Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Orientations

Vies Consacrées

N°1975-3-4 Mai 1975

| P. 195-214 |

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Chemin évangélique de sagesse

Ayant eu récemment à présenter une synthèse sur la vie religieuse, j’ai finalement opté pour ce titre qui définit à mes yeux la situation de la vie religieuse chrétienne dans l’humanité d’aujourd’hui et par le fait même oriente notre tâche : la vie religieuse dans l’Église, chemin évangélique de sagesse.

Ce titre comporte à mon sens trois parties : la vie religieuse dans l’Église – chemin évangélique – de sagesse. C’est évidemment le troisième terme qui est déterminant. Il indique que le but principal de la vie religieuse aujourd’hui est moins de donner un témoignage de dévouement que de trouver, d’expérimenter, de vivre des formes de vie au milieu des hommes qui les aident à se repérer, à ne plus flotter à tout vent de doctrine, tant pour ce qui est de la possession de la sexualité que de la gestion des biens économiques et de la découverte en commun de ce qui convient le mieux à tous. En un mot, les religieux ont surtout à être des sages aujourd’hui selon les innombrables formes des engagements pris. Si je dis que le dévouement doit en quelque sorte céder la place à la recherche concrète de la sagesse et de son expression, ce n’est pas par mépris de l’engagement concret des religieux dans tous les problèmes et difficultés des hommes, mais c’est parce que cet engagement me semble en fait acquis. Continuer à insister sur lui serait de la paresse, puisqu’en fait tout le monde est bien convaincu de sa nécessité. Je veux indiquer la pointe du besoin actuel : où que tu sois engagé, sois un sage, parce que les hommes ont besoin de rencontrer en toi, sœur infirmière, sœur enseignante, frère prêtre, etc., quelqu’un qui sait ce que vivre humainement veut dire.

L’avantage de cette finalité est de permettre un dialogue avec les autres formes de vie religieuse dans les autres religions. Tous nous cherchons la sagesse et les autres ont à nous apprendre à mieux désirer cette sagesse, à nous qui sommes tellement envahis d’idéologie paresseuse concernant l’amour et le service des hommes. Et ce dialogue ne sera pas menacé de syncrétisme : tous nous savons que le sagesse nous dépasse, même s’il est des chemins pour l’homme vers elle. Notre chemin à nous vers cette sagesse, c’est le Christ lui-même, dont nous disons qu’il est la Sagesse en personne et qui nous donne non seulement de l’expérimenter mais aussi d’en témoigner, moins par des discours que par l’exemple d’une vie heureuse, bonne et sage.

De plus, cette insistance sur la sagesse permet de mieux déterminer la responsabilité propre des religieux dans l’Église : laïcs ou prêtres, les religieux ont la grâce et la charge – l’une ne va pas sans l’autre – de faire transparaître en toute leur vie, sexuelle, économique, politique, quotidienne, la force secrète et prodigieuse de l’incarnation du Verbe de vie, cette transparence étant lisible précisément grâce à quelques manques précis que, du reste, les chrétiens n’ont pas inventés. Les laïcs non consacrés ont une autre grâce et une autre charge, de même les prêtres non religieux. Il n’y a pas de supériorité absolue des uns par rapport aux autres dans l’Église ; tout le monde, dans l’esprit de Philippiens 2, 1-5, est supérieur au moins par un point : c’est-à-dire, tous nous avons à apprendre les uns des autres la largeur et la hauteur de notre Sauveur, le Sauveur des hommes, le restaurateur de l’image de Dieu en l’homme, je ne dis pas par nos différences – c’est terriblement plat – mais par nos supériorités.

Dominique Bertrand, s.j.

Ils peuvent tout risquer

La vie religieuse est essentiellement réponse à un don : celui de Dieu au baptême qui est la manifestation du lien entre l’homme et son Créateur. Lien immédiat de Dieu à l’homme pour le poser dans sa liberté, lien médiatisé en Jésus de l’homme à Dieu, lien vivant. Ce don de la vie est fait à tout homme et parmi eux, certain(e)s ont envie (parfois malgré eux) de déposer cette vie entre les mains et dans le cœur de Dieu : c’est leur façon d’être heureux et simultanément de « désirer d’un grand désir » que tous les autres le soient aussi, à leur propre façon ; ce désir appelle une incarnation pour que cela se fasse. Cette mise en œuvre est d’abord une disponibilité, un espace à faire pour que Dieu puisse continuer à exister parmi les hommes, dans le monde. Un monde peuplé d’êtres humains aimés tels qu’ils sont ou plutôt tels qu’ils voudraient être. Ce n’est pas une fuite du monde ni un rejet de ses valeurs propres, mais une acceptation profonde et lucide de ce qui est. Une particulière attention s’impose pour sortir des réflexes innés de « se préserver de » ou de « changer les autres » ou le monde. Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer pour les processus d’aliénation présents aujourd’hui comme à toutes les époques. Et on peut se demander si certain souci de rentabilité apostolique et de service de certaines congrégations n’est pas bien proche de ce qu’on doit, à juste titre, dénoncer comme mensonge et agression.

Cette réponse au don reçu n’est pas individualiste : elle a pour but d’être « envoyé vers ». C’est pourquoi les communautés devraient être des noyaux vivants qui osent éclater, qui ne se grossissent pas de leurs membres, mais les forment, chrétiens audacieux et amoureux, dans une confiance inconditionnelle. Qu’ils aillent et soient foyers où Dieu devient visible pour tout qui veut. Il semble que la prise en charge d’une œuvre particulière soit un obstacle à cette souplesse joyeuse et exigeante et empêche de s’inscrire « naturellement » dans tous milieux et toutes professions en gardant la note distinctive d’une prédilection marquée pour les plus démunis de toutes espèces.

Il faudrait aussi le courage de partir non d’une définition, mais du désir vivant en tout qui cherche une vie engagée avec Dieu comme vis-à-vis très privilégié. Ceci exige une sérieuse réflexion alliée à une prière qui entre dans la peau et à une tranquille audace. Ne sont-ce pas là des caractéristiques des « enfants adultes » de Dieu, à qui rien de ce qui est humain n’est étranger ? Cela exige aussi une ouverture à notre temps avec ses sciences humaines, sa théologie, sa vie spirituelle. Cela exige enfin une confrontation habituelle avec la vie quotidienne non « fabriquée en bocal » (celui-ci conçu comme tout repli sur soi, tout attachement exagéré à tel ou tel aspect d’une spiritualité ou d’une action...).

Quel esprit animerait ces communautés ? Tout esprit pourvu qu’il suscite joie et action de grâces pour le don de la vie accepté simplement dans la confusion et la conscience d’un trop-plein, disproportionné même. Immense et merveilleuse prodigalité d’un Dieu qui a soif d’une réponse, d’une réaction, fût-elle « pataude ». Vie cachée aussi parfois et souffrante. L’accent porterait aussi sur la disponibilité à celui qui vient : ces chrétiens peuvent tout risquer car ils n’ont rien à perdre. Quelle force de contestation n’y aurait-il pas dans ces hommes et ces femmes qui ne rejettent rien, « hormis le péché » ?

Monique Foket, Bruxelles

Trois urgences majeures

Trois urgences majeures – qui n’en font qu’une :

1. En toutes choses, et singulièrement dans les adaptations nécessaires, primauté de la fin spécifique de l’Institut, comprise en sa plénitude surnaturelle (donnons bien toute leur force aux deux expressions soulignées). « Recherches » et « expériences », oui, mais en vertu de ce souci primordial, jamais hors de ses exigences. Tant d’instituts ont perdu rien de moins que leur raison d’être.

2. Retrouver le sens rigoureux de la rupture que marque l’appel de Lévi par rapport à celui de Zachée (Pousset, V. C. mars 1972). Il y a des vocations « sauvages » ; les vocations « religieuses » sont des appels déterminés à certaines formes de vie (L.G. 43). Reconnaître la logique vitale (semblable à celle qui fait sortir la plante d’une graine) selon laquelle le Nouveau Testament (entendu dans la ligne de Lévi) s’accomplit en l’enseignement du Concile (L.G. ch. 6 et P.C.), explicité par E.T., dans les Constitutions (lorsque ces dernières sont fidèles au Concile). Détailler cela selon les divers éléments essentiels (Ex. V.C. de janv. 75 sur pauvreté et profession). Que de confusions à dissiper !

L’expérience (trop rarement possible, sauf par publications) manifeste que la prise de conscience synthétique et dynamique de cet organisme vital : Nouveau Testament (selon Lévi) – Concile (avec E.T.) – Constitutions, loin de durcir les oppositions dans les Instituts et communautés (comme le craignent les supérieurs), assouplit les esprits qui se sont bloqués dans un conformisme étroit et rallie nombre de dissidents hasardeux. Difficulté de procurer cette prise de conscience (on ne conçoit guère les recyclages que d’actualité pratique ou idéologique et trop de docteurs ès vie religieuse qu’on en chargerait sont désaxés, désaxants). Nécessaires minutes de vérité, où l’on reconnaîtra l’abus du psychologique, du sociologique, de la contamination par la « culture » postchrétienne.

3. Un peu partout on pourrait – à défaut du pluralisme sage qui consiste à différencier selon les situations, communautés et personnes, les esprits et institutions authentiques – passer du pluralisme de compromission à un pluralisme de compromis. On entend que l’un corrompt chez les responsables le sens des principes vitaux, l’autre le garde intact et lui donne tous ses effets possibles, en tolérant l’inévitable. Tels sont ici ou là les facteurs de désagrégation qu’on ne peut que les laisser poursuivre leur méfait. Parallèlement, on peut reconstituer beaucoup de milieux de véritable initiation, avec de sérieuses garanties d’avenir. Pour ces derniers c’est maintenant plus qu’un pari.

P.-R. Régamey, o.p.

Un élément de la base

Permettez-moi de me présenter : religieuse de Saint-Joseph ; après quelques années avec les enfants, dix ans avec les jeunes filles, vingt ans responsable d’un hôpital cantonal, je suis depuis 1961 infirmière rurale, un élément de la base, mais en recherche depuis l’engagement.

Dans nos communautés, nous nous sentons secouées, interpellées par des mutations rapides ; l’Esprit Saint est maître en désinstallation et pour presser qui écoute. Aujourd’hui encore, le choix des novices n’a pas assez d’importance dans nos communautés ; il le faudrait basé sur des qualités humaines qui permettent une vie normale dans nos maisons. La formation de base n’est pas suffisamment réalisée dans toutes les communautés. Il serait nécessaire de regrouper quelques éléments sur un plan régional ou national pour une vraie formation humaine et chrétienne. Pour certaines communautés, le travail est devenu un absolu, comme pour les marxistes ; le revoir sous l’angle humain et chrétien. La profession, elle aussi, prime tout ; donner le sens à la mission.

Après le Concile, un espoir déçu : nous avons transporté sur des structures les changements opérés et non sur le sens profond de la vie religieuse, et de la vie religieuse aujourd’hui.

  • Nous n’avons pas partagé notrefoi et la foi s’est dévitalisée. Qui est Jésus-Christ pour nous ? En parlons-nous dans nos réunions ?
  • Nous n’avons pas resitué notre vie religieuse dans la vie de l’Église ; l’Église aurait donné le dynamisme ; or, depuis dix ans, malgré l’union de cinq communautés, nous sommes sans recrues.
  • Les jeunes qui pensent à la vie religieuse ont vécu, pris des initiatives, sont engagées dans des syndicats ; elles attendent que se présentent des maisons répondant à ce qu’elles cherchent, ou avec une vie plus proche des hommes et une participation plus grande à la vie de nos contemporains.
  • Le mode de relations aujourd’hui permet une communication plus profonde, plus évangélisatrice avec prêtres et laïcs, une communion vraie avec la communauté sur le plan professionnel et apostolique dans une évolution rapide. Mais il faudrait nous réserver, tous les mois ou plus souvent, des moments d’échange où chaque membre puisse s’exprimer afin de nous situer, d’écarter les abus, élaborer des projets, garder le milieu fraternel et dynamique.
  • Nous restons dans le vague et transportons sur la vie religieuse des problèmes humains.
  • Nous n’arrivons pas à passer d’une vie juridique à une vie de croyantes. Parfois des membres de communauté sont annihilés, brimés alors que la foi en Jésus-Christ donne à l’homme son sens et que, depuis que Jésus-Christ s’est incarné, l’homme est devenu un absolu pour Dieu. Comment pourrions-nous ouvrir les yeux sur les opprimés dans la société et aider à leur libération ?
  • La finalité de la vie religieuse n’est pas dans le travail, elle n’est pas culturelle ni spirituelle, mais dans la vie qui est nôtre, passage de Jésus-Christ vécu dans ce qu’il y a de plus essentiel et en communion. Une communauté sans communion des membres ne peut révéler Jésus-Christ.
  • Nous vivons un terrain communautaire sans précédent. Il nous faut arriver à cette vie de communion et en donner les signes aux hommes – à nous de trouver ces signes selon les milieux. Refaire un mode de communion entre sœurs, entre sœurs et responsables. Nous avons à nous prendre en charge pour nous faire réussir. Ce sera alors l’épanouissement dans la communauté et notre vie sera consacrée à Dieu, à la suite du Christ, pour le service des hommes.

Ne pas avoir peur des chercheurs, mais chercher avec eux. Célébrer la vie, partager joies et souffrances serait, avec l’ouverture aux autres, le mystère pascal de Jésus-Christ.

Les fondateurs d’aujourd’hui étant les Chapitres, ils ont grand besoin d’être revitalisés du dedans.

À l’avenir, il semble que les communautés seront structurées par la vie et elles auront toujours besoin de se refaire. Notre disponibilité, nos efforts de recherche, notre travail permettront l’action de l’Esprit Saint toujours aussi puissant et actif.

Ces quelques phrases en vrac ne vous apporteront pas du nouveau ; elles vous diront l’état actuel des communautés finissantes et vous exposeront les besoins les plus urgents.

Sœur Marie, Broquiès (France)

Appelés chacun à vivre un aspect du mystère

Une chose me frappe dans le renouveau, c’est que beaucoup attachent une grande importance à une analyse de la vie du Christ à un niveau psychologique : voir comment il a vécu l’amitié, sa propre liberté. A un niveau politique aussi : voir comment il s’est situé dans la société de son temps, vis-à-vis des autorités de son époque... Donc une très grande insistance sur le Christ comme exemple à suivre, ce qui est évidemment très positif et très riche.

Cependant, n’y aurait-il pas une certaine prétention (jouer à l’Esprit « absolu ») à vouloir reproduire presque intégralement le mystère du Christ dans une vie humaine, la nôtre ? Le mystère du Christ est trop riche pour cela. De plus ce mystère couvre tous les temps, il est dans l’histoire et transcende l’histoire.

Ainsi, chacun est appelé à vivre un aspect du mystère du Christ, au moment historique auquel il est appelé dans l’histoire du salut. En effet :

  • il témoigne du Christ ou bien dans la construction du monde ou bien en illuminant cette construction de l’espérance qui attend ce monde ;
  • certains témoignent davantage de l’incarnation de Jésus auprès des plus pauvres, d’autres de son amour miséricordieux, d’autres encore du Christ comme vérité du monde... dans unecomplémentarité mutuelle.

Chacun a une vocation. Ne voudrait-on point parfois une seule vocation pour tous ?

Guy Sales, ss.cc.

Un lien d’amour, un désengagement, une gratuité

Je suis frappé par trois dimensions de la vie religieuse qui me paraissent importantes, et que je voudrais voir davantage mises en relief, soit dans la réflexion au sujet de la vie religieuse, soit dans les formes concrètes que celle-ci pourra prendre à la suite du renouveau qui la travaille actuellement.

1) La vie religieuse est d’abord et essentiellement l’approfondissement d’un lien d’amour avec le Seigneur ressuscité, et un témoignage rendu à ce lien devant l’Église. C’est là le noyau de son mystère, par lequel elle se situe au cœur de l’Église. Car le noyau de la vie religieuse et le cœur de l’Église coïncident. Le mystère de l’une exprime et recouvre celui de l’autre. Or, l’Église n’existe que par ce lien d’amour qui l’unit à son Époux. De même, ceux et celles que le Seigneur s’est choisis pour expliciter davantage ce lien dans leur existence concrète, n’existent qu’au cœur de cette grâce qui est celle d’un lien proprement nuptial.

L’on pense immédiatement à la puissance de rayonnement d’un célibat vécu à cause du Christ. Mais il faudrait en dire autant de l’obéissance, de l’état d’humilité, de la pauvreté, qui sont, au même titre, essentiels à ce lien d’amour, pour l’Église et pour tous ceux qui vivent en profondeur de son mystère. Si l’on doit privilégier le célibat, il ne faut pas l’isoler. C’est l’ensemble de la vie religieuse qui est ordonné à l’amour.

Dans le passé, un certain juridisme des vœux et une casuistique moralisante n’ont pas toujours rendu raison de la profondeur de leur mystère. Mais aujourd’hui, une interprétation plus sociologique de la vie religieuse pourrait à son tour en évacuer le mystère.

Dans ce sens, il est souhaitable qu’apparaisse de plus en plus clairement le lien fécond qui relie chacun des aspects concrets de l’engagement religieux à l’expérience spirituelle et à la prière. De même, leur lien avec le rayonnement d’une amitié universelle, mais qui prend sa source dans l’amour du Christ, doit être rendu visible.

Les chrétiens de demain seront particulièrement sensibles à la qualité du témoignage d’une vie religieuse qui, dans l’amour, est transparente au Christ comme à l’Église.

2) Afin que la vie religieuse puisse s’épanouir selon sa ligne propre, il faudrait qu’apparaisse toujours clairement, à travers la diversité des formes dans lesquelles elle s’exprime, un certain désengagement vis-à-vis du monde, lié à un profond ancrage dans les réalités à venir. Le religieux rend ainsi plus particulièrement témoignage au penchant qui pousse tout chrétien en avant, et lui donne d’appartenir déjà aux réalités eschatologiques, parce que dans son cœur l’eau vive de l’Esprit jaillit en vie éternelle.

Cette exigence n’entraîne pas pour autant une absence physique du monde, même s’il y aura toujours des moines pour mettre davantage l’accent sur ce signe extérieur de la séparation. Il s’agit plutôt d’une certaine qualité de la présence, sans confusion possible, qui ne supprime jamais un rapport dynamique entre le présent de ce monde-ci et l’avenir – ou plutôt l’avènement – de la Cité de Dieu ; rapport dynamique où tout chrétien doit se situer, et auquel le religieux se sent particulièrement identifié.

Aujourd’hui il nous faudrait réinventer les formes concrètes de cette double appartenance. La vie religieuse porte-t-elle toujours suffisamment ce souci ? Doit-elle avoir l’ambition d’être présente partout, sans distinction ? Un certain recul vis-à-vis des choses qui passent ne devrait-il pas lui être familier, comme le réflexe spontané de celui qui est déjà dans l’au-delà de l’espérance ? Ne devrait-elle pas être à même de retrouver et de recréer sans cesse des formes d’absence, au cœur même de sa présence ; une présence qui soit orientée vers un au-delà d’elle-même, vers le lieu de Dieu qui attire depuis toujours l’espérance des hommes.

3) Le projet religieux devrait être encore signe de la gratuité et de la miséricorde de Dieu, et cela d’une façon éclatante et jusque dans ses moindres détails. Car il est essentiellement cela : don et grâce de Dieu à son Église. Dans un certain sens, ce dernier point résume les deux premiers. La plénitude d’amour dans le don au Christ, et l’attention soutenue aux réalités qui viennent ne peuvent exister en dehors de cette grâce continuelle.

Peut-être cela implique-t-il une certaine purification de l’institution religieuse dans tout ce que celle-ci comporte nécessairement de structures et de garanties. Les structures de la vie religieuse ne peuvent se reposer sur elles-mêmes mais doivent toujours demeurer, pour ainsi dire, suspendues à la main gracieuse de Dieu, flexibles et dociles, accordées au moindre souffle de l’Esprit.

Ainsi la fraîcheur de la foi contrebalancera à chaque instant la lourdeur inévitable des institutions. Sa pauvreté et son dénuement réduiront la tentation toujours renaissante de dresser l’humble aventure de la vie religieuse comme une « œuvre de justice » en face de Dieu et de sa grâce.

André Louf, o.c.s.o., Mont-des-Cats

« Pipe-lines » de la grâce ou aides sociaux ?

Dans le Christ, le religieux est appelé à communier de manière consciente et intime avec le Père en faveur des hommes, et donc à servir de canal pour le don que Dieu désire accorder aux hommes : le Royaume. Le royaume ne se construit point par l’effort et l’intelligence des hommes, mais par la grâce qui passe dans le monde à travers les hommes qui se sont intérieurement remis au Père, dans la volonté d’être obéissants dans le Christ à l’esprit du Père qui est bonté, et cela jusqu’à la mort. Disons cela en termes très naïfs : le religieux est appelé à être un « pipe-line » qui reste branché à la source afin de mener l’eau vivifiante jusqu’aux terres de mission assoiffées où il œuvre.

Les besoins accablants des populations affamées du Tiers Monde, l’injustice et l’exploitation qu’elles subissent menacent constamment de renverser l’équilibre de la vie religieuse. Les besoins de la société lancent un appel pressant au religieux pour qu’il livre toute sa personne et tout son temps au service des pauvres. Je vois dans cette tendance un danger pour la vie religieuse. On n’entre pas au couvent pour servir les pauvres, mais on le fait pour devenir canal de grâce pour les hommes. Les deux ne sont pas nécessairement identiques, bien que j’aie conscience que l’un peut servir d’échappatoire à l’autre.

Si donc nous en arrivons à réduire habituellement le temps de la prière au bénéfice de l’apostolat actif (p. ex., nous avons besoin de dormir plus tard le matin pour être en mesure d’accomplir notre tâche apostolique qui se prolonge tard dans la nuit), nous cessons, me semble-t-il, d’être des « pipe-lines » de grâce et devenons des aides sociaux. La vie religieuse aurait pleinement raison de limiter ses engagements dans l’action au profit d’une prière régulière, bien qu’elle doive rester disponible pour les imprévus et les urgences.

Sister M. Ludwigis Fabian, o.s.b., Manila

Cachée dans le cœur des personnes consacrées

La vie religieuse, en tant qu’institution, a déjà été fort secouée.

Il me semble que les couvents, comme rassemblements structurés de personnes consacrées, disparaîtront.

Ils étaient un témoignage visible de la présence de Dieu, certes, un haut-lieu de la prière, un groupement de personnes « mises à part » par le Seigneur.

À l’avenir, la vie religieuse reprendra sa place cachée dans le cœur des personnes consacrées. Celles-ci seront comme tout le monde.

Vivront-elles en petits groupes ? ou seules ? ou seront-elles mêlées aux familles ?

Leur témoignage se situera dans la manière de vivre, c’est-à-dire la manière d’user des biens de ce monde. Elles montreront qu’il est possible de vivre ici-bas, comme dans le Royaume futur, sans s’appuyer sur l’argent, ni sur le pouvoir, ni sur l’amour charnel.

Ce sera leur relation personnelle et directe avec le Seigneur, et uniquement cela, qui leur permettra d’être en communion profonde avec tous, sans accaparer personne, d’user de toutes les richesses matérielles sans y être attachées, de travailler activement à l’organisation d’un monde meilleur sans prétention autoritaire.

La vie religieuse doit passer du témoignage sociologique au témoignage eschatologique.

Sœur Henriette Mottet, F. de M.

Une manière d’être

Ma réponse ne sépare pas « aujourd’hui et demain » : c’est ce qui me semble être une vie religieuse réelle que j’exprime ici.

La vie religieuse doit apparaître moins comme une puissance (maisons généralices, hiérarchie imposante de « supérieurs (es) » entre le ou la « Général (e) » et le simple frère ou la simple sœur – l’Évangile nous dit : « Vous n’avez qu’un Père qui est dans les Cieux ») que comme une manière d’être, de vivre, un service dans l’Église d’aujourd’hui, ce que la plupart de nos fondateurs ont vécu en leur temps.

Vie contemplative et vie active moins séparées, se pénétrant l’une l’autre de façon plus unie, plus naturelle.

Si les vœux doivent rester définitifs pour que ce soit sérieux, possibilité pour les sœurs de choisir la vie contemplative (en retrait du monde) pour toujours ou temporairement.

Après un certain nombre d’années de retrait du monde pour s’assurer une solide formation humaine, théologique (sans devoir faire des études poussées) et de prise de responsabilités au plan spirituel, les religieuses pourraient assurer un service d’Église : visite et aide aux malades, aux pauvres, aux étrangers, dans la paroisse, porter la communion, etc., d’une manière libre et non-institutionnelle.

Le temps de formation hors du monde ferait expérimenter profondément la relativité de choses auxquelles on attache souvent trop de valeur.

Après le temps de formation, chaque sœur gagnerait sa vie par son travail, qu’elle choisirait humble (forme de pauvreté). Pour vivre sans devoir assurer l’avenir d’une famille, il faut peu de chose. Il lui resterait du temps pour la prière. Si l’Office, prière de l’Église, doit demeurer, son organisation dans le temps peut être modifiée.

On peut vivre en grandes ou petites communautés, suivant les circonstances.

Les sœurs auraient beaucoup plus de possibilités d’initiative personnelle et développeraient ainsi les dons reçus de Dieu. Elles seraient considérées comme des adultes et pas comme des enfants (pour une part d’entre elles).

La suite du Christ serait recherchée avant tout ; les spiritualités particulières viendraient après. Dieu a créé chaque être unique : nous avons à lui répondre personnellement (même en communauté), avec les risques que cela comporte et qui sont à assumer.

L’obéissance se vivrait par rapport aux directives de l’Église (concrètement l’Évêque), aux événements de la vie de chacune dans lesquels elle chercherait à distinguer la volonté du Seigneur.

La chasteté, comme un amour exclusif du Seigneur et des hommes sans le lien du mariage.

La pauvreté, dans la connaissance de soi-même devant Dieu et dans une simplicité de vie.

Quant aux autres consacrés, je les vois beaucoup plus intégrés à ce qui constitue la vie religieuse, parce que celle-ci devrait être beaucoup plus ouverte. Ce qui me semble important, c’est que l’être humain vive sa consécration, la forme importe peu. « L’habit ne fait pas le moine ».

Une clarisse

Pas quelque chose, mais Quelqu’un

Il y a des valeurs qui ne changent pas et l’Évangile non plus. Je m’étonne qu’on puisse demander comment on voit la vie religieuse. La vie religieuse n’est pas quelque chose qui change avec le temps ; elle est Quelqu’un d’immuable. Dès son origine jusqu’à ce jour, c’est à Dieu que l’on se consacre, c’est Dieu dont on accepte dans une reconnaissance émerveillée d’être l’épouse. Il n’y a pas d’autre explication de cette vie qui étonnera toujours le commun des hommes, surtout dans sa forme contemplative. La vie religieuse est amour, c’est tout, quoiqu’elle puisse se diversifier extérieurement. Elle est don de soi « radical » au sens étymologique : jusqu’à la racine. La vie religieuse est l’épanouissement le plus total qu’on puisse rêver : « En répondant par la foi à l’appel divin, l’être naît véritablement à lui-même, car il commence à réaliser la pensée divine sur lui » (Paul-Marie de la Croix).

Le religieux, ce sera donc celui qui se laissera pleinement posséder par Dieu. S’il a le bonheur d’y parvenir, peu lui importeront les contingences de sa vie ; ce ne seront toujours pour lui que des contingences. Sa voie unique, c’est le Seigneur Jésus. Actif ou contemplatif, son don est fait à Dieu et c’est Dieu qui en dispose pour sa gloire et le plus grand bien du prochain. Mais ce qu’on peut affirmer, c’est que ce n’est pas de ses faibles capacités ou de son effort humain, mais de sa vie intérieure, c’est-à-dire de la vie de Dieu en lui que le religieux tirera cette flamme ardente de charité qui peut embraser le monde. Sans indication formelle, providentielle, il faut s’efforcer de cultiver les dons déposés en nous, mais si cela devient impossible pour une raison ou pour une autre, restons en paix ; ce n’est pas cela qui empêchera le Seigneur d’agir. Une seule chose compte à ses yeux, c’est de nous voir suivre le mouvement de sa volonté.

La vie religieuse, demain ? Je vais vous étonner, mais je me réfère simplement à l’expérience des siècles passés. Après le moment de relâchement que nous vivons, il se peut très bien que, dans vingt ans ou même plus tôt, elle redevienne plus austère que jamais.

Une visitandine

L’essentiel et ce qui peut varier

Ce qui est essentiel :

  • la vie religieuse témoigne de laprimauté de Dieu : du Dieu transcendant qu’on prie, du Dieu présent dans nos frères et qu’on sert en eux ;
  • l’appartenance à unecommunauté d’adultes et non à une famille qu’on fonderait, ce qui suppose le célibat comme vocation choisie, dans l’esprit deMt 19, 12 ;
  • une certaineaustérité, puisqu’il s’agit de suivre Jésus ; une forme peut en être la tension, allant jusqu’au déchirement, devant les problèmes douloureux et insolubles, soit parce que la communauté ne partage pas les mêmes vues, soit parce que personne au monde ne peut actuellement entrevoir de solution.

Ce qui peut varier :

– toutes les formes que peuvent prendre la prière commune, l’organisation des emplois, le gouvernement de la communauté, l’engagement dans le monde : elles peuvent être remises en question et je pense que c’est le Saint-Esprit qui permet cette remise en question pour le renouvellement de ce qui pourrait se scléroser. Sur ce point, je ne me sens pas la grâce de dire des choses neuves et personnelles. Il serait intéressant d’entendre les gens du dehors dire ce qu’ils attendent de nous. Je noterai seulement que, sur le plan du gouvernement auquel les non-religieux penseront le moins, il faut à la fois souhaiter ce qui fait appel à la responsabilité de chaque membre et, en même temps, éviter des discussions envahissantes, qui prendraient du temps au travail et à la prière.

Sœur Joseph-Marie, Oslo

Incarnation

La vie religieuse permet de manifester aux hommes la réalisation concrète de l’incarnation du Christ en ce monde. Jésus, parole de Dieu, est toujours vivant et présent parmi nous de diverses façons ; mais je crois qu’en raison de mon appel et de ma consécration je dois le rendre de plus en plus visible en ce monde : « Si je vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moi ».

Je pense que la vie religieuse, les religieux et les autres consacrés auront toujours leur place dans l’Église sous diverses formes : soit en grandes communautés, soit en petites communautés, soit en fraternités, soit même isolés, n’ayant que des rencontres une fois par semaine avec leur Institut.

Une religieuse

Espérance inébranlable

À travers tous les bouleversements actuels de la vie religieuse qui perd peu à peu toutes ses sécurités, ma foi et mon espérance restent inébranlables. Elles reposent sur les mots de E.T. qui sont pour moi une réalité de laquelle j’essaie de vivre :

« Les religieux sont des hommes et des femmes qui croient en la Parole de Dieu manifestée en Jésus (...) au point d’engager radicalement toute leur existence terrestre pour attester au monde la Vérité de cet Amour qui s’offre à tous les hommes. »

Ceci dit, je dirais, la vie religieuse aujourd’hui, elle se vit, et c’est à travers ce qu’elle vit qu’elle peut lire son histoire et sa mission en continuité avec le don de l’Esprit fait aux différentes congrégations.

La vie religieuse n’est plus tracée à l’avance, dans un cadre, une loi. Elle doit être dans la dynamique du provisoire. N’est-ce pas sa grâce aujourd’hui ? Chacune de nous reçoit sa vie chaque matin de la main de Dieu qui lui demande de la vivre à la suite de Jésus dans l’esprit du sermon sur la montagne : attentive aux interpellations de son Esprit à travers les événements, les appels de ses frères et en communion avec ses sœurs et tous ceux qui cherchent à rendre le monde meilleur. C’est cela « vivre » aujourd’hui la vie religieuse.

Certains points se dégagent avec plus de netteté.

Dans la structure interne d’une congrégation :

  • Je crois encore à la diversité des congrégations, non pour sou- ligner les barrières qui les séparent, mais pour renforcer la communion entre elles.
  • Exigence de plus en plus grande de femmes spirituelles, sachant tenir debout pour vivre davantage insérées dans le peuple, « protégées » de moins en moins par les cadres de « leur » communauté et de « leur » congrégation.
  • Nécessité de développer lesens de la communion qui dépasse de loin le fait de vivre « en commun ». Chercher les expressions de cette communion avec ou sans structure communautaire.
  • Trouver les modes d’accompagnement des personnes et des groupes, ce qui change notre conception de la supérieure, et par conséquent notre manière de vivre l’obéissance.

Au niveau de sa mission d’Église :

  • Nos réponses aux aspirations du peuple dans lequel nous vivons : soif de vrai bonheur, soif de Dieu ; par ce qu’elle est et sa manière de vivre, la religieuse pourrait être ce « sacrement de la joie de Dieu » dont le monde a soif.
  • Les nouveaux modes de présence : serviteurs de la Parole.
  • La solidarité avec les pauvres : soit au service des plus pauvres d’aujourd’hui, soit par le partage des conditions de vie du pauvre.

Sœur Paul Lenoble, s.c.j.m., Bruxelles

Des prophètes virulents

Je vois la vie religieuse comme une profession d’amour. Celui-ci doit être à la racine de chaque acte et de tout projet de vie. Les couvents doivent être l’endroit où l’on apprend à vivre en frères, sans barrières mais non sans difficultés, où l’amour comme pardon est donné et reçu même jusqu’à soixante-dix fois sept fois. Pour moi, la vie religieuse est ce foyer qui réchauffe le monde par la force du Christ ressuscité, assez puissante pour agir au-delà de ce que nous pouvons concevoir ou imaginer.

Je vois la vie religieuse comme ayant besoin de simplification : l’Évangile comme base de toute référence. Elle a besoin qu’on la prenne au sérieux dans ce qu’elle a de plus essentiel : l’amour. Elle a besoin de prophètes assez virulents pour parler au nom de Dieu, pour la secouer dans ses contradictions, ses ritualismes, son pharisaïsme. Incomprise et même persécutée, c’est peut-être son heure de devenir, comme le petit reste, germe de salut pour l’Église.

Sœur Alfred Farrugia, Malte

Une apparente désorientation

Aujourd’hui, je vois la vie religieuse sous l’aspect d’une « apparente » désorientation. Elle se cherche, remet en question ses valeurs humaines et religieuses et semble perdre de vue sa signification première, son unité, sa raison d’être et son efficience. État désastreux si cette prise de conscience ne s’appuie que sur le déséquilibre sociologique de notre époque.

Mais ce peut être une grâce « surnaturelle », un élément d’authenticité, de vie régénérée, si l’approfondissement des valeurs religieuses se fait en confrontation des valeurs évangéliques, des appels et volontés du Seigneur, et s’enracine dans une saine et solide théologie, pour construire l’édifice d’une vie religieuse adaptée aux concepts humains de notre époque, et aux vocations spécifiques qui s’y engagent, ou désirent s’y engager.

Demain, aucune des valeurs évangéliques ne devra être minimisée, tout au contraire : décantée du superficiel, de l’accessoire, des pratiques surannées, des spiritualités avilies ou déformées, elle posera des jalons d’authenticité, de générosité, de virilité, de profondeur, sous les trois axes fondamentaux de pauvreté, chasteté, obéissance responsable – dénommés peut-être différemment, mais ancrés sur la doctrine évangélique que le Christ a révélée et voulue.

Les Religieux ? Les contemplatifs – voués à la prière – seront peut-être les seuls à garder la vie « communautaire » dans un cadre déterminé. Leurs monastères seront essentiellement « foyers de prière », lieux privilégiés de la prière.

Religieux et Religieuses devront porter le témoignage d’une disponibilité d’accueil, de partage, de collaboration avec les laïcs, sous une forme de clôture adaptée, pour une participation effective à la vie ecclésiale.

Dans la vie communautaire régnera une grande liberté, un climat de vérité, de franchise et de droiture, grâce au dialogue, dans des partages d’Évangile, des échanges communautaires, des chapitres conventuels, au risque d’affrontements positifs quand ils tendent à éviter les abus et les déviations, et à construire.

Les compétences respectives seront mises en valeur. Adultes responsables, ils agiront pour le « bien commun » – disponibles à l’Esprit Saint, plus qu’à la fidélité à une Règle, et à l’obéissance inévitablement restrictive lorsqu’elle se limite à des détails arbitraires.

Les autres consacrés – religieuses actives, missionnaires – tendent vraisemblablement à se diviser en groupes restreints, sous une très large obédience fondée sur les affinités de services. Mus par un idéal de charité, de « don gratuit », les « consacrés » auront une authentique vie de prière individuelle, alliée pourtant à leurs activités. Leurs vœux de religion – s’ils en conservent – dépendront aussi des conditions de vie sociale, de leurs engagements, et seront plutôt individuels que collectifs.

Plus ils seront insérés dans la vie sociale, plus ils devront faire preuve de leur attachement au Christ, de l’authenticité de leurs engagements et de leur fidélité à l’Église dans sa doctrine, ses enseignements et ses directives. Leur exemple et leur action auront valeur de témoignage et d’apostolat, dans la mesure de leur authenticité évangélique.

Une clarisse, Orthez

Un amour préférentiel du Christ et des pauvres

La vie religieuse aujourd’hui et demain ? L’essentiel demeurera, mais toute l’expression de celle-ci changera. Elle restera « rupture » par amour préférentiel du Christ et de tous nos frères les hommes concrétisé par un dépouillement continu, face aux trois grandes valeurs humaines : possession – amour – autonomie, afin d’être « libéré » pour transparaître l’amour du Seigneur en plein monde. Amour personnel, exigeant, joyeux pour tous et, en priorité, pour les petits, les « gens des rues », ceux qui vivent, dans l’anonymat, des valeurs (recherche de justice – de dignité – d’amour vrai) que notre présence d’Église reconnaîtra comme valeurs d’Évangile.

J’insiste sur l’appartenance à l’Église, telle quelle, avec ses failles, ses erreurs, mais aussi la présence de l’Esprit en elle, ses sacrements, approche de Dieu. Aimer une personne, une institution telles qu’elles sont est un amour adulte, qui fait la part des choses dans la foi et l’humour.

Cet amour préférentiel du Christ sera le premier critère d’une vocation ; le second étant un amour toujours plus lucide des pauvres. Cet amour de nos frères s’incarnera non pas de façon statique (ce qui pose une angoissante question à certaines formes trop structurées), mais très souple.

On a un peu oublié que Dieu était perpétuellement déconcertant et que, dans la prière, le dialogue avec les évêques responsables de l’évangélisation dans leurs diocèses, avec les consacrés, l’on découvrirait toujours mieux les appels de Dieu et des hommes.

Quant à la vie communautaire, peut-être ne nécessitera-t-elle plus toujours la cohabitation vu la difficulté de vivre en groupes des engagements différents, mais elle va nécessiter une mise en place de rencontres en transparence et en profondeur, avec partage d’évangile, prière « comme une », apport de chacune dans sa diversité qui ne cassera pas l’unité mais l’enrichira.

Il faudra, au long des années, perpétuellement raviver notre foi dans le mystère de l’Incarnation continuée par nous. Éviter donc de décrocher de la vie et du réel, qui sont les grandes sources de formation et où se vérifieront au long des années les exigences du Seigneur. Cela demandera moins une recherche de structures pour les structures, une recherche d’ organisation sécurisante qu’une audace dans la foi, une imagination dans l’espérance, un effacement devant l’inattendu de l’amour.

Toute vie consacrée va demander un engagement définitif longuement mûri. Tout vrai amour est, de par lui-même, définitif, a fortiori l’amour du Christ.

Une sœur ouvrière

Le jaillissement d’une vie

Les religieux, aujourd’hui, je les vois trop comme des gens qui se sont fait un programme d’actes religieux, de comportements religieux. Pour eux, être fidèles à leur vocation, c’est être fidèles à ces actes, à ces comportements.

Demain – et aujourd’hui déjà – je vois les religieux surtout comme des gens dont le style d’existence, de relations, d’engagements est le jaillissement d’une vie dans laquelle la personne du Christ est constamment présente et agissante (présence d’amour, présence qui bouscule).

Je les vois comme des fraternités qui, dans la continuité du Fondateur, font et transmettent une expérience du Christ et de sa mission évangélisatrice, dans des communautés d’Église et en pleine pâte humaine : là où les hommes (jeunes et adultes) travaillent, luttent, prennent du loisir et s’éduquent.

Jean Thouilleux, f.m.

Des « déviants » au nom de l’Évangile

Il n’y a pas de chrétiens qui soient appelés à être plus consacrés à Dieu que d’autres, mais pourtant certains peuvent se sentir appelés à une existence différente de l’habituelle. La différence n’est pas liée à un absolu mais à notre situation historique contingente. Le royaume de Dieu n’est pas réalisé en ce monde, les pauvres ne reçoivent pas de bonne nouvelle et des jougs sont imposés aux personnes ; les béatitudes ne sont pas vécues et les hommes ne sont pas heureux. Face à cette situation que la théologie décrit comme un péché originel et collectif, certains, à la suite de Jésus-Christ, veulent vivre aujourd’hui le royaume, autant que possible, dans notre situation historique. Et face au monde où les puissants oppriment les pauvres, ils prennent, explicitement, au nom de l’Évangile, une position opposée à la culture dominante, et deviennent des « déviants » face à cette culture. Traditionnellement cela s’est marqué par trois « non » concrets à portée publique et donc politique : non aux structures de domination, non à l’appropriation, non aux structures familiales possessives et défendant leurs lignées. En théorie, une telle attitude produit des personnes libres de vivre les béatitudes, d’aimer, de libérer et d’être heureux. Traditionnellement cela s’est fait dans deux directions : l’action de porter la bonne nouvelle, d’une part, et la joie d’être et de reconnaître les autres (la vie contemplative), d’autre part. Quand ces chrétiens font vraiment cela, ils deviennent signes de contradiction en ce monde et sont persécutés par le monde (la société dominante, qu’elle soit civile ou ecclésiastique). S’ils sont sérieux, cet engagement devrait aller jusqu’à une rupture réelle et révolutionnaire par rapport aux groupes dominants de la société, dans la joie et la paix profonde de l’Esprit.

Voilà comment je vois un sens à la vie évangélique. Malheureusement ce mouvement historique dans l’église se trouve décadent : il a prôné une vie « religieuse » dans le sens de « religiosité individuelle intériorisée », il a pris peur face au monde, au pouvoir, aux choses et aux corps. Il a confondu intention révolutionnaire et changement réel. Il n’a plus fait des gens libres. De plus, il fut récupéré par les groupes dominants civils et ecclésiastiques, devenant souvent le serviteur aveugle de structures du monde et devenant complice, idéologiquement, voire matériellement, de l’oppression des pauvres. Souvent une spiritualité (intériorisée et individualiste, confondant parfois intention et réalisation) de la vie « religieuse » a parachevé et internalisé cette récupération tout en produisant parfois des « religieux », véritables caricatures du royaume.

L’avenir ? Les congrégations religieuses au « service » du monde et de l’église « établie » peuvent vivre longtemps. Mais je ne crois pas qu’elles gardent alors un vrai sens évangélique. Par ailleurs, il y a d’autres communautés qui se trouveront dans leur lieu « évangélique » : celui des persécutés, en prison, rejetés et condamnés par les scribes et pharisiens modernes, par les sadducéens, Hérode et Pilate modernes, par les grands-prêtres modernes. J’en ai vu, en prison en Alabama pour leur solidarité avec des noirs, arrêtés en Californie pour leur solidarité avec les travailleurs migrants, d’autres persécutés pour la parole qu’ils osent dire. Pour ne parler que de situations lointaines...

Ainsi, la vie religieuse me paraît-elle pouvoir être un engagement, à la suite de Jésus-Christ, à une solidarité radicale avec les siens, c’est-à-dire les opprimés, les pauvres, les dominés.

G. Fourez, s.j.

Prière

Pour demain, comme pour aujourd’hui, que la religieuse soit vraie – heureuse – simple de cœur – un être de paix – accueillante – qui ne cherche en rien la gloire humaine ni l’efficacité aux yeux des hommes. Qu’elle soit l’humble servante des hommes, avec eux, pleine de compassion, à l’écoute. Que son cœur soit « de cœur » avec eux. Qu’elle soit quelqu’un qui les aime comme ils sont, qui apporte joie, espérance, foi en Dieu. Qu’elle soit signe de l’Amour que Dieu leur porte et que le sens de toute vie n’est autre que de demeurer en cet amour.

Monica, Saint-André
Ameugny-Taizé

Mots-clés

Dans le même numéro