Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Espérance...

Vies Consacrées

N°1975-3-4 Mai 1975

| P. 228-256 |

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Heureux celui qui meurt d’aimer

Sans relâche, ô Christ, tu m’interpelles et me demandes : « Qui dis-tu que je suis ? »

Tu es celui qui m’aimes jusque dans la vie qui ne finit pas.

Tu m’ouvres la voie du risque. Tu me précèdes sur le chemin de la sainteté, où est heureux celui qui meurt d’aimer, où le martyre est la réponse ultime.

Le non qui est en moi, tu le transfigures jour après jour en oui. Tu me demandes non pas quelques bribes, mais toute mon existence.

Tu es celui qui, de jour et de nuit, pries en moi sans que je sache comment. Mes balbutiements sont prière : t’appeler par le seul nom de Jésus emplit notre communion.

Tu es celui qui, chaque matin, passes à mon doigt l’anneau du fils prodigue, l’anneau de fête.

Et moi, pourquoi ai-je hésité si longtemps ? Ai-je « échangé le rayonnement de Dieu contre l’impuissance, ai-je abandonné la source d’eau vive pour me creuser des citernes lézardées qui ne tiennent pas l’eau ? » (Jr 2).

Toi, inlassablement, tu me cherchais. Pourquoi ai-je hésité à nouveau, demandant qu’il me soit laissé du temps pour m’occuper de mes affaires ? Après avoir mis la main à la charrue, pourquoi avoir regardé en arrière ? Sans trop le savoir, je me rendais impropre à te suivre.

Pourtant, sans t’avoir vu, je t’ai aimé.

Tu me répétais : vis le très peu de chose que tu as compris de l’Évangile. Annonce ma vie parmi les hommes. Allume un feu sur la terre. Toi, suis-moi...

Et, un jour, je l’ai compris : tu appelais ma résolution sans retour.

Roger Schutz, Taizé

Cette demi-nuit

Il me semble qu’en ce moment la vie religieuse et tous les religieux qui veulent l’être à fond, passent par une période de purification.

Ce n’est plus une voie tracée comme vers le début de ce siècle,

C’est une voie de recherche.

Il faut s’adapter... mais comment ?

Aller trop de l’avant peut être grave ;

Rester en arrière l’est aussi et même davantage.

Les plus anciens souffrent de trop de changements ;

Les plus jeunes, d’être incompris dans leur désir d’avancer.

Il y a forcément en tout cela une incertitude, une insécurité... et, si l’on accepte de vivre intensément sa vie religieuse dans cette demi-nuit, il y a une vraie Purification.

J’espère pour demain un épanouissement de la vie religieuse, mais d’une vie religieuse beaucoup plus perdue dans la foule, restant le levain dans la pâte, sans se distinguer des autres, comme sans cacher son identité.

Une Sœur Auxiliatrice, du troisième âge

Le renouveau va commencer

Aujourd’hui, en 1975, je vois la vie religieuse comme quelque chose de très simple. Je regarde Jésus dans l’Évangile et dans l’Eucharistie : je vois qu’il est le Fils du Dieu vivant et que cette merveille, cette dignité ou plutôt cette réalité, il vient nous la partager, il vient nous la rendre accessible. Jésus, lorsque je le regarde, est Fils du Père et nous le partage. Sa filiation et sa mission forment le tout de son être, ce sont comme les deux temps de sa respiration.

Par là même, c’est tout un modèle de vie que Jésus nous a laissé ; c’est par là qu’il nous séduit. L’éternelle « autorité » de Jésus !

Cette merveille d’une vie selon Jésus, comme Jésus, devenir enfant du Père et le partager aux autres, est un appel à « suivre » Jésus, à vivre de son esprit, et que l’Esprit lui-même pouvait seul donner envie de vivre. C’est ce qu’il fit au long de ces vingt siècles de notre histoire chrétienne.

Très tôt, en effet, des hommes d’abord, les femmes ensuite, se sont mis à construire un mode de vie qui permettrait de vivre comme Jésus et cela selon les vues et les possibilités socio-culturelles de l’époque. Ce fut l’origine des monastères. Ce premier type de vie religieuse et qui impliquait la construction d’un monde propre, presque autonome, indépendant du monde des gens non-moines, ce type de vie ainsi vécue, dite vie contemplative, n’était possible que dans ce monde-là, celui des monastères. Par là, les moines devinrent, face au monde et pour lui, une instance interpellante mais séparée complètement de lui.

Alors, devant ce monde sans cesse grandissant, cette première forme de vie religieuse devint bientôt trop restreinte. L’Esprit soufflait aussi ailleurs. Des hommes, et plus rapidement des femmes, ici, voulurent vivre comme Jésus, mais sans construire pour cela un monde à part ; ils voulurent vivre cela au sein même du monde. Ce fut l’origine des Ordres et Congrégations de vie dite apostolique. Depuis le début de leur histoire et jusqu’au dernier Concile, Ordres et Congrégations recopièrent pour beaucoup le type de vie monastique (office au chœur, clôture, etc.) et, d’une certaine façon bien qu’en moindre mesure, ils finirent par recréer, eux aussi, un monde à eux – je dis bien un « monde » – distant et séparé du monde des laïcs. Mais c’est la vie qui l’emporta. Et, depuis Vatican II, un aggiornamento vrai laisse enfin à la vie religieuse apostolique la possibilité de chercher et de créer sa voie propre, au sein du monde lui-même, là où elle s’était depuis toujours insérée.

Le renouveau que nous avons connu au sein de la vie religieuse, et qui couvre pour le moment une période d’une dizaine d’années, n’est pour moi encore qu’un émondage. Il était nécessaire (Jn 15, 2), mais le vrai renouveau doit encore commencer : dès que les sarments morts auront pu être enlevés sans détruire le plant.

Quoi qu’il en soit de leur histoire et de leur renouveau respectif, vie contemplative et vie apostolique tendent toutes deux à rendre possible aux hommes et aux femmes d’une époque déterminée – et de toutes les époques – de vivre comme Jésus, de cette même respiration profonde qui est la sienne : être enfant du Père et le partager au monde.

C’est à cet endroit que je vois se profiler le vrai renouveau, qui atteindra et touchera les trois conseils évangéliques. Mais ce renouveau doit encore être vécu d’abord. Cela prendra quelques années. Mais comme tout va si vite maintenant, un jour viendra où Vie Consacrée nous demandera : comment voyez-vous les vœux au sein de votre vie religieuse ? Ce jour-là (si nous sommes prêts) nous poursuivrons ce dialogue. A bientôt ?

J.-P. Holemans, ss.cc., Bruxelles

Ça pousse comme du chiendent

Pour une prospective de la vie religieuse, j’ai besoin d’en considérer le cycle historique : vie érémitique, vie cénobitique, monastique, apostolique (« en chambres de louage ») avec saint Vincent de Paul ; vie communautaire et apostolique du siècle dernier, vie consacrée dans le monde d’aujourd’hui. Il me semble que ce cycle ne peut que se rééditer demain assez rapidement. Nous assistons déjà à la nouvelle phase érémitique, vécue par une jeunesse avide d’absolu. La vie contemplative est mieux comprise, mais les autres phases ne mettront pas huit siècles à se succéder.

Aujourd’hui, religieux et religieuses sont tous, plus ou moins, en crise d’identité. Perméables aux critiques, sensibles aux mutations, agacés, ils sont aussi victimes des conformismes que des anticonformismes. Ils ont peur. Ils suivent plus ou moins les « modes » et se « complexent » contagieusement. La vie trop facile de ces dernières années n’a rendu personne courageux.

Le vieillissement, le manque de recrutement, de nombreux retraits, la fermeture de nombreuses maisons feront sursauter : sursauts de foi, d’espérance, de don de soi. Les besoins d’une Église priante et aimante feront surgir en des terrains neufs des pousses vigoureuses. (Une réflexion d’une chrétienne moyenne : « des religieux ça pousse comme du chiendent »).

Sœur Charles, N.D. de Charité, Rouen

Une source, non un musée

Comment je vois la vie religieuse ?... Dans le passé et aujourd’hui, je ne vois pas la vie religieuse, même en écarquillant les yeux. Je vois seulement ses traces historiques changeantes (ô combien !). Je ne rencontre pas « la vie religieuse », mais des gens qu’on appelle des « religieux » : leur genre de vie accuse une étonnante variété, qui défie toutes les classifications canoniques établies. La vie religieuse n’est pas un « en soi », une essence au-dessus de l’histoire. On pourrait dire : la vie religieuse n’est pas une nature, elle est une histoire : l’histoire des jaillissements évangéliques sans cesse repris dans des conditions sociales et culturelles aux fluctuations imprévisibles. Quand un garçon ou une fille s’engagent dans cette « suite du Christ » prophétique et incarnée, ils n’achètent pas sur plan : ils se dépouillent jusqu’à attendre l’inattendu. Ce que nous vivons présentement en est le salubre et dur rappel... N’avons-nous pas été victimes naïves d’une conception essentialiste de la vie religieuse ?

Mais ces hommes et ces femmes ne sont pas fous dans leur rejet des sagesses humaines trop bien calculées. Ils savent en qui ils mettent leur confiance, et que leur choix – qui est grâce – relève de la vie charismatique de l’Église, et non des structures fixes où tend toujours à retomber l’élan fondateur. Leur mission est d’actualiser dans la communauté croyante cet élan fondateur, contre la tentation liée aux indispensables installations institutionnelles. Sauf à se dessécher et à mourir, ce phénomène qu’on a fini par étiqueter « vie religieuse » ne saurait exister qu’à l’état naissant... ou re-naissant.

Ce que je vois : des hommes et des femmes qui, avec foi, humilité et espérance, jouent leur vie sur ce mouvement évangélique radical. En s’associant (sous des formes très variées) à d’autres qui font le même libre choix. Et dans la complémentarité avec d’autres formes de vie baptismale également conviées à la perfection selon l’évangile. Il s’agit de manifester au long de l’histoire toutes les richesses du mystère chrétien. Le Royaume est déjà là, le salut est décisivement acquis, il est urgent de tout quitter, proclament les existences de ces hommes et de ces femmes des communautés religieuses. Le Royaume est à construire dans l’épaisseur des tâches historiques, le salut est encore à faire advenir, disent les engagements des époux, des techniciens, des savants et des politiques. Aucun baptisé, comme nulle catégorie de chrétiens, ne peut prétendre totaliser la vérité de l’évangile. De part et d’autre, chacun doit être présent au monde et en même temps annoncer l’au-delà de l’histoire : mais chacun de façon originale et complémentaire de la façon de l’autre.

Ce que je vois aujourd’hui ? Des modalités, des usages, des rites de la vie religieuse qui meurent ; d’autres qui s’inventent laborieusement. Je vois des religieux dans le désarroi. Certains douloureux, nostalgiques ou crispés sur le passé : le changement les a surpris – ils avaient peut-être cru pouvoir « acheter sur plan ». D’autres déboussolés qui errent tous azimuts et vont sans doute lâcher... ou s’asseoir dans une médiocre résignation en pensant qu’ils sont les « derniers des Mohicans ». Les uns et les autres étaient entrés dans une « institution instituée » ; avaient-ils pleinement accepté l’aventure instituante ?

L’avenir ? Je ne veux pas me livrer au jeu d’une futurologie de la vie religieuse. Je crois simplement que ce « mouvement » fait partie intégrante de la vie de l’Église et qu’il ne saurait par conséquent cesser de surgir dans les temps futurs, sous des formes très variées. La tâche la plus urgente pour l’heure : retrouver l’élan de nos fondations. Non un simple « retour aux sources », mais un retour à l’acte de jaillissement de nos sources permanentes. Par-delà l’institution, rejoindre le courant évangélique. Ce qui suppose incarnation dans les circonstances historiques réelles et service des vrais besoins des hommes d’aujourd’hui ; et, d’un même mouvement, redécouverte de ce qu’est la relation vivante avec un Dieu à coup sûr très différent de celui que nous avons toujours tendance à nous fabriquer.

Je crois que l’Esprit n’a pas fini de nous surprendre par ses jaillissements nouveaux. Nous ne sommes pas le degré zéro de l’histoire : nous nous inscrivons dans une tradition vivante. Mais cet héritage est une semence et une source, non un musée ou une prison.

Vincent Ayel

Passés au crible

Aujourd’hui, la vie religieuse, en tant qu’institution, est bousculée par la crise de l’Église et du monde. Ceux qui la vivent sont « passés au crible ». Aussi douloureux que ce soit, c’est un bien.

Aujourd’hui, et encore plus demain, elle est et sera, non pas la forme, mais une des formes de consécration totale à Dieu. Elle est et restera nécessaire à la vie de l’Église parce qu’il en va de sa nature d’être un témoignage public de l’absolu de Dieu. C’est le sens des vœux et de la vérité de son amour par une vie vécue « en frères », dans des groupes petits ou grands, ouverts à tous.

Les religieux et religieuses présenteront de multiples visages : le moine, dont la vie est en priorité ordonnée à la louange et à la contemplation, et le religieux ou la religieuse enfouis dans la condition commune des travailleurs et partageant totalement cette condition, sont également nécessaires à la vie de l’Église et de l’humanité.

Ce qui semble également certain, c’est que religieux et religieuses, quoi qu’il en soit de leur forme de vie, ne seront plus des hommes et des femmes « à part », mais des hommes et des femmes de leur temps et de leur monde.

Un risque ? Oui ! Mais n’est-ce pas le risque encouru par Dieu en s’incarnant ? Il en est mort, mais il vit.

Sœur Anne, N.D. de Charité, Rouen

J’ai envie de continuer

Si on me demande aujourd’hui, après quinze ans de partage de vie en Institut Séculier, ce que cela représente pour moi, je dirai c’est une rencontre avec d’autres ; plus qu’une rencontre même, presque l’intrusion acceptée et voulue de ces autres dans tous les aspects de mon existence : expression de ma foi, profession, famille, affections, loisirs, dépenses, etc., pour que je réponde mieux à un appel.

Par mon baptême, ma vie entière est déjà sous le regard de Dieu et je dois en être consciemment responsable dans toutes les formes de mon activité, mais si je reste seule, je risque de m’illusionner moi-même. Bien sûr les parents, collègues et amis se chargent, et souvent sans ménagement, de me faire réfléchir sur mes attitudes. Cependant si j’accepte, comme étant ma vocation, d’entrer dans un groupe où je reconnais dès l’abord à ses membres le droit « de se mêler de ce que je fais », c’est différent.

Extérieurement, dans ma vie rien n’est changé, je garde mon travail, mes amis, ma maison, mais mon regard doit se modifier. Petit à petit, il va falloir que mon cœur s’élargisse à des dimensions plus vastes, que je laisse craquer mes limites. C’est très exigeant et c’est très long. Exigeant pour arriver à une sorte de désappropriation de soi-même tout en restant dans son milieu habituel et sans rien perdre de sa personnalité. Au contraire, chacune de nous doit rester différente et s’accomplir dans une ligne qui lui est propre. Long aussi, pour parvenir à changer d’esprit quand la pente naturelle me pousse à penser que j’ai raison et que ce sont les autres qui ont tort.

Dieu me parle donc à travers les autres et d’une façon toute spéciale à travers les membres de mon équipe. Cela ne m’empêche pas de le chercher et de le rencontrer « en direct ». La relation personnelle à Dieu est encore rendue plus nécessaire pour trouver la force dont j’ai besoin en vue du chemin que je suis invitée à parcourir, autant que pour rendre grâce.

Tout Institut a son caractère propre, son « charisme », ligne de force privilégiée à laquelle chacune s’efforce d’être fidèle. Pour nous, le charisme s’énonce comme : la volonté de travailler à la « libération intégrale et solidaire des hommes » (Populorum progressio) en participant là où nous sommes à la lutte contre l’injustice, en lien avec le mouvement ouvrier organisé, en tant que contestation évangélique d’une société basée sur la force et l’argent.

Honnêtement je dois dire que ce spécifique ne m’était pas très familier ; j’ai eu du mal à m’en pénétrer, plus de mal encore à en vivre, peut-être parce qu’il me plongeait dans le collectif, l’engagement dans les structures, là où tout n’est pas si simple ni pur. Ce qui m’a aidée, c’est qu’ayant vécu l’assemblée générale au cours de laquelle nous l’avons remis à jour et réénoncé, j’ai touché du doigt, en voyant la foi qui nous animait, que la volonté du Seigneur s’inscrivait pour nous dans cette voie.

Alors, au fil des mois, j’ai essayé de m’en inspirer, de m’en rapprocher, et un jour, à la faveur tant d’événements internationaux (le drame du Chili) que de circonstances professionnelles (graves problèmes collectifs et personnels dans mon travail), j’ai découvert que j’étais dedans, que cela s’adressait effectivement à moi, que je pouvais en vivre, j’en ai été très heureuse.

Autre aspect de mon existence, que je partage avec beaucoup d’autres, c’est la présence de parents âgés et malades et le conflit de devoirs qui en découle. Si je ne suis pas interpellée, je risque de m’enfermer dans un univers clos et de refuser mon nécessaire épanouissement, dont le but n’est pas égoïste mais en vue d’un meilleur service de tous. Par contre, si je consens à être remise en question, d’une part j’en découvre un aspect positif : solidarité avec tous ceux qui subissent aussi les contraintes d’une vie quotidienne difficile (manque de temps, d’argent, de logement, de relations) mais en même temps, je vais chercher comment me libérer. Il est possible que je me fasse une idée excessive de mon rôle, peut-être les intéressés eux-mêmes gagneraient-ils à retrouver un peu d’autonomie, ou bien est-ce que je ne devrais pas requérir une aide extérieure pour suppléer à mon absence ?

Quelles que soient les questions que nous nous posons, quelles qu’en soient les données, l’important est que finalement ce soit ma réponse que je donne, nul ne peut prendre de décision à ma place, j’en garde l’entière responsabilité.

Je sais aussi que ce ne sera jamais terminé, que j’aurai toujours à me convertir, mais un simple regard sur les années écoulées me suffit pour constater que les difficultés rencontrées ne sont rien en face de la joie que j’ai eue à découvrir le Christ avec les autres, dans une profonde amitié fraternelle, pour chercher à répondre ensemble à la mission qu’il nous confie.

J’en rends grâce et j’ai envie de continuer !

Colette

Un monde trop petit

La vie religieuse d’aujourd’hui se situe entre la vie religieuse d’hier et celle de demain. Il n’y a que les saints qui sont en avance sur leur temps, comme Mère Cabrini dans sa vision d’« un monde trop petit » pour elle. Cette vue généreuse fait contraste avec une autre attitude, bien décrite par Shakespeare dans Le Marchand de Venise, et que Pie XII rappelait un jour à des religieuses : « Mon petit corps est effrayé par ce vaste monde ». Une sorte de lassitude du monde, de pieux ennui n’était pas rare chez les religieuses d’hier.

Vint Vatican II. La réserve exagérée, un tas de formes inutiles disparaissent sous l’effet du souffle d’air frais introduit dans l’Église depuis que Jean XXIII l’a ouverte sur le monde. Comme nous le savons tous, les effets de cet air frais sur l’Église et, en particulier, sur les communautés religieuses furent comparables à une tempête. Les résultats se manifestent à la fois dans certaines déviations et dans une réorientation positive.

Il y a un souci manifeste de pénétrer jusqu’au cœur du message chrétien, dépouillé de certains atours d’une époque, spécialement dans les pays du Tiers Monde marqués par la culture occidentale.

En jetant un regard purement phénoménologique sur la vie religieuse aujourd’hui, sans porter de jugement immédiat, on peut partir de ce qui est obvie et remonter vers ce qui est essentiel, mais moins apparent et pas encore renouvelé entièrement. Ce qui apparaît au premier regard, c’est une proximité plus grande des modes de pensée contemporains, en particulier en tout ce qui concerne l’« humanisation » au sens le plus large. Cet idéal d’humanisation, séculier dans son origine, mais affirmé par le religieux comme étant chrétien – et il l’est finalement – diffère beaucoup de l’humanisme chrétien qui portait la marque de l’individualisme. Il conduit à une conception plus humaine de la vie de communauté, de la dignité de l’autre, spécialement du pauvre, de l’opprimé et de tous ceux qui appartiennent à la grande masse. Les religieuses d’aujourd’hui, surtout celles du Tiers Monde, désirent être des « femmes pour les autres ». Concrètement, on entend cela comme un engagement actif pour la réalisation progressive d’une plus grande justice sociale au profit des masses des non-privilégiés et des rejetés, tâche aussi lente et pénible que nécessaire. Elle n’exclut pas non plus la contestation et le combat. On peut faire face au risque d’idéologie par une nouvelle prise de conscience ecclésiale au niveau de l’Église locale, de sa présence et de ses besoins.

Tout à tous, faim et soif de justice, et aussi de justice sociale (Mt 5, 6) : c’est là une esquisse valable du message évangélique du Royaume. Il est à espérer qu’une compréhension par l’intérieur, – don de la grâce, – du cœur du message évangélique pour situer l’ouverture des religieux au monde, ou plutôt pour assumer cette ouverture à l’intérieur de la réalité eschatologique, le futur absolu de Dieu dont le religieux est appelé à témoigner devant le monde.

Et qu’en est-il de la prière ? Avec l’aide appréciable apportée par les méthodes orientales de contemplation et de concentration, une ancienne vérité resurgit : il ne suffit pas que la prière baigne tous les domaines de la vie religieuse. Plus que jamais, il faut lui donner la priorité, c’est-à-dire suffisamment de temps à lui consacrer, intériorisation de sa vocation, discipline personnelle, ce qui est le prix d’une maturité chrétienne chez le religieux ; elle est souvent invoquée, mais jamais pleinement atteinte.

Sister Elisabeth, o.s.b., Manila

Radicalisme évangélique

Malgré toute la différenciation apparue dans l’histoire, l’état des conseils est un. On perd un temps précieux, qu’il vaudrait mieux consacrer à Dieu, quand on souligne dans de stériles subtilités les différences entre religieux et autres consacrés (que l’on pourrait encore distinguer de multiples façons). Cela a plus de sens d’insister sur ce qui existe de commun entre eux, au-delà de toutes les différences qui ont, bien sûr, le droit de continuer à exister. Prendre au sérieux le bloc des conseils évangéliques, théologiquement indissociables, voilà ce qui unit vocations contemplatives, actives et mixtes, ordres, congrégations et instituts séculiers. C’est la virginité qui marque la ligne de partage la plus nette (cf. 1 Co 7) : on ne peut pas être à la fois vierge et marié ; mais la virginité signifie totale disponibilité au Christ (dans son Église !), ce qui inclut abandon de toute possession et volonté d’obéissance. Évidemment les conseils, précisément lorsqu’on les perçoit dans leur unité théologique, n’ont de sens que comme expression du don total d’amour à Dieu dans le Christ et l’Église, comme la Tradition l’a toujours vécu et enseigné. Il n’existe aucune raison de modifier ou de supprimer la structure fondamentale de l’état des conseils, lequel prend ses racines dans l’Évangile. Réformer cette structure ne peut signifier que ceci : libérer cette structure fondamentale d’ajoutes inutiles et mettre en lumière sa réalité profonde.

La vie des conseils est radicalisme évangélique. D’où il importe par-dessus tout que les conseils ne soient pas édulcorés ni émoussés. Ce n’est que lorsqu’ils sont vécus de manière radicale qu’ils peuvent eux-mêmes s’affermir et éclairer les hommes comme « lumière sur le chandelier ». Que les hommes reconnaissent cette lumière ou qu’ils cherchent à l’éteindre parce qu’elle est pour eux un trouble-fête, cela n’est pas notre affaire.

Avant tout, en n’enlèvera pas sa force à l’obéissance, et cela sous aucun prétexte. Fait ainsi celui qui la réduit à une simple éthique de situation (obéissance à la volonté de Dieu s’exprimant chaque fois dans la situation), ou encore celui qui, dans une communauté, ne reconnaît plus que les décisions communes (la majorité a raison), ou bien celui qui voudrait supprimer radicalement l’autorité spirituelle dans l’Église et l’obéissance à un ordre (qu’il soit facile ou ardu). L’éducation à la perfection dans la pauvreté et la virginité n’est possible que par des renoncements tangibles ; ainsi l’éducation à l’obéissance parfaite ne l’est-elle qu’à travers une soumission effective aux ordres d’un « père spirituel », d’une « mère spirituelle ». C’est là l’expérience bientôt deux fois millénaire de l’Église ; et il n’est nullement prouvé que l’on puisse arriver sans cela à quelque chose, au contraire. L’obéissance parfaite, telle que Pacôme, puis Benoît et Ignace l’ont toujours exigée et recherchée, n’est pas liée à une époque, mais elle a un sens christologique et elle est, par là, de tous les temps. Elle se situe au cœur de l’état des conseils, comme le montre Thomas d’Aquin ; pauvreté et virginité y sont incluses : elles sacrifient des biens plus extérieurs, tandis que l’offrande de l’obéissance livre le fond de la personne, dans la suite du Christ.

C’est la libération de l’amour chrétien qui donne sens aux conseils. Cela doit aujourd’hui et demain se manifester plus visiblement, chez ceux qui vivent les conseils. Ceux-ci ne sont pas de simples « moyens » pour avoir, par exemple, plus de temps pour l’apostolat ; ils sont l’expression d’une décision de se donner totalement à Dieu et à son œuvre en ce monde. Ils ne sont nullement des « moyens » au service d’une perfection privée ; il n’y a d’autre perfection chrétienne que la désappropriation d’un membre de l’Église au service de l’œuvre de rédemption du monde. Cela vaut pour tous les contemplatifs (cf. Thérèse de Lisieux) comme pour tous les actifs.

Cette mise en disponibilité de tout l’homme afin de mieux être au service de l’amour sera, dans l’avenir, la mission propre de tous ceux qui vivent dans l’état des conseils. Être libre de tout égoïsme, de tout repliement sur le moi propre, son importance, son salut terrestre et éternel, de tout retrait, dans une fuite neurotique, loin des hommes et du monde. Il s’agit ici d’une attitude intérieure et non pas de l’acquisition d’une télévision dans les monastères cloîtrés (soi-disant pour être plus proche du monde !). Qui vit pauvre, doit apparaître vraiment comme un « frère des pauvres » ; qui vit dans la virginité doit manifester que son don au Seigneur le rend capable de maîtriser en lui la concupiscence, de sorte qu’il puisse faire jaillir en vérité (dans le couvent ou dans le monde) l’amour désintéressé du Christ envers ses frères les hommes. Qui obéit doit faire percevoir qu’il peut « rencontrer Dieu en toutes choses », et a fortiori en tout homme, comme en un sacrement de la présence du Christ. C’était sans doute ce qu’entrevoyait Dostoïewsky dans son Aljosha, même s’il n’a pu donner davantage forme à sa vision.

Il ressort de tout ceci que le rapport vertical à Dieu et le rapport horizontal au monde et aux hommes doivent former une synthèse parfaite dans la vie des conseils. Cela vaut aussi bien pour les formes les plus extrêmes de la vie contemplative, aussi bien pour l’érémitisme (en effet, l’ermite n’a sa raison d’être que parce qu’il vit pour le Dieu sauveur du monde et il ne rencontre Dieu que comme le Dieu tourné vers le monde) que pour les instituts séculiers, et que pour toutes les formes de vie intermédiaires. Et si l’ermite ou la carmélite vivent avant tout tournés vers Dieu, mais le Dieu de la Croix et de la résurrection, et donc vers le Dieu sauveur du monde, le membre d’un institut séculier vit, lui, d’abord orienté vers le monde, mais toujours dans la force de la dimension verticale dont il se nourrit et se renourrit chaque jour dans la prière et la méditation. Sans cela, le sel s’affadit et toute orientation vers le monde devient stérile ; car on n’apporte plus au monde que ce qu’il sait et possède déjà, et souvent mieux que ceux qui vivent dans l’état des conseils.

Peut-être le radicalisme du contemplatif est-il plus aisé à comprendre et plus attirant pour les gens décidés que le radicalisme de la vie dans le monde. C’est pourquoi la vie contemplative a, en général, plus de vocations aujourd’hui que l’autre voie. Mais il est possible que jouent aussi, dans cette attirance de la vie strictement contemplative, d’autres motifs psychologiques et non spécifiquement chrétiens : la civilisation actuelle va sans cela irrémédiablement à sa perte, celui qui œuvre encore à cette civilisation s’en fait pour le moins complice. C’est la fin des temps, il faut se préparer au milieu de la nuit à la venue de l’époux... Il est possible que, dans l’héroïsme de pas mal de vocations, se cache une pointe de défaitisme larvé. « Demeurer » dans le monde, en dépit de la condition d’étranger et de pèlerin qui s’attache à la vie chrétienne, est aujourd’hui peut-être plus difficile. C’est aussi ce qui, dans les pays où l’Église est persécutée, reste l’unique possibilité.

Mais les appels de Dieu sont différents, et ils le resteront dans l’avenir. Que chacun suive son appel.

H. U. von Balthasar

Au milieu du gué

La vie religieuse est aujourd’hui au milieu du gué.

Il y avait de nombreux Instituts, fortement organisés en fonction de formes de vie déterminées ou d’œuvres précises. Il y aura... quoi ? Qui peut le dire avec certitude ? En tout cas, la plupart des Ordres et Congrégations sont en train de subir une mutation profonde, du seul fait de la massive diminution des effectifs. Là où on se contente d’attendre passivement les effets de cette diminution, en colmatant tant bien que mal les brèches, en essayant de survivre aussi longtemps qu’on pourra, la question d’un avenir de la vie religieuse ne se pose plus à proprement parler ; on ne s’est pas engagé dans le passage de la rivière, on vit et on meurt sur place et toute la fidélité réelle qui, de gré ou de force, est fixée dans ces décisions portera de toute façon du fruit pour Dieu, dans la communion de l’Église. Mon propos est de réfléchir ici à la situation de tous ceux et de toutes celles qui ont vu dans les transformations de notre monde et les ouvertures de Vatican II un appel de Dieu : ils ont quitté la vieille rive et ils se sont mis en route sur un chemin dont seules les toutes premières étapes étaient bien balisées.

Ils se trouvent aujourd’hui au milieu du gué, l’eau monte dangereusement. On peut relever, me semble-t-il, plusieurs causes de désarroi.

D’abord, dans trop de cas, l’option pour le renouveau est restée timide ou, ce qui est pire, n’a pas été franche. Les « expériences », comme on dit, sont plutôt concédées que prises en charge. Il ne faut pas s’étonner si des personnes laissées à elles-mêmes dans une aventure qu’on leur tolère d’entreprendre, s’y perdent, s’y usent ou s’y découragent.

Ensuite la dislocation des anciens cadres a souvent révélé de façon cruelle le manque de maturité et de personnalité de beaucoup de religieux et de religieuses. Tous n’accèdent pas d’emblée à la liberté spirituelle. Pour plusieurs, un stade de fausse liberté est inévitable où se déchaînent les processus de compensation. Tout simplement, il y a une pauvreté humaine que les anciens cadres endiguaient, camouflaient et même, au mieux, rendaient féconde en l’intégrant dans un ensemble ordonné. Beaucoup de compréhension et de charité sont ici nécessaires, mais aussi l’espérance est mise à l’épreuve.

Plus généralement et plus profondément, l’abandon des anciennes structures, en supprimant les problèmes artificiels, met en lumière les vrais problèmes, ceux qui éprouvent en son cœur la liberté des personnes. Vivre en communauté la charité du Christ, vivre en fidélité la « livraison » aux hommes est une tâche difficile (et même impossible, au sens évangélique précis où il est impossible aux hommes d’entrer dans le Royaume de Dieu). Dans une communauté évangélique où chaque « petit » a toute l’importance qu’il a aux yeux de Dieu, où chacun est invité à vivre dans la vérité, où les libertés ne sont pas court-circuitées, la loi ne peut être que le pardon inépuisable qui, à son tour, conforme le plus sûrement à la Passion du Christ. Tous ne peuvent le supporter. Il va de soi aussi qu’il est souvent plus difficile de vivre la fidélité à la consécration religieuse dans une vie plus exposée, moins protégée.

Enfin nous vivons aujourd’hui le problème lancinant de la rareté des vocations. On s’est loyalement engagé dans le chemin des réformes et, même où cela s’est fait avec un maximum de courage et de sagesse, la relève tarde à venir. On ne voit pas les fruits des décisions prises et le doute s’insinue ou un découragement subtil.

Nous sommes au milieu du gué : les eaux nous entourent et nous sommes désemparés.

La première tentation est de retourner sur nos pas, de regagner en hâte la rive assurée du passé. Il me semble qu’il y a là, sous le couvert de la sagesse, une méconnaissance profonde du sens de la vie religieuse dans l’Église, qui n’est pas d’être une institution puissante et efficace mais, par essence, de témoigner de la liberté et de la pauvreté évangéliques.

L’autre tentation serait de se laisser emporter par les courants du milieu du fleuve. C’est une sorte de fuite en avant qui peut prendre toutes sortes d’aspects, avec, toutefois, l’élément commun d’un doute à l’égard de la vie religieuse : ce n’est plus en elle qu’on met son espoir mais en des causes et en des moyens humains ou plus particuliers. Des personnes et des équipes en viennent à se définir exclusivement par leur engagement social ou professionnel, par leurs relations amicales, par leur insertion ou leurs méthodes apostoliques. Je ne pense pas seulement à une sécularisation poussée jusqu’à la perte d’identité, mais aussi à ce qu’on pourrait appeler des engouements divers. Je voudrais m’exprimer ici à la fois avec franchise et avec respect. Pour qui suit depuis une dizaine d’années la vie des communautés religieuses, il est frappant de constater comment les vagues successives des mouvements de renouveau dans l’Église y sont reçues et répercutées comme dans un bouillon de culture privilégié : légion de Marie, monde meilleur, focolari, sessions diverses, mouvement charismatique. Loin de moi de contester ni la valeur et l’importance de ces mouvements, ni le bienfait de leur influence sur la vie religieuse. Avouerai-je que je suis déconcerté de voir, à chaque coup et quelquefois au moins dans les mêmes personnes et les mêmes groupes, resurgir le même enthousiasme, la même joie d’avoir trouvé la formule ? Comme si nous avions affaire à un public de purs consommateurs. Il est parfaitement légitime et même recommandable de se servir de ces moyens, voire de s’engager pour telle de ces causes particulières, mais je craindrais qu’en s’engouant pour eux, on ne perde le sens ferme et caché de la vie religieuse et la continuité de l’engagement. A la limite, le sens de la vie, la force qui fait vivre ne se trouvent plus dans la consécration religieuse ; le lieu originel où se vit l’Évangile n’est plus la communauté, mais on cherche tout cela dans l’appartenance à un groupe, dans tels moments forts, dans telle rencontre inoubliable.

Nous avons quitté l’ancienne rive, pour vivre, au cœur du monde, dans la pauvreté évangélique des moyens, dans l’obéissance d’une foi priante, dans la vulnérabilité d’un amour désarmé. C’est pour cela que nous sommes partis, parce que, à l’appel de l’Église et dans le discernement des signes des temps, il nous apparaissait clairement que l’authenticité de la vie consacrée aujourd’hui et la fidélité à sa fonction de toujours requéraient cet ensemble de changements importants que nous avons connus et la mobilité qu’ils inauguraient. Aucune des causes de désarroi rappelées plus haut ne peut ébranler, à mon sens, la validité de cette décision. Ces difficultés sont dans l’ordre des choses, on devait les prévoir. Elles ne peuvent justifier ni un retour en arrière, ni l’abandon de l’identité religieuse en faveur de n’importe quel engouement.

Le mouvement amorcé est un mouvement de purification, de dépouillement, de concentration sur l’essentiel ; son ressort est l’éternel ressort de tous les renouveaux dans l’Église, et particulièrement de toutes les grandes fondations religieuses : un retour à la pureté de l’Évangile pour répondre, sous une inspiration de l’Esprit, aux besoins du temps. Telle est et telle doit rester la seule référence ultime en fonction de laquelle l’effort de rénovation de la vie religieuse exerce son autocritique et opère son discernement. Nous ne devons pas perdre de vue l’exigence originelle de vérité évangélique qui nous a mis en marche.

Des formes encore inconnues peuvent naître (qui aurait prévu par exemple, dans une prospective d’il y a cinq ans, le « retour de l’Esprit », l’actuel mouvement charismatique ?) ; il est impossible de se figurer avec quelque précision la configuration que va prendre l’univers des religieux, impossible de tracer les chemins futurs de la fécondité évangélique. Une chose est certaine, c’est que ces chemins tendront toujours à s’identifier à celui du Christ « qui n’est pas venu pour être servi mais pour servir et qui donne sa vie en rédemption pour la multitude ».

Alors je rêve,... non, je vois déjà des religieux et des religieuses qui traversent obstinément le gué, sans se laisser ni effrayer ni entraîner par les courants de tous sens, mais dans une double et unique fidélité à la Parole de Dieu et à leurs frères du monde. Ils vivent humblement un ministère d’Église ou n’importe quelle tâche professionnelle, n’importe quel engagement humain comme l’expression, le corps d’un amour qui est celui même de Dieu continuellement reçu dans la prière et fraternellement partagé. Trois références me viennent à l’esprit pour décrire ce religieux : un mot de Péguy sur le « véritable honnête homme : Ce n’est pas celui qui se conforme du dehors à des règles, c’est celui qui reste à sa place, travaille, souffre, se tait ». Celui de Thérèse de l’Enfant Jésus : « Dans le cœur de l’Église ma mère, je serai l’amour ». Et enfin un verset du prophète Michée (6,8) : « On t’a dit, homme, ce qu’il faut faire, ce que Yahvé réclame de toi : Rien d’autre que d’accomplir la justice, d’aimer avec tendresse et de marcher humblement avec ton Dieu ».

Une vie honnête, lisible (parce qu’elle est écrite en gestes d’hommes comme tous les autres), où ce qui doit et peut être fait est fait ; mais non point figée dans la perspective du devoir à accomplir ; au contraire toute traversée et, pour ainsi dire, durablement bouleversée par la tendresse, par ce que la Bible appelle les entrailles de la miséricorde, par une qualité du cœur pour qui chaque « plus petit » compte infiniment et la rencontre la plus furtive est grosse d’une amitié virtuelle.

Mais on n’aime jamais assez, on aime toujours mal et une pareille vie n’est supportable que si elle est tout entière sans cesse reçue de Dieu dans la prière, l’humble marche en sa présence, racine contemplative indispensable de toute vie consacrée.

« Aux hommes, c’est impossible mais pour Dieu tout est possible ». Or, de par l’appel de Dieu, il est donné à des hommes de vivre ainsi. Là où cet amour n’est pas seulement incarné dans des personnes particulières mais devient la loi réelle, vivante d’une communauté, là donc où la communauté est un lieu où se vit en vérité et transparence la charité du Christ, la vie religieuse existe, elle porte témoignage et, de la façon que Dieu voudra, elle donnera du fruit.

Ici l’image du gué devrait céder la place à une autre, évangélique celle-là : saint Pierre marchant sur les eaux à la rencontre de Jésus. « Voyant la violence du vent, il eut peur, et, comme il commençait à enfoncer, il cria : « Seigneur, sauve-moi ! » Aussitôt étendant la main, Jésus le saisit : Homme de peu de foi, lui dit-il, pourquoi as-tu douté ? »

Jean-Marie Faux, s.j.

Appels nouveaux de l’Esprit Saint

Parler de la vie consacrée telle qu’elle jaillit aujourd’hui sous des formes multiples est une tâche pleine de périls : ou bien on se laisse enfermer malgré soi dans les concepts ou catégories hérités du passé, au risque de ne pas reconnaître la valeur de certaines expériences actuelles, ou bien on accorde à celles-ci le privilège exclusif de l’authenticité, au risque d’attirer l’attention sur des formes éphémères ou même douteuses.

Il ne faut pas se méfier trop vite de ce qui s’inspire du passé, ni prétendre que certains essais préfigurent la vie religieuse de demain. Que savons-nous de demain ?

Pour cerner le sujet que j’ai choisi de traiter, j’essaierai de ne pas parler des « formes » de la vie religieuse qui ont pour elles la garantie du passé et le confort du droit. Vont-elles encore durer longtemps ? Je n’en sais rien et la pyramide des âges de leurs membres n’est un argument pour personne. Je ne ferai non plus aucune monographie d’une expérience nouvelle déterminée.

Mais j’ai été, et je suis encore souvent, le confident de désirs ou de projets de vie consacrée renouvelée. J’en vois même qui commencent à exister. Je voudrais simplement décrire dans ces pages les lignes de force, les constantes qui m’apparaissent. Je les écris librement, prêt à renoncer à mes timides affirmations devant ceux qui sont mieux informés que moi, et plus rapidement encore devant les leçons des prochaines années.

Le noyau central

La consécration se résume en un seul nom, une seule personne, Jésus. Qu’on ne me dise pas que ce n’est pas nouveau et qu’il en a toujours été ainsi. J’en conviens presque, et j’en rends grâces. Mais la consécration au Seigneur a le plus souvent été voulue et vécue, dans le passé, au sein d’une structure religieuse, et avec les garanties de sécurité que cette structure apportait. J’y reviendrai plus loin.

Le récit de la conversion de saint Paul me permet de dessiner clairement le caractère original, ou plutôt originel, de la consécration aujourd’hui. Je ne m’attarderai pas à détailler et à analyser : chacun peut se reporter à l’un des trois récits que nous en donnent les Actes des Apôtres. Mais je soulignerai, dans la lumière de cet événement, les points-clés de l’expérience spirituelle aujourd’hui.

1°) La conversion. - Car il s’agit d’abord d’une conversion : pas nécessairement de l’incroyance à la foi, mais toujours d’une inconnaissance à une reconnaissance. Une vocation religieuse apparaissait souvent jadis comme le développement d’une graine depuis longtemps déposée dans le cœur. Aujourd’hui, même chez ceux qui ont toujours cru, et même chez des personnes déjà consacrées, apparaît un fossé, et même un abîme entre la veille et le lendemain. Il y a un « avant » et un « après » la conversion. Parfois soudainement, parfois sous le choc d’une épreuve ou au cœur d’une situation qui oblige à remettre en cause toute une existence, le Seigneur est devenu « quelqu’un » qui envahit tout le champ de la conscience et les profondeurs de l’être et qui exige toute la vie. Il a frappé au cœur par son Esprit Saint, il se révèle d’emblée comme un contemporain, un vivant, cheminant aujourd’hui, à l’instant même, sur cette route d’Emmaüs où chacun est toujours engagé. C’est lui, on le reconnaît à coup sûr alors qu’on ne l’avait jamais vu.

Qu’on ne se moque pas, avec la suffisance pharisienne de ceux qui savent, de ces « mouvements de Jésus » qui parcourent aujourd’hui la jeunesse de tous les pays. Trop facilement on les plaisante, au fond parce qu’on est jaloux de leur jaillissement ou parce qu’on les redoute. Et d’avance on se prépare à avoir désespérément raison le jour où l’épreuve de la durée conduirait peut-être ces jeunes à renoncer.

Et pourtant, dans ces appels qui retentissent partout, et dans toutes les confessions chrétiennes, nous avons le noyau central de toute consécration aujourd’hui. Jésus prend le cœur et toute la vie. Peu à peu il révèle tout son mystère, il conduit au Père, il inspire toute l’activité, bref il se fait chemin sur lequel on marche sans peur, vérité dans laquelle son Esprit fait pénétrer davantage chaque jour, vie au-delà du temps qui passe.

2°) Le dialogue. - Cette conversion qui désormais se renouvelle chaque jour s’affermit et s’exprime en un dialogue explicite : le Seigneur appelle. L’autre demande « Qui es-tu ? », mais il connaît déjà la réponse. Ainsi, ce dialogue devient écoute de la Parole, une Parole qui traverse le texte écrit pour interpeller aujourd’hui, mais aussi réponse explicite à cette Parole dans une prière incoercible et prolongée.

3°) Le « radicalisme » de la foi. - J’hésite à employer cette expression ambiguë, mais j’espère que, chemin faisant, les nuances apparaîtront.

Là encore on me dira, et justement : « les anciens que nous avons connus dans la vie religieuse, et toutes ces innombrables générations de moines et moniales de tous Ordres, et tous ces ancêtres qui ont évangélisé nos régions, il y a une quinzaine de siècles, oserez-vous dire que leur foi n’était pas radicale ? Et d’ailleurs qu’entendez-vous par le « radicalisme » de la foi ? » Je ne juge pas, et surtout je ne déprécie pas le passé, auquel j’ai conscience de tout devoir. Je sais que cette « foi de l’Église » que j’invoque chaque jour à la Messe pour suppléer à mon manque de foi, est tout entière transmise par cette « immense nuée de témoins ». Qu’on me permette cependant de m’en tenir à un regard sur l’aujourd’hui de l’Esprit Saint.

La foi de beaucoup de nouveaux consacrés d’aujourd’hui est radicale. Non au sens où elle s’appuierait sur le texte évangélique pris à la lettre. Je n’ai pas rencontré la moindre tendance fondamentaliste d’une interprétation littérale et simpliste de certaines paroles de Jésus, sans respect du contexte, de la cohérence de l’inspiration de l’Esprit Saint, ou de la lecture en Église.

Mais s’il n’est pas question pour eux de prendre aveuglément la parole du Seigneur au pied de la lettre, ils entendent bien par contre la conduire à ses dernières conséquences. Ainsi de la pauvreté vraiment saisie comme un abandon absolu à la conduite quotidienne et paternelle de Dieu ; ainsi de l’obéissance à l’ultime parole de Jésus « Vous serez mes témoins », qui amène certains nouveaux consacrés à témoigner à tout prix, tout de suite et partout. Aucune hésitation devant l’évangélisation directe, alors que nous avons depuis longtemps justifié notre silence ou notre aphasie par les règles de la prudence et de la discrétion, du respect de l’autre, et, depuis quelque temps, par les difficultés du « langage de la foi ».

Ce « radicalisme » de la foi conduit ces nouveaux consacrés à s’engager dans une totale pauvreté de moyens et sans le secours d’aucune structure. Il est, en effet, relativement facile de faire vœu de pauvreté au sein d’une famille religieuse qui pourvoira jusqu’à la mort inclusivement aux besoins de ses sujets. Il est relativement facile d’abriter sa fragilité sous le couvert de vœux perpétuels dans la stabilité d’une congrégation qui égrène les générations.

À ceux qui entendent aujourd’hui l’appel à la consécration, il semble que cette façon protégée de la vivre ne leur permettrait pas d’aller jusqu’au bout des exigences dernières des paroles de Jésus. Peut-être est-ce là une explication partielle de la diminution du nombre des candidats à la vie religieuse instituée.

Je sais que la question que je pose est ancienne. Beaucoup d’ordres ou de congrégations ont connu, à l’origine, le conflit entre le « prophétisme » du fondateur (son radicalisme) et l’esprit de sage organisation de ses successeurs (pensons à saint François d’Assise et au Frère Élie). Je sais aussi qu’il est plus aisé d’être radical dans la foi pendant six mois que de cheminer dans la nuit pendant toute une vie. Je sais encore qu’il est plus simple de réaliser un tel idéal lorsqu’on est trois que lorsqu’on appartient à un Institut puissant aux membres nombreux. Mais, encore une fois, je dis ce que je vois. Et ce que je vois me paraît prophétique et m’interpelle vivement. Qu’est-ce donc, dans ma vie concrète, qu’une foi radicale ? Et que signifie « porter à ses ultimes conséquences » les paroles de Jésus : « Si vous aviez la foi comme un grain de sénevé... » ?

4°) Le célibat. - J’ai toujours su que le célibat pour « le Royaume des cieux », ou « pour être sans partage au Seigneur » était une exigence de la vie consacrée. Ceci est tellement net et clair que, jusqu’à ces dernières années, on ne pouvait concevoir une pensée différente. Sans doute, des traditions adventices plus discutables s’étaient-elles ajoutées au sujet des « états de vie » et de la « supériorité de la vie religieuse » (je dis bien : religieuse) sur l’état de mariage, etc.

J’ai été témoin au Concile des combats livrés pour ou contre cette affirmation, aujourd’hui pacifiquement reçue, de la vocation de tout baptisé à la sainteté. Oui, que tout baptisé, religieux ou marié était appelé à la sainteté ou, si l’on veut, à la consécration de sa vie à Dieu ! Et je constate que la consécration n’est pas réservée aux célibataires – que des gens mariés donnent toute leur vie au Seigneur sans éprouver le besoin de se séparer l’un de l’autre. Je constate que leur foi est aussi radicale que celle des personnes qui ont le charisme du célibat. Je constate que certains conduisent en même temps l’initiation nécessaire à la vie consacrée, et la préparation au mariage que sont les fiançailles. Je ne tire aucune conclusion de ces remarques. Je dis ce que je vois. Et cet appel retentit au cœur de gens de tous âges, aspirant au célibat ou envisageant le mariage ; des fiancés, des jeunes mariés et des mariés plus anciens. Le Seigneur se moque bien de l’âge, et s’il lui arrive d’appeler en apparence plus de jeunes que d’anciens, c’est sans doute parce que les premiers sont plus proches de l’enfance, l’âge préféré du Seigneur, et surtout parce qu’ils sont moins encombrés de bagages.

Au terme de cette première partie de ma réflexion, je pense pouvoir redire que le noyau central de la vie consacrée, le noyau qui est au cœur de tous les appels d’aujourd’hui est réellement l’amour absolu, exclusif, radical de Jésus.

La communauté

1°) J’ai été tenté de lier à ce noyau central l’appel à la vie communautaire, tant je suis frappé de l’attrait grandissant pour la vie consacrée vécue en groupe. Ce qui m’a empêché de le faire, c’est l’existence, au-delà des siècles, d’un courant érémitique. Il y a aujourd’hui comme hier des ermites. Ils ont choisi follement le Christ, mais, pour eux, la solitude est le lieu de la rencontre.

Mais le courant communautaire est très fort, au point même qu’il apparaît comme une vérification de l’authenticité de l’appel à suivre le Christ.

Là encore, on m’objectera que ce courant a toujours existé, au point que la vie religieuse canonique se reconnaît et se définit dans l’Église parce qu’elle se vit en communauté.

Sans doute, mais presque partout des communautés religieuses d’hommes et de femmes ont ressenti le besoin d’éclater en petites « fraternités ». L’expérience a rendu ambigu le mot communauté. Aussi s’est-on efforcé de redonner vigueur à la réalité par un nom plus suggestif, et, peut-être, plus exigeant.

2°) Presque tous les fondateurs d’ordres ou de congrégations ont considéré la communauté comme essentielle à la vie religieuse. Leurs écrits forment un tissu continu, et une tradition spirituelle dont il serait intéressant de faire l’histoire.

Mais de l’intuition première à la réalisation durable, bien des éléments interviennent qui modifient parfois substantiellement le sens de la communauté primitive. D’abord la poursuite d’un itinéraire personnel exerce une influence réductrice. Le souci de favoriser un espace de solitude nécessaire a conduit chacun à l’isolement face à Dieu, et à part des autres. Au terme d’une telle formation, la communauté, souvent même dans un monastère, ressemble plus à un faisceau d’individus reliés de l’extérieur par une règle et un supérieur, qu’à une cellule du Corps Mystique dont tous les membres s’organisent par des « articulations » et des « jointures » (Ép 4).

Nous constatons aussi que l’accroissement du nombre des personnes rend difficiles ou superficiels ces échanges profonds qui sont la vie de toute une communauté, le sang qui en irrigue le corps. Mais quand celle-ci, trop nombreuse, se segmente en « maisons », comme cela se produit dans beaucoup d’instituts, l’interchangeabilité des membres dissuade chacun d’investir ses forces et son cœur dans un partage avec des commensaux qu’il n’a pas choisis, soit, mais dont il est destiné à se séparer à court terme. Bref, le grand nombre dilue et isole les personnalités et affadit la qualité de la communication.

Ajoutons que dans le passé (le présent en est encore lourd) on a accepté dans des noviciats alors florissants (il en fut de même dans les séminaires) des candidats au psychisme fragile ; on s’aperçoit à la longue que les années accentuent les déficiences. Je citerais volontiers ce que fait dire Bernanos, un peu trop sévère, à la Prieure des Carmélites : « On compte un certain nombre de vraies religieuses, mais bien davantage de médiocres et d’insipides ». Et de fait, dans le passé, on a souvent considéré la communauté comme un nouveau sein maternel. On l’a choisie dans l’espoir plus ou moins conscient d’y être « porté » à l’abri des difficultés du monde et, trop rarement, pour la construire en responsable d’un destin commun.

3°) Aujourd’hui le courant communautaire qui se dessine présente plusieurs caractéristiques de nature à le protéger contre cette sorte de stérilisation.

Tout d’abord ces communautés restent peu peuplées. Elles se fondent en des endroits divers et multiples, et ne se posent pas encore la question de l’essaimage. Le problème du nombre se posera sans doute dans l’avenir, mais l’attention des animateurs est très vigilante sur ce point.

Par ailleurs elles bénéficient d’une double réflexion théologique qui se développe depuis une génération : une réflexion sur l’Église, et une réflexion sur l’unité de l’amour.

L’Église est cette réalité mystérieuse (mystique) qui annonce Jésus-Christ dans la triple manifestation du témoignage, du service et de la communion. Une communauté de consacrés doit en être le symbole parlant, la figure authentique. Une telle communauté ne peut se constituer sur un faisceau de saintes âmes, poursuivant, chacune pour elle-même, sa propre carrière spirituelle. Mais elle devient une image transparente de l’Église quand chaque membre accepte d’en devenir responsable et garant. Cela doit être clair avant tout essai. J’insiste sur ce point, car la capacité d’assumer pendant toute une existence une mission qui rend impossible le repliement sur soi est le premier critère de l’aptitude à vivre en communauté. Ainsi le candidat à la vie consacrée en communauté, loin de céder à la tentation de considérer celle-ci comme une mère-refuge, la regardera-t-il plutôt pour ce qu’elle est : une épouse. Voué au Christ avec lequel il ne fait qu’un par sa consécration, il est conduit à faire une expérience personnelle d’une parole de saint Paul : « Maris, aimez votre femme comme le Christ a aimé l’Église et s’est livré pour elle » (Ép 5). Et toute sa vie en est illuminée.

Et s’il s’agit de gens mariés consacrés, la même lumière spirituelle éclaire et leur vie conjugale et leur vie communautaire. Nous n’avons pas fini de sonder le mystère de l’Église, assez riche pour créer les visages innombrables qui peuvent l’exprimer. Nous ne sommes qu’au début de découvertes qui orienteront, j’en suis persuadé, l’avenir de l’Église.

Une autre réflexion théologique actuelle nous aide à mieux comprendre qu’il n’y a qu’un seul amour. La vie religieuse du passé a peine à se dégager de multiples dualités qui se sont quelquefois traduites en opposition ou en exclusives : vie active et vie contemplative ; vie de prière (quelquefois assimilée indûment à la vie religieuse) et vie d’apostolat professionnel ; action et contemplation ; amour de Dieu et amour du prochain, etc.

Cette présentation de la vérité en termes antinomiques est étrangère à la mentalité d’aujourd’hui et sans doute à l’Évangile. Celui qui est saisi par le Christ a le cœur tellement pris par l’amour qu’il ne peut s’empêcher de prier et d’ouvrir en même temps son cœur à ses frères. Car il n’y a qu’un seul amour. Bien plus, cet unique amour oblige la communauté à se présenter sans cesse comme un livre bien ouvert sous les yeux des passants, comme une source toujours offerte à la soif de ceux qui sont dehors. Comment pourrions-nous en effet témoigner de l’amour de Dieu qui nous presse si notre amour fraternel n’en était pas le sceau d’authenticité ?

Je n’écris pas pour exhorter pieusement, mais parce que je sais qu’aujourd’hui des consacrés au Seigneur, vivant en de telles communautés, expérimentent cette voie spirituelle aussi rigoureusement ascétique que mystique. Comme me l’ont dit plusieurs de ceux-là : « Nous sommes obligés, par cette vie fraternelle, à une transparence envers les autres, une transparence à retrouver sans cesse : nous devons être comme une vitre bien lavée ».

La vie au milieu du monde

1°) Tout ce que je viens d’écrire conduit à penser que le temps de la radicale séparation du monde par la « fuite au désert » ou par la clôture semble définitivement révolu. Je fais exception, bien entendu, pour certaines vocations personnelles de type érémitique ou pour des périodes, utiles à tous, de solitude avec Dieu. Encore faut-il que ce choix puisse interpeller nos contemporains et ne laisser aucune prise à un soupçon de mépris du monde.

La quête aujourd’hui est celle du partage intégral de la vie des hommes, dont l’Église s’est éloignée. Ce partage intégral de leur vie peut se réaliser aussi bien à la campagne qu’à la ville, selon l’appel de chacun. Là où vivent et se rassemblent les hommes, là germeront des communautés.

J’ai déjà indiqué comment cette quête expliquait la création de « petites communautés à taille humaine ». Les gens vivent habituellement soit en appartement, soit dans des maisons individuelles, en familles peu nombreuses : deux ou trois adultes, autant d’enfants. Si les consacrés se rassemblent en groupes beaucoup plus étoffés, ils seront comme des grumeaux au milieu de la pâte humaine – et ils cesseront de vivre « comme les autres ». Bien plus, les bâtiments qui les abriteront, devant être à la mesure de leur nombre, ils apparaîtront comme des signes nouveaux de la puissance d’une Église incapable de s’appauvrir, ou incapable de vivre dans le monde sans la protection de fortes structures.

De cette volonté de partage découle une autre conséquence : le travail salarié. Chaque membre de la communauté est amené à trouver du travail, à temps plein ou à temps partiel, à droite ou à gauche, selon sa compétence ou la loi du marché. Ce travail s’exerçant à l’extérieur ne dépend plus du rythme de la vie commune. Il lui impose bien plutôt ses propres contraintes.

2°) Il faut donc lucidement ouvrir les yeux sur l’ensemble des servitudes, définitives, que le partage de la vie des hommes imposera à de telles communautés. Mais si elles consentent à rester radicalement fidèles aux exigences évangéliques, si elles veulent les suivre jusqu’à leurs ultimes conséquences, elles connaîtront une vraie solidarité avec les petites gens, avec les tâcherons de la croissance économique des riches, et même avec les oubliés et les marginaux de cette croissance, en un mot avec les plus pauvres.

3°) Ils s’indigéniseront aussi parmi ceux qui n’ont pas la foi, car ils découvriront expérimentalement qu’aujourd’hui ceux-ci deviennent les plus nombreux. Et ils découvriront surtout que la foi n’est plus « normale », au point que ceux qui ne l’ont pas seraient des sortes d’infirmes. Au contraire, l’incroyance devient normale, ou plutôt l’inintérêt pour les choses de la foi, avec ce soupçon permanent contre tout ce qui paraît avoir quelque connivence avec l’Église.

Pour ces consacrés vivant au milieu des hommes, l’évangélisation ne sera pas une sorte d’expédition spirituelle partant d’un lieu bien protégé, pour y rentrer après être allé « porter » la Bonne Nouvelle à des déshérités de la foi dont on n’a rien à recevoir en ce domaine. Elle ne sera pas une sorte de mouvement de haut en bas. Mais elle commencera par un long enfouissement, car les hommes d’aujourd’hui ne seront accessibles au signe profond qui leur est fait, que s’ils ont découvert non des « bienfaiteurs », mais des frères, solidaires d’un même destin. Aussi l’évangélisation ne se fera-t-elle pas à coup de « témoignages » – il y a peu de témoignages qui ne soient truffés de verbalisme et d’idéologie – mais elle sera le fait de témoins de l’invisible. Le Christ n’a pas dit « Vous donnerez des témoignages », mais « Vous serez mes témoins ». Et toute la Bonne Nouvelle ne se résume pas en des discours, mais dans le don absolu d’une personne, celle du Fils de Dieu fait homme, mort, ressuscité, vivant aujourd’hui pour le salut intégral de l’humanité. C’est cela qu’il faut rendre sensible et visible en recommençant en quelque sorte l’aventure du Verbe.

4°) Ce partage de la vie des hommes conduit aussi à une certaine manière de combattre contre l’injustice, où qu’elle soit, localement ou dans l’univers. Sur ce point précis, l’expérience des consacrés en est encore à ses débuts. Mais je pense à ce que Dom Helder Camara stigmatise sous l’expression de « spirale de la violence » ou sous celle des « sept péchés capitaux de notre temps (racisme, colonialisme extérieur ou intérieur, guerre, paternalisme, pharisaïsme, évasion, peur) ». Et je constate, comme un signe plein de promesse, que la plupart de ces nouveaux consacrés ont fait un choix résolu de la non-violence.

En réalité, le partage intégral de la vie des hommes conduira nécessairement les consacrés d’aujourd’hui et de demain à rejeter ou à combattre toutes les formes d’aliénation qu’engendre sans cesse parmi les hommes la soif dévorante de l’argent ou la rage de la puissance.

Conclusion

Qu’on ne croie pas pour autant que tout ce qui naît aujourd’hui comme formes de la vie consacrée répond à ces critères. A travers la diversité de ce qui se cherche, j’ai vu aussi des échecs. Et parmi tout ce qui paraît fleurir, il faudra aussi que passe l’épreuve des contradictions, celle du temps et celle des faiblesses.

De même, qu’on ne croie pas que les formes anciennes de la vie religieuse n’ont aucun espoir de se renouveler. Je connais, ici ou là, des essais qui répondent très bien à ce que j’ai essayé de décrire, stimulés sans doute par l’interpellation de cet effort de renouvellement aux sources et qui travaille le cœur de tout consacré dans les formes les plus classiques.

Je connais aussi des monastères qui, restant fidèles à leur ligne traditionnelle, ont pris la responsabilité d’aider et de soutenir efficacement des essais absolument différents de ce qu’ils sont. Mais ils ont conscience que c’est le même Esprit qui les anime. Car l’Esprit de Dieu travaille partout intensément, mais il a besoin, pour son action créatrice, d’une vraie liberté et d’un encouragement plein de sagesse.

La consécration religieuse prend l’être tout entier et la vie dans tout son déroulement. Aussi l’activité apostolique exercée traditionnellement est partie intégrante de la consécration. Mais il importe de souligner que, de plus en plus, les activités à caractère caritatif, social ou scolaire, seront, comme il se doit, prises en charge par l’État ou par des organismes privés. Mais pas les plus pauvres. Quant aux activités pastorales, elles deviendront progressivement le lot du Peuple de Dieu tout entier, et elles seront assurées par des « ministres », serviteurs de la croissance de l’Église. Mais cela veut dire en même temps que les consacrés gardent leur place à part entière, mais plus signifiante (prophétique) qu’exclusive, dans une Église où chacun aura réappris à « répondre » de son baptême.

On comprendra dès lors que les catégories tranchées qui séparaient jadis les Instituts religieux selon leur spécificité apostolique tendent aujourd’hui à s’estomper.

Dans ce monde où la chrétienté de jadis achève de s’effriter, et où la sécularisation des mœurs et de la culture progresse rapidement, ceux qui consacrent leur vie au Seigneur le font de moins en moins en vue d’une tâche apostolique déterminée. Ils s’engagent avant tout pour attester que le Seigneur est le vivant et que sa Bonne Nouvelle n’est pas un message, mais un « acte » qu’il accomplit parmi nous aujourd’hui. Ainsi sera-t-il bien évident qu’ils lui appartiennent, et qu’ils ne justifient pas leur existence par leur activité, mais par leur être, et leur être donné au Seigneur.

Si cette appartenance au Seigneur requiert tellement aujourd’hui d’être vécue en « petites communautés à taille humaine », c’est pour que leur don et leur amour soient authentifiés par un amour fraternel qui peut se voir par tous parce qu’il est ouvert à tous. Un chrétien, un consacré, à lui seul, n’évangélise pas. Il n’est témoin de l’invisible qu’il voit que s’il est en Église, dans une Église visible aux yeux des autres. Car c’est l’Église qui évangélise.

Cette ressemblance qui rapproche de plus en plus entre elles des communautés d’origine pourtant diverse nous fait remonter à une époque où le concept de vie monastique (d’origine basilienne, colombanienne ou bénédictine) recouvrait toutes les formes possibles de présence ou d’activité évangélisatrices dans l’Occident barbare. Peu importe cette timide incursion dans un domaine historique où nous aurions beaucoup à apprendre ou à retrouver. Une Église faite de telles communautés s’épanouissant dans tous les lieux où s’agglutinent les hommes d’aujourd’hui ne serait sans doute pas une Église puissante en œuvres et en institutions. Mais l’Esprit du Christ y aurait la liberté d’inventer.

† Gérard Huyghe

La vie religieuse, c’est écouter au fond de son âme une voix unique et qui ne peut être confondue avec aucune autre, une voix qui invite et dit : Viens ! C’est l’acte paradoxal de courage par lequel, au-delà de ses propres forces et comme soutenu par une force d’en haut, on ose répondre : oui !

Puis cet impétueux détachement libérateur qui, comme François, dépouille celui qui a obéi de tout ce qui lui est propre, de tout ce qu’il a de plus beau, de plus utile et de plus cher sur la terre. Et c’est ainsi que celui qui a été appelé se lance léger et joyeux dans le chemin qu’il a choisi. Et c’est alors cette absorption intérieure, ignorée des profanes, qui fait découvrir par anticipation dans la cellule de l’oraison, spirituelle ou chorale, le point de rencontre de la conversation béatifiante du ciel. Puis le retour, paraissant à la fois ridicule et sublime, du nouveau petit frère au milieu de ses anciennes connaissances et du monde profane, sans plus rien demander et pour tout donner, en découvrant une communion nouvelle avec ses frères d’autrefois et avec les hommes curieux de voir le phénomène étrange de l’homme-frère : une communion qui permet de leur parler d’une manière évangélique, comme personne n’ose le faire dans la conversation habituelle, et qui permet également d’écouter des confidences secrètes qui ne sont faites à personne d’autre qu’à cet humble initié de l’école du Christ.

Voilà la réponse, plutôt vécue qu’exprimée en termes spéculatifs : voilà ce qu’est la vie religieuse.

PAUL VI

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