L’accompagnement spirituel aujourd’hui (II)
André Louf, o.c.s.o.
N°1981-1 • Janvier 1981
| P. 32-43 |
Une première partie avait été une approche biblique et psychologique de la relation d’accompagnement spirituel, qui éveille et transmet la vraie vie (Vie consacrée, 1980, 323-335). A. Louf décrit ici quelques fausses images de Dieu, qu’il nous faut démasquer. Il aide ensuite à discerner la recherche du vrai Dieu, qui suscite en l’homme la vie authentique et la pleine liberté. Enfin, il analyse la manière dont le guide spirituel met en œuvre des valeurs paternelles ou maternelles selon le don qui est le sien ; il importe d’en être conscient pour permettre la croissance du disciple vers sa pleine maturité dans le Christ.
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Deux idoles de l’accompagnement spirituel
Je voudrais relier ce que j’ai exposé dans la première partie de cet article à certains aspects plus concrets de notre expérience quotidienne du dialogue et de l’accompagnement spirituel. Je parlerais volontiers de deux idoles types que je rencontre souvent ; sans doute l’expérience de mes lecteurs rejoindra-t-elle la mienne.
La première de ces idoles, c’est le Dieu qui n’est pas encore le « maître intérieur » mais le « gendarme intérieur ». Il joue un très grand rôle dans la vie de la plupart d’entre nous. Et la seconde idole que nous avons souvent à combattre dans l’accompagnement spirituel, c’est un Dieu qui n’est encore qu’un reflet de notre propre image.
Le « gendarme intérieur »
Il est très important, je crois, de pouvoir débusquer ce gendarme intérieur. Je veux parler d’une réalité psychologique sur laquelle je ne m’étendrai pas parce que ce n’est pas ici le lieu de le faire et aussi parce que je ne me sens pas compétent en la matière. J’évoquerai simplement ce que nous avons déjà sans doute expérimenté dans le dialogue spirituel.
Dans l’autre qui se trouve en face de moi et en moi-même s’accomplit une sorte de cristallisation inconsciente de toutes les traces qu’a laissées en moi l’exercice de l’autorité à mon égard. Ce sont des échos d’ordres que j’ai reçus autrefois, de châtiments qui me furent imposés, de culpabilités dont j’ai été chargé. Ces éléments sont connexes à l’image de mon père mais aussi à celle des nombreuses personnes qui ont pris pour moi le relais de mon père. Tout ce qui, dans ma vie, me parle de vertu, de correction extérieure est souvent, et de toutes façons pratiquement, contrôlé de manière inconsciente par cette instance, par ce gendarme intérieur. Il interdit, il empêche, il fait échouer, il menace, il angoisse, il punit, il gifle, il éveille des sentiments de culpabilité ou de honte. Et je puis supposer comme une réalité très concrète le fait que l’homme qui me parle est, lui aussi, aux prises avec ce gendarme intérieur.
Le risque de la relation qui préside à l’accompagnement spirituel c’est que, à un moment donné et sans le savoir, l’accompagnateur fasse intervenir ce gendarme intérieur au heu d’éveiller le maître intérieur et, tout au fond, derrière la réalité psychologique que celui-ci représente, la conduite de l’Esprit Saint, qui est la source même de la liberté profonde du disciple. Au cœur de cet homme se livre un duel entre son gendarme intérieur, qui est destructeur de vie, et son maître intérieur, qui est finalement l’Esprit Saint, donateur de vie et source de liberté profonde. Si le guide spirituel en vient à s’identifier avec le gendarme intérieur qui est à l’œuvre au cœur de celui qu’il veut aider, son action ne peut pas être libératrice, elle sera au contraire paralysante. Il ne pourra pas transmettre la vie, même quand il essaiera de donner la liberté, quand il dira « Bravo ! C’est bien ! » ou « Ce n’est pas mal ! » : par de telles paroles il s’identifie avec le gendarme intérieur et ne pourra pas donner la vraie liberté, car il ne cesse pas de moraliser : « Ceci est permis... cela est défendu... fais ceci... ne fais pas cela ! »
Prenons un cas particulièrement aigu, que chacun de nous rencontre tôt ou tard, celui du scrupuleux. Le scrupuleux typique est un homme qui se trouve tout entier soumis à la contrainte de son gendarme intérieur. C’est un cas frappant où le gendarme intérieur est tellement puissant qu’il paralyse totalement le sujet en lui répétant sans trêve : « Tu es coupable... tu ne peux pas faire cela... tu dois faire ceci ou cela ». J’ai acquis la conviction qu’il est impossible d’aider vraiment un scrupuleux en essayant d’endormir ses scrupules, en lui répétant : « Tu n’as pas voulu faire cela en pleine liberté... ce n’est pas un péché... tu n’étais pas totalement libre ». En parlant ainsi, je me mets à la place du gendarme intérieur, je prends sa relève. Aussi longtemps que je m’identifie avec lui et non avec la source de liberté présente au cœur de cet homme, je ne peux pas l’aider. Sans doute, au lieu de condamner, ai-je recours à un langage de liberté, mais l’effet est de courte durée. Tout à l’heure, quand je serai absent ou à bout de paroles, l’autre resurgira. Le repos que j’aurai donné prendra fin, le bourreau intérieur aura tôt fait de reprendre le dessus et tout recommencera. Que faire en pareil cas ?
Je vais m’exprimer d’une manière qui pourra sembler brutale : il faut lui tordre le cou ! C’est la seule manière d’aider véritablement. Qu’est-ce que cela suppose ? Le cas du scrupuleux est un cas aigu mais la situation, dans ses traits essentiels, se présente bien souvent dans la vie monastique.
Cela suppose d’abord que l’on connaisse l’art de « gagner les âmes » (aptus ad lucrandas animas, R B 58, 6) : la relation entre le guide et le sujet est tellement chargée d’affectivité et de confiance qu’elle l’emporte finalement sur l’action du gendarme intérieur, qui est lui-même le terme de l’un des liens affectifs les plus forts qui soient, mais il s’agit là d’un lien dont l’autre souffre, étouffé. Voilà la première condition. Ensuite, il faut qu’il y ait entre moi-même et le gendarme inconscient (non pas l’homme lui-même à la source de sa liberté) un affrontement : je dois l’attaquer, lui porter le coup de grâce. En termes négatifs, cela veut dire que je ne puis jamais jouer son jeu, reprendre sa tâche, user de son vocabulaire, mettre à profit son dynamisme, que je ne puis éveiller aucun sentiment de culpabilité, aucune angoisse, ni brandir aucun châtiment ni davantage prodiguer de « bonnes paroles » qui endorment ; aussi longtemps que je tiens la place du gendarme, cela ne sert de rien. Et puis, finalement, il faut lui tordre le cou. Qu’est-ce à dire ? C’est impossible à décrire, cela doit s’expérimenter. Je crois que c’est là un moment d’une très grande importance, lié à la vie que je porte en moi et en laquelle j’ai à croire. C’est l’affirmation et la libération de tout ce qui se cache de vie positive au cœur même du scrupule, au cœur même du mal. Le mal est un bien déformé. Quand la déformation est redressée, le mal a disparu et la vie peut jaillir à nouveau. La possibilité de donner ce coup de grâce n’est donnée que par la force divine, c’est l’œuvre de la parole de Dieu, de l’Esprit de Dieu, de la miséricorde de Dieu.
Ceci nous fait aboutir à l’authentique penthos. Rien n’est aussi libérateur, aussi constructif que le vrai repentir qui n’a plus rien de commun avec les sentiments de culpabilité éveillés par le gendarme intérieur : c’est le vrai repentir accueilli dans l’amour et la gratitude avec toute notre faiblesse et tout notre péché. Aussi les larmes de repentir sont-elles des larmes de renaissance et de pleine naissance. Je puis exister dans l’amour de Dieu avec ma faiblesse et c’est dans cette faiblesse que la force de Dieu se manifeste. Aussitôt le gendarme intérieur maîtrisé – ce n’est pas l’affaire d’un instant ou d’un entretien, mais de toute une vie –, le guide, ou mieux encore l’Esprit Saint prend les commandes. Nous sommes ici à la source de la vraie conscience chrétienne. Ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu sont enfants de Dieu (Rm 8,14).
Le Dieu reflet de mon image
La seconde idole, c’est mon image réfléchie comme dans un miroir, le Dieu créé à mon image et à ma ressemblance. Ce n’est pas moi qui suis fait à l’image et à la ressemblance de Dieu, c’est l’inverse : je crée une image idéalisée de moi-même. Le professeur Vergote a repris ce thème à Lacan. Celui-ci a introduit la notion de l’image dans la psychologie moderne : il la décrit en détail en remontant aux premières expériences de l’enfant qui aperçoit son image dans un miroir et qui entre en contact avec sa propre image réfléchie.
C’est le problème de Narcisse qu s’éprend de sa propre image, plus belle que la réalité. Cette image peut devenir une idole, et c’est souvent le cas. C’est un idéal spirituel et humain placé à une grande hauteur. Je voudrais devenir ce que je ne suis pas et je refuse d’être l’homme réel que je suis. En tout ce que je fais ou ne fais pas, je coule un regard de biais vers l’image réfléchie de moi-même dont, inconsciemment, j’ai fait mon Dieu.
Je songe ici à l’apophtegme d’Antoine : « Tant que je sais que je prie, je ne prie pas encore ». Tant que je lance un regard vers le miroir, je ne prie pas encore. Prier, c’est être saisi par une force extérieure, ce n’est pas s’attacher à son image réfléchie.
Et cela vaut pour tous les aspects de la vie spirituelle. C’est là une autre difficulté de l’accompagnement spirituel et un grand risque à courir. Le guide spirituel peut favoriser l’influence de l’image réfléchie, applaudir si l’autre réussit, blâmer s’il réussit moins, s’inspirer dans toutes ses remarques de cette image réfléchie inconsciente que l’autre lui a transmise avant même que lui, le guide, ait pu s’en rendre compte. Cette image, le guide la reçoit au niveau de l’inconscient. Or Dieu agit justement à l’inverse. Pour le gendarme intérieur, Dieu tentera de lui tordre le cou, car c’est l’Esprit Saint qui doit prendre les commandes ; pour l’image réfléchie, il en va de même. Dieu mettra tout en œuvre pour faire voler en éclats le miroir. L’accompagnement spirituel lui aussi doit tendre à cela, il doit demeurer sur ses gardes jusqu’à ce que Paul tombe de son cheval : c’est le moment crucial, où le miroir judaïque se brise. Le disciple doit apprendre à se réconcilier non pas avec un idéal, mais avec sa réalité, c’est-à-dire avec ses limites, ses faiblesses, ses ambiguïtés, ses dualités, son péché ; il doit apprendre à coïncider, non pas avec son image réfléchie mais avec cette réalité concrète qu’il incarne.
Pour celui qui a passé un certain temps à vivre en référence à son image réfléchie, le moment où cette image se brise et s’anéantit marque une crise très grave. Peut-être pourrait-on dire qu’à cet instant on frôle l’éventualité de la folie. L’accompagnement spirituel passe par un point où l’on est très près de cette possibilité, où l’on effleure le point le plus faible de la structure psychologique et la limite peut être franchie au cas où l’ego est plus ou moins facile à désintégrer. Dans la plupart des cas, cela n’arrive pas mais le danger ne peut, à vrai dire, être conjuré que par la révélation du Dieu miséricordieux et sauveur, dans la bienfaisante rencontre avec lui.
Le guide spirituel favorise cette rencontre et il en est le signe, le canal, le sacrement. L’image réfléchie, l’idole vient-elle à tomber en morceaux, la voie s’ouvre pour l’Autre, pour celui qui attend à l’extérieur, finalement, pour le vrai Dieu. Le secret le plus profond de cet homme, qui ne se trouve pas dans son image réfléchie, est caché quelque part et se révèle en cet Autre. Au moment de cette révélation, la première personne rencontrée sera probablement le père spirituel. Aussi est-il extrêmement important que le disciple puisse se regarder au miroir de cet autre, se référer à sa parole, à son regard, à son amour, non pas pour se diluer en lui, mais pour être assumé par lui en ce qu’il a de plus profond, de meilleur, en son identité véritable.
À cet instant de crise, une seule parole suffit. J’ai déjà insisté sur la qualité de la relation. Une seule parole dite avec amour et sur le ton juste peut atteindre le but. Oui, une simple parole d’homme peut être créatrice, porteuse de vie comme l’est la Parole de Dieu : elle éveille un homme nouveau.
Le vrai Dieu pour un homme libre
L’expression « Si vraiment il cherche Dieu » (si vere Deum quaerit, RB 58, 7) pourrait être transformée en celle-ci : « s’il cherche le vrai Dieu » (si verum Deum quaerit). Le guide spirituel doit examiner non seulement si le novice cherche vraiment Dieu, mais s’il cherche le vrai Dieu, s’il n’est pas en quête d’un faux Dieu, d’un Dieu qu’il porte en lui-même mais qui est une idole. Le vrai Dieu, dès qu’il est rencontré, crée l’homme libre. Le guide doit pouvoir lui-même rencontrer Dieu et avoir le sens de la vraie liberté.
La liberté est le reflet de Dieu dans l’homme. Le guide doit pouvoir discerner ce qui se passe réellement chez l’autre, il doit mettre en œuvre cette faculté que les anciens appelaient diacrisis. Elle lui permettra d’apercevoir à quel point cet homme est encore enchaîné dans l’esclavage et risque de se refermer à jamais sur lui-même en dépit de ses apparences de piété et de vertu, et elle montrera où s’ouvre la voie vers la vraie liberté. Le guide doit être très attentif au gendarme intérieur et au miroir invisible.
Le vrai Dieu n’est pas le Dieu de la raison convaincue ni celui de la volonté généreuse. Comme Ruysbroeck l’a si bien dit, c’est le Dieu qui vient à nous « de l’intérieur vers l’extérieur » ou le « Dieu sensible au cœur » de Pascal. C’est le Dieu qui se manifeste à partir de l’intérieur, le Dieu dont on éprouve la vérité.
L’homme aliéné et les forces vitales
Il nous faut dès lors porter attention aux symptômes de l’homme aliéné ; nous rencontrons souvent ces symptômes chez les jeunes... et aussi chez les moins jeunes. Disons d’une manière très schématique : l’homme aliéné est celui qui vit sous le signe de la division intérieure. Un schisme existe en lui. Il semble que c’est là un type d’homme que nous rencontrons souvent dans la société actuelle. C’est l’homme pour qui comptent avant tout, dans les relations sociales, l’intelligence, la volonté, la fermeté, la générosité (c’est-à-dire une certaine bonté tournée vers l’extérieur) et toutes ces qualités sont parfois – et bien à tort – identifiées avec la foi ou avec le sens du surnaturel.
Ces mêmes hommes mettent à l’arrière-plan (j’exagère quelque peu, par souci de clarté), anéantissent ou réduisent au silence par un contrôle sévère les forces vitales, celles qui expriment la vie et doivent la transmettre. Sur ces forces-là pèsent de graves soupçons, qui ne sont jamais librement exprimés et qu’il serait d’ailleurs impossible de tirer au clair.
Ces forces vitales s’appellent : la tendresse et l’amour (souvent confondu avec la sensualité), la force (confondue avec le manque de douceur), le sens du beau (confondu avec la recherche du luxe), la conscience de soi et la confiance en soi (confondues avec l’orgueil).
Ce sont des valeurs humaines très profondes et des besoins humains fondamentaux qui doivent s’ouvrir au Royaume de Dieu et à l’action de l’Esprit, c’est-à-dire se prêter à être purifiés, transformés, transfigurés, même si c’est par une disponibilité initiale et encore imparfaite. Ces valeurs ne sont pas à garder sous clé ; or, habituellement, elles ne sont pas accessibles, elles ne se laissent pas reconnaître pour ce qu’elles sont, avec la force positive qu’elles révèlent et la possibilité qu’elles ont de se déployer plus largement sous le dynamisme de l’Esprit Saint et de l’amour de Dieu.
Telle est l’image de la division intérieure que nous rencontrons souvent. Elle est pour tout homme un fardeau pesant, qui réclame un énorme gaspillage d’énergie. L’homme s’efforce de maintenir ces valeurs à l’arrière-plan mais ainsi il dépense inutilement son potentiel d’énergie. Si l’ego et la structure psychologique sont très fragiles, cette situation peut devenir dangereuse, mais le plus souvent, heureusement, ce point n’est pas atteint. L’homme se préserve en se forgeant une humanité diminuée qui, dans une large mesure, le ferme à l’amour, parce qu’elle se clôt sur un autre objet.
L’homme tend alors à s’enfermer dans un rôle parallèle qui le garantit contre les exigences de l’amour. L’on peut relever les symptômes de ces rôles parallèles qui ne coïncident pas avec la vérité profonde de l’amour. C’est toute forme de fanatisme, qu’il soit d’extrême-gauche ou d’extrême-droite, très progressiste ou très conservateur, très « monastique » ou très sécularisé : ce sont autant de formes équivalentes du miroir ou du gendarme.
Souvent aussi la maladie ou la fatigue chronique sont l’indice d’une vie marquée de fortes tensions ; mentionnons aussi ces tâches que l’on se crée à plaisir sans qu’elles soient imposées par la vie commune ou les tâches imposées par la vie commune que l’on exécute d’une manière caractéristique, toujours pressée. Nous connaissons tous de ces moines qui ont plus à faire que le Pape en personne, qui sont toujours surchargés de besogne, harassés du matin au soir. Toute forme d’activisme est un symptôme de tension intérieure, ainsi encore l’incapacité de s’arrêter, de prendre du repos, d’aller se coucher à temps...
Je vois encore sous cet angle toutes les formes de ritualisme où l’on peut enfermer son existence. À mon sens, un maître des novices ou un guide spirituel ne doit pas craindre d’aborder les plus menus détails, de rechercher par exemple ce qui se passe chez quelqu’un qui prétend « devoir » se brosser les dents trois fois par jour... Qu’est-ce que cela signifie ?
La « sagesse populaire » des moines et des moniales perçoit souvent des choses très profondes. Ainsi, elle affirme de tel moine : « Si on lui ôte telle tâche, ce sera sa mort ! » Et c’est vrai... mais qu’est-ce que cela signifie ? Ou encore on dira d’un malade : « S’il guérit jamais, il en mourra ! » Quelle est la signification d’une telle maladie ? Elle permet à cet homme de survivre sur une base extrêmement étroite. La langue française a des expressions très fortes : « C’est un dragon de vertu... un bourreau de travail... (qui est le bourreau et qui est la victime ?)... se tuer au travail ».
Il arrive aussi que l’on qualifie quelqu’un de « règle vivante ». En certains cas, cela peut évoquer une réalité positive, mais très souvent, il y aurait lieu de se demander si, en dehors de la « règle », il y a encore quelque chose de vivant en cet homme. Cela ne signifie-t-il pas que, pour tout le reste, il est bel et bien mort ?
Vu de l’extérieur, un tel style de vie peut paraître valable. Pour de tels hommes, la vie est devenue supportable, parfois même ils sont loués ou cités en exemple mais la vraie vie est étouffée en eux et autour d’eux. Au risque d’exagérer un peu, j’oserais dire qu’ils exhalent une odeur de mort. Ils portent une tristesse au fond d’eux-mêmes, ils ne sont pas foncièrement heureux et jamais vraiment contents. Ils se recroquevillent sur eux-mêmes dès que l’on gratte de l’ongle le vernis de leur perfection vertueuse, or, n’est-ce pas ce que doit pouvoir faire de temps à autre le guide spirituel ?
Au niveau relationnel, ils ne sont pas ouverts à autrui ; il leur arrive rarement de poser un acte gratuit. Ce sont des héros ou des victimes du devoir, mais ils ne transmettent pas la vie, ils ne pourraient d’ailleurs pas la transmettre, ayant en eux si peu de « vie » véritable. Ils ne vivent qu’à grand’ peine, en y investissant toutes leurs énergies. Il semble bien qu’à un certain point, la mort seule puisse les délivrer.
Les valeurs paternelles et maternelles
L’accompagnement spirituel met en jeu des valeurs paternelles et maternelles, parce qu’il est régi par l’initiative englobante de Dieu, qui est à la fois père et mère. Les deux genres de valeurs sont nécessaires pour permettre à l’image du Dieu-père comme à celle du Dieu-mère de se manifester dans la personne du guide spirituel. Je crois qu’il est utile à celui-ci de se connaître sur ce point et de savoir où se situent ses dons personnels. Chacun, en effet, a ses dons propres en ce domaine. Il importe aussi d’être conscient de ses limites, de savoir à quel point l’on a besoin de la suppléance d’un autre dans le groupe, dans le dialogue ou dans la communauté. Où sont mes meilleures possibilités ? Suis-je plutôt père ou plutôt mère ? Puis-je intervenir plus facilement à ce niveau-ci ou à celui-là ? J’estime que chacun de nous a son don particulier, sans qu’il en soit pleinement conscient, mais ce don est en même temps sa faiblesse. Dans la mesure où notre qualité paternelle ou maternelle est accentuée, nous risquons d’offrir un développement unilatéral, la valeur complémentaire faisant défaut. Cela dépendra naturellement pour une large part du fait que nous sommes homme ou femme, mais il ne faudrait pas s’exagérer l’importance de ce fait car, comme je l’ai dit, l’homme peut présenter des virtualités « féminines », naturelles ou acquises ; ce n’est pas rare dans nos milieux et cela ne constitue pas nécessairement un danger, c’est même souvent une chance à exploiter. De même, pour les femmes, il semble qu’il faille tenir compte de la possibilité de virtualités « masculines ».
Beaucoup dépend aussi de la demande inconsciente qui existe chez l’autre, chez le fils ou la fille spirituels. Quelle est cette demande ? À quoi fait-elle appel en nous, à notre qualité masculine ou à notre qualité féminine ? Il est important de le savoir et d’y réagir avec justesse. Si quelqu’un, consciemment ou non, fait appel au pôle maternel, cela ne veut pas dire qu’il faille céder à cent pour cent. Peut-être n’est-il pas capable d’affronter la personne du père, d’entrer en relation avec celui-ci ; dans ce cas, notre intervention doit viser à rendre le père acceptable. Dans un processus normal d’éducation, de transmission de vie, les deux aspects sont indispensables.
Je vais tenter d’exprimer cela d’une manière très schématique, simpliste même à force d’être claire. L’attitude maternelle assume l’autre dans l’amour, sait écouter, comprendre, ne s’impose pas, elle est patiente, elle laisse l’autre être ce qu’il est, console, encourage, réchauffe. Tout cela certes est nécessaire mais ne suffit pas. L’enfant s’endort contre l’épaule de sa mère ; on peut s’endormir spirituellement si une autre parole ne survient pas.
Autre est l’attitude paternelle : c’est une valeur complémentaire. Les deux en effet sont nécessaires pour qu’un jeune homme ou une jeune femme deviennent adultes. Le père agit, il abat les obstacles, il libère, il montre la route, indique le devoir, frappe sur les doigts, prescrit une conduite, punit, ouvre un avenir, assigne une tâche, enseigne un métier, exprime un nom. Oui, le père est celui qui donne le nom, au sens le plus fort de cette expression : il transmet l’identité profonde. L’on ne s’endort pas contre l’épaule du père, on se mesure avec lui. Un père, on l’affronte, on l’imite, on essaie de se mettre à sa place et de faire mieux que lui. À un certain âge, cette tendance à surpasser le père est indispensable, et c’est vrai aussi dans la vie monastique.
Je me demande parfois s’il est possible qu’une seule personne, le guide ou le père spirituel, puisse incarner ce double « sacrement ». Je crois qu’il n’est pas possible d’apporter à cette question une réponse idéale : cela reste une affaire de cas concrets. En certaines circonstances, j’ai ressenti très fortement la nécessité d’une « relation triangulaire » impliquant la présence d’un tiers, éventuellement d’une femme. Si le guide s’identifie trop nettement à l’un des rôles, ou si le disciple fait appel trop exclusivement à un seul aspect de sa personnalité, il est parfois nécessaire qu’un tiers entre en jeu. Si quelqu’un est trop tenté d’être maternel et s’attache d’autres êtres d’une manière négative, il est nécessaire qu’un père soit là, à portée de main. Je crois que nos communautés monastiques offrent facilement cette possibilité. A côté du maître des novices, il y a souvent le confesseur et même encore l’abbé. Moi-même, aux côtés de mon maître des novices, je vois en certains cas la nécessité d’intervenir brièvement afin de rendre plus féconde la relation entre le maître et le disciple.
Un rythme dans la relation
Cette relation obéit aussi à un certain rythme ; il y a un rythme de croissance que le guide doit suivre, s’adaptant aux demandes concrètes que pose le disciple. Ces demandes concrètes ne sont pas toujours claires, il n’est pas toujours aisé de les déchiffrer, de les interpréter. Souvent, c’est d’abord un besoin d’être écouté, de s’exprimer, de se faire accueillir peu à peu. Il s’agit de créer une relation empreinte de chaleur, de confiance, mais cette relation ne peut porter du fruit que si, à un autre moment, le guide – sans pour autant changer de rôle – laisse affleurer en lui-même un autre aspect, qui évoque davantage le côté paternel. Il doit être capable, non seulement d’écouter, de prêter attention, de témoigner de l’affection, d’accepter l’autre tel qu’il est, mais aussi de mettre entre le disciple et lui-même une distance créatrice de liberté, de susciter un amour marqué de distance ou une distance remplie d’amour. Cette distance ouvre l’espace où l’autre peut accéder à l’état d’adulte. Mais ici nous ne pouvons pas nous laisser conditionner par les réactions concrètes du sujet. Dès que nous tentons d’établir cette distance, il se plaint, il languit, il offre des symptômes de dépression, car il cherche à récupérer l’attention de son guide alors que c’est pour lui un moment d’intérêt vital, l’occasion de voler de ses propres ailes et de poser des choix libres. La relation subsiste, l’amour subsiste ; à aucun moment, le disciple ne doit se sentir rejeté, inexistant : ce serait pour lui la mort. Le lien demeure mais il est devenu beaucoup plus profond. Le disciple est renvoyé à sa responsabilité personnelle : à cette heure s’ouvre à lui l’accès vers la vie d’adulte.
S’il est possible de remplir d’une manière erronée le rôle maternel, il est possible aussi de fausser le rôle paternel. Si la mère a fait défaut, il est souvent impossible de découvrir, de percevoir, de témoigner l’amour. Il s’est créé une sorte d’insensibilité radicale qui se manifeste aussi dans la vie de prière. Ces sujets sont incapables de découvrir Dieu comme chaleur ou comme consolation. Mais il existe aussi des êtres qui ont une expérience maternelle beaucoup trop forte, qui ont reçu trop d’attention et trop d’amour et dans la vie desquels le père a été trop absent. Ceux-là risquent sans cesse d’être étouffés sous la tendresse que nous leur témoignons. Ce sont en réalité des êtres très faibles : ils cherchent la mère, mais ce sera pour leur perte. Ils ont besoin de cette distance que j’ai évoquée ; il leur faut une image paternelle nette pour être libérés de cette mère inconsciente qui les hante. D’autre part, si un amour mal placé peut étouffer, une image maternelle trop forte peut aussi paralyser : il y a de ces mères qui agissent en père, des marâtres... Dans ces cas également, la libération viendra d’une forte personnalité paternelle.
Plus fréquente est peut-être aujourd’hui l’absence de la personne paternelle dans l’inconscient des sujets qui se présentent à nous. Cette absence se traduit souvent par une carence d’identité : « Qui suis-je donc ? » L’incertitude sur ce que l’on est, sur ce qu’il faut faire, sur la vocation, entraîne souvent un manque de confiance dans les possibilités personnelles, par exemple devant une tâche à remplir. Il manque une colonne vertébrale, une stabilité, une ligne de vie.
Parfois aussi l’influence paternelle a été exagérée au point de devenir écrasante, paralysante ; dans ces cas, c’est souvent l’autorité qui fait problème, elle provoque alors une vive agressivité.
Enfin, il y a le cas du père faible, qui a « gâté » l’enfant, selon l’expression populaire. On dit aussi d’un fruit qu’il est gâté : il a reçu trop de soleil. Il manque là une force, une certaine rudesse, une capacité de résistance.
L’on peut dès lors se poser la question : dans quelle mesure l’accompagnement spirituel peut-il porter remède à ces situations ? Je m’avoue incapable d’apporter une réponse toute faite mais il est certain que nous ne pouvons éluder la question : nous nous trouvons devant des êtres marqués de cette façon. La solution ne consiste pas à dire : « Ils n’ont qu’à porter cela surnaturellement, dans la foi ». Le surnaturel – selon l’optique que j’ai soulignée dès le début – passe toujours par le naturel, il ne le contourne pas, il le traverse. Il donne à la nature un sens nouveau, il l’oriente dans une nouvelle direction, mais il passe toujours par les structures psychologiques.
Pouvons-nous, devons-nous agir en ces domaines ? Je crois que, de toute façon, nous agissons sans le savoir devant ce genre de difficulté. Dans la mesure où nous sommes capables de nous abandonner à l’action libératrice de Dieu qui use du père spirituel comme d’un sacrement de son amour, dans la mesure où nous sommes disponibles et ouverts à cette tâche, l’accompagnement spirituel connaît des événements qui sont des re-créations – et là il n’y a pas de fuite dans le faux surnaturel. L’autre renaît de cet amour que nous essayons de lui témoigner au nom de Dieu et du Christ.
Mont des Cats, Godewaersvelde
F 59270 BAILLEUL, France