine.
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Le quinzième centenaire de la naissance de saint Benoît a été l’occasion, pour les moniales et moines d’Asie, d’une nouvelle rencontre afin de poursuivre la recherche commune commencée à Bangkok en 1968 et continuée à Bangalore en 1973. Cette fois-ci, notre rencontre eut lieu à Kandy, la capitale montagneuse du Sri Lanka, près du monastère silvestrin de Monte Fano, du 16 au 24 août 1980. Près de 70 participants étaient venus de 28 monastères bénédictins et communautés cisterciennes de 12 différents pays d’Asie, d’Australie et de Nouvelle-Zélande. Nous avons eu la joie de saluer parmi nous de nouvelles fondations, mais nous fûmes aussi attristés par l’absence des frères de notre communauté du Cambodge, anéantie dans les remous de la guerre, et de nos frères et sœurs du Vietnam, qui poursuivent courageusement leur vie monastique dans des conditions difficiles, mais furent incapables de prendre part à notre rencontre. Heureusement, une sœur de Thu Duc (Vietnam), vivant actuellement à Tofo (Bénin), put y venir.
L’Asie est en train d’expérimenter de façon particulièrement aiguë le grave problème de pauvreté qui affecte à divers degrés de larges secteurs de l’humanité dans le monde entier. C’est pourquoi nous avons décidé de centrer notre réflexion durant cette rencontre sur la pauvreté.
Dès le tout début de notre réflexion, nous avons réalisé que « pauvreté » est un terme ambigu. Il y a une pauvreté négative et déshumanisante qui est la conséquence de l’exploitation et le fait de structures sociales coupables. C’est une malédiction affligeant un très haut pourcentage des gens parmi lesquels nous vivons, dans les pays d’Asie. Même dans celles de nos régions qui sont matériellement plus opulentes, il existe d’autres formes de pauvreté : le manque d’amour, de joie, d’affection familiale et d’idéal spirituel, choses que possèdent souvent ceux qui sont matériellement démunis. D’autre part, il y a la pauvreté évangélique positive, la béatitude que nous sommes appelés à vivre. Et nous avons douloureusement pris conscience du lien plus grand qui devrait exister entre notre vœu de pauvreté et la réalité concrète de la pauvreté extrême de notre peuple.
Notre pauvreté monastique doit, en tout premier lieu, être un détachement du cœur s’étendant aux biens matériels, aux biens sociaux ainsi qu’à notre propre « moi ». Sans pareille renonciation, enracinée dans l’amour de Dieu et conduisant à une suite totale et radicale du Christ, aucune vie de prière authentique n’est possible. Si une pareille pauvreté requiert une conversion personnelle incessante, nous sommes convaincus que, dans notre situation économique et sociale actuelle, elle requiert aussi une transformation et, par-dessus tout, une simplification de notre style de vie. Dans bien des cas, notre mode de vie monastique nous fournit des avantages matériels, intellectuels et sociaux dont nous n’aurions pas joui dans le monde, sans nous conduire au détachement du cœur. Au lieu de chercher une confirmation de notre style actuel de vie dans la Règle de saint Benoît, nous devons nous tourner vers la vision libératrice de la vie que présente la Règle, pour découvrir toutes ses possibilités d’adaptation.
La pauvreté n’a pas de valeur chrétienne si elle ne conduit pas au partage et à la solidarité avec les pauvres de ce monde, qui sont les amis privilégiés de Dieu. Dans le passé, nos communautés ont fait beaucoup pour les gens de leurs pays respectifs et elles continuent à faire beaucoup pour eux, spécialement dans le domaine de l’éducation. Nous considérons ces divers services comme toujours importants, bien que le temps puisse être venu, dans certains cas, de les transmettre à des laïcs compétents. Mais nous sommes conscients qu’en agissant de la sorte nous restons dans la partie privilégiée de notre société. Nous sommes convaincus que nous sommes appelés à l’adoption d’un style de vie plus proche de celui des pauvres du commun en nos pays. Ceux qui ressentent sincèrement un appel personnel à le faire dans de petites communautés rattachées à un groupe plus grand et « établi » devraient recevoir l’encouragement et le soutien de leurs frères, et spécialement de leurs supérieurs. De pareilles adaptations doivent toutefois être réalisées par amour et non en vertu d’une froide stratégie.
L’Abbé Primat et d’autres participants signalèrent le courage de certains moines et moniales qui, en différents endroits, se sont montrés capables de continuer leur vie monastique sous des régimes communistes, parce qu’ils ont accepté de vivre d’une manière très simple et de partager les travaux et les peines de leurs voisins. On rappela l’exemple d’un groupe de Sœurs qui ont pu continuer à vivre en communauté parce qu’elles avaient adopté ce type de solidarité avec les gens de leur village longtemps avant l’établissement du nouveau régime. Tous ces frères et sœurs vivent une vie bénédictine authentique, bien que sans beaucoup de structures monastiques traditionnelles. Faudra-t-il attendre une révolution politique pour que nous songions à nous inspirer de leur exemple ?
La misère de notre peuple n’est pas accidentelle, elle est l’œuvre des hommes. Elle est le fruit du péché, des structures sociales oppressives, de la corruption en certains pays et d’un ordre économique international injuste. Elle est, pour une large part, la conséquence du pillage des ressources naturelles du monde par une minorité qui ne cesse de s’enrichir alors que les pauvres le deviennent toujours davantage. Au moment où nous demandons à nos communautés asiatiques de se montrer critiques, lorsqu’il y a lieu, sur l’ordre existant et d’être les défenseurs des pauvres face à leurs oppresseurs de l’intérieur, nous voudrions aussi demander humblement à nos frères et sœurs des contrées riches de donner plus d’attention à la terrible responsabilité que leurs pays portent dans la pauvreté des nôtres et à la responsabilité qui leur incombe d’éveiller la conscience de leurs compatriotes.
Le cri du pauvre, nous l’entendons en tout premier lieu dans notre prière contemplative. En même temps, nous avons le devoir d’entreprendre une analyse sérieuse (et même scientifique) des divers mécanismes qui l’engendrent. Des organisations internationales valables (telles, par exemple, Amnesty International) devraient avoir notre appui et notre collaboration. Nos communautés en général, et les jeunes religieux en formation en particulier, devraient être mis en face de la doctrine récente de l’Église en ces matières, spécialement des diverses déclarations faites par Jean-Paul II dans ses voyages en Afrique et au Brésil.
Durant ces derniers siècles, une vague de matérialisme scientifique, d’hédonisme, d’athéisme théorique et pratique s’est répandue, à partir des pays chrétiens de l’Ouest, sur le reste de l’univers. Nous croyons que moines et moniales de toutes les parties du monde, Est et Ouest, Nord et Sud, ont la responsabilité de réintroduire dans chacune de nos sociétés, par une conversion de leurs cœurs et de leur style de vie, les valeurs de pauvreté évangélique réelle, de simplicité de vie, d’amour fraternel et de partage joyeux qui seuls peuvent arrêter le monde dans sa course au désastre total. Ce qu’on attend de nous tous, ce sont des paroles prophétiques et, par-dessus tout, des actions prophétiques.
La plupart de nos communautés d’Asie vivent à proximité du monachisme hindou ou bouddhiste, qui se trouve affronté au même défi. Et notre assemblée s’est tenue dans un pays où quatre grandes religions sont bien vivantes : le christianisme, l’hindouisme, le bouddhisme et l’Islam. L’Abbé Primat nous rappela aussi, dans son discours d’ouverture, que le Saint-Siège, après les rencontres de Bangkok et de Bangalore, demanda aux moines chrétiens de prendre la tête du dialogue entre l’Église et les moines non chrétiens. Un petit nombre de représentants de ces religions prirent part à nos délibérations et nous avons consacré une journée entière de nos échanges à nous laisser interpeller par leur compréhension de la pauvreté. Nous avons été frappés par la place très importante que le non-attachement joue dans l’hindouisme et le bouddhisme ainsi que par le concept musulman de la société comme famille de Dieu. Nous attendons certes la collaboration de nos frères et sœurs d’Occident qui ont engagé un dialogue semblable dans un autre contexte et nous leur souhaitons la bienvenue ; nous pensons toutefois que nos communautés d’Asie devraient être à l’avant-garde d’un tel mouvement.
L’une de nos plus intenses expériences de pauvreté consiste dans notre impuissance face aux souffrances de notre peuple. Mais cette rencontre a été pour nous l’occasion de devenir collectivement plus conscients de notre appel à être pauvres avec le Christ pauvre. Nous espérons trouver dans cette prise de conscience un désir plus profond de le suivre joyeusement dans une solidarité plus grande avec les pauvres de notre pays et du monde entier, ainsi qu’avec ceux (chrétiens ou non) qui pratiquent le détachement monastique. Puissions-nous, par cette voie, arriver avec l’ensemble de l’humanité à une compréhension plus profonde de l’amour de Dieu pour les hommes et à un engagement réel en faveur de nos compagnons d’humanité.
Les participants au troisième congrès bénédictin d’Asie