Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

À la suite de Jésus aujourd’hui

Vies Consacrées

N°1975-3-4 Mai 1975

| P. 130-142 |

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Une histoire d’amour

C’est une question qui va très loin. En effet, on n’envisage pas d’être religieuse comme on envisage un métier ou une profession, ou comme on fait partie d’un mouvement. Il s’agit de quelque chose de bien plus profond, qui prend toute la vie. Au fond, il s’agit d’une histoire d’amour...

Pourquoi deux jeunes envisagent-ils de faire route ensemble pour toute la vie : c’est parce qu’ils s’aiment.

Pourquoi suis-je religieuse ? C’est parce que j’ai pris conscience de l’amour dont Dieu nous a aimés en son Fils Jésus et parce que j’ai eu la conviction qu’il m’appelait à le suivre, à me donner à lui sans partage.

Frère Charles de Jésus écrivait peu de temps après sa conversion : « Dès que je crus que Dieu existait, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour lui ».

Lorsque le Seigneur Jésus, au bord du lac de Tibériade, a rencontré les premiers disciples, il les a appelés. C’est toujours l’amour de Dieu qui est premier, qui prend l’initiative, et ils ont répondu, ils n’ont pas raisonné, ils n’ont pas demandé d’explication, ils ont tout laissé et ils l’ont suivi.

La vocation religieuse n’est pas de faire telle ou telle chose, c’est plus profondément répondre à un appel, c’est suivre Jésus parce qu’il est « Dieu avec nous », parce qu’il a « les paroles de la vie éternelle ». Il me semble qu’à la racine de toute vocation religieuse, il doit y avoir cette prise de conscience de l’amour dont Dieu nous aime, ressentie comme un appel à le suivre.

Il y a plusieurs manières de suivre Jésus et de l’imiter, et c’est ce qui explique la diversité des formes de vie religieuse, ainsi que le nombre et la variété des Instituts. Mais ce qui demeure commun et ce qui est spécifique de la vie religieuse, c’est cette consécration de toute une vie à Dieu, par amour. Faire vœu de chasteté, de pauvreté, d’obéissance, cela veut dire : se donner à Jésus dans la fidélité d’un amour sans partage, ouvrant en même temps, comme lui, notre cœur à tous les hommes, nos frères, être pauvre comme lui « qui n’avait pas une pierre où reposer sa tête », être obéissant comme lui « qui s’est fait pour nous obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix ».

Pourquoi ai-je choisi la Fraternité des Petites Sœurs de Jésus ? Je l’ai choisie parce qu’elle est centrée sur le mystère de la vie de Jésus à Bethléem et à Nazareth et que je me suis sentie poussée à l’imiter dans cette pauvreté et dans cet enfouissement.

Lorsque Dieu s’est incarné, il est venu à nous silencieusement, sous les traits d’un tout petit enfant pauvre, livré par amour entre nos mains, et pendant trente ans, il a partagé l’existence obscure et sans renom d’un pauvre artisan de village, à Nazareth. Il n’a rien fait, sinon être le frère et l’ami de tous en partageant leur vie. Dans un monde d’efficience et de technique mais où tant d’êtres souffrent et ont soif, avant tout, d’être aimés et respectés, nous avons choisi d’imiter Jésus dans ce partage quotidien de la condition sociale des pauvres, essayant simplement de nous faire l’un d’eux dans le respect et dans l’amitié, sans aucune tâche de direction ou d’enseignement et allant de préférence vers ceux qui sont rejetés ou méprisés pour être au milieu d’eux un signe de la tendresse dont Dieu les aime.

Et dans ce monde d’aujourd’hui, déchiré par tant de luttes et tant de divisions, ce dont nous voulons aussi témoigner, c’est que le Seigneur Jésus est venu nous rappeler qu’au-delà de tout ce qui nous sépare et qui nous divise, tout homme reste pour nous un frère.

C’est bien une vie contemplative, centrée sur la personne de Jésus et vécue au milieu du monde pour y être comme le levain dans la pâte : pauvres parmi les pauvres, nomades avec les nomades, ouvriers avec les ouvriers.

Il s’agit toujours, dans des situations concrètes très différentes et souvent douloureuses, de « croire et d’aimer » en s’efforçant de vivre les exigences des Béatitudes. Il me semble que, plus que jamais, les hommes d’aujourd’hui sont en recherche de Dieu, ils ont un immense besoin de se savoir aimés et sauvés et nous voudrions leur crier, par toute notre vie, que Dieu existe, qu’il les aime et qu’il les attend.

Que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, à travers les époques, la vie religieuse a pu et pourra revêtir encore toutes sortes de formes selon les besoins et l’expression du temps, mais elle demeurera toujours ce don total d’un être à Dieu, parce que lui nous a aimés le premier. La vie religieuse pour moi, c’est d’abord essentiellement cela : une mystérieuse union intérieure au Christ qui prend toute ma vie.

Une petite sœur de Jésus

Ne pas quitter le monde

Je crois que la vie religieuse consiste finalement à ne pas quitter le monde : décider d’y rester, d’y « demeurer », d’aller au plus creux, au plus dense de ce qu’il est pour le forcer à révéler son dernier secret : son tourment de Dieu.

Oui, il s’agit bien de provoquer le monde par la vie religieuse pour que ce même monde exprime, précisément par la vie religieuse, le désir que Dieu fait peser sur lui : désir de lui-même.

Oser lire sur tous les visages la soif de Dieu ; à la fois l’exciter et l’étancher par les gestes de la vie religieuse où Dieu creuse et comble en nous le tourment de lui-même, et qui est sa création : donne-moi à boire !

Je crois que la vie religieuse consiste finalement à ne pas vouloir être parfait, pour que le monde puisse reconnaître en nous ce qui gémit en lui : sa propre pauvreté, sa virginité et son obéissance.

Que le paria ou le riche, de chez nous ou d’ailleurs, puisse se retrouver en nos misérables renoncements aux biens,

que la femme, mère heureuse au milieu de ses fils, soit réjouie par notre promesse de célibat et notre stérilité,

et que le monde puisse reconnaître sa moderne liberté créatrice en notre vœu où l’obéissance nous mortifie,

comment cela se fera-t-il ?

La vie religieuse consiste à aller à la messe avec tout le peuple chrétien pour y célébrer la livraison de Dieu au salut du monde.

Nous ne chantons plus les chants du monde où l’homme fête sa terre, ou sa bien-aimée, ou son propre pouvoir. Ces chants – si beaux parfois – ne sont plus les nôtres, car la seule louange est notre façon à nous d’être humiliés, ramenés à la terre pour rejoindre le grain qui pourrit en son creux comme la promesse d’une résurrection.

C’est pour cela qu’à la messe, nous chantons un peu plus fort dans la mêlée des consonances ecclésiales : « Nous attendons ta venue dans la gloire. O, ce jour-là... »

Xavier Dijon, s.j.

Mené tout droit en avant

Aujourd’hui, c’est étonnant de remarquer que plus le monde « progresse » techniquement, plus nos vies – en tant que chrétiens, et surtout comme religieuses – divergent et se remarquent. Plus le monde devient complexe et ballotté comme un esquif sur les vagues, errant d’une chose à l’autre, plus frappant encore est le témoignage de celui qui regarde vers le Christ seul et qui est mené tout droit en avant.

En cette époque où l’homme sait tout, comprend tout, explique tout, le mystère de notre appel et le bonheur qu’il nous apporte reste une interpellation forte pour ceux qui nous entourent, une pierre d’achoppement pour beaucoup ; pour d’autres, « l’icône » qui les ouvre au mystère même de l’amour de Dieu.

Aujourd’hui, ce sont ceux qui ont tout perdu pour le Christ qui ont ce dont le monde a tellement soif : le temps.

Le temps pour Dieu.

Le temps pour l’autre.

Le temps pour se laisser imprégner de l’amour de Dieu et de le rayonner librement et allégrement pour les autres.

Le temps d’écouter.

Le temps de chercher inlassablement, dans la prière, le visage du Christ et de pouvoir mieux le reconnaître caché dans le prochain.

Le temps de partager le cheminement d’un autre.

Le temps de prier.

Et peut-être seulement ceux qui ont tout perdu pour suivre le Christ peuvent retrouver ce que « le monde » a perdu en acquérant tout : « le bonheur des béatitudes ».

En cette époque avec ses abondances de projets où tout est pressé, serré, serions-nous appelées à vivre pleinement dans la gratuité du salut – une présence d’écoute, de disponibilité – rendant possible encore la respiration du monde ? Aujourd’hui, avec tant de gens accablés par une culpabilité, serions-nous appelées à danser dans l’abondance du pardon de Dieu ? Quand l’Église elle-même, en essayant de rencontrer les gens là où ils sont, est tentée d’une sécularisation, source de division, serions-nous appelées à concrètement trouver notre unité dans une profonde rencontre vécue avec le Christ ? Vivre une parabole de communion dans un monde de plus en plus individualiste. Témoigner les vraies relations humaines. Chanter la louange de Dieu.

Dans l’intimité, au plus profond de nous, il nous parle, il nous enseigne, il nous fait part de ses secrets – il nous réjouit le cœur...Comment pourrions-nous refuser de porter la beauté dont il nous a vêtues, de rayonner le bonheur dont il nous comble, de refléter la lumière qui éclaire nos cœurs, de chanter la louange qu’il a mise sur nos lèvres ?

La vie consacrée : un signe d’anticipation

une lumière qui éclaire le chemin devant. Oser vivre déjà ce que nous espérons, comme levain dans la pâte de l’humanité. Cela exige beaucoup de notre part. Veillons à ne pas nous laisser prendre par l’attrait de la gloire temporelle. Retrouvons ensemble l’essentiel, caché dans le Christ. Simplifions notre vie pour le laisser transparaître. Dépouillées des « bagages » qui empêchent notre marche vers Dieu, restons disponibles au souffle de l’Esprit. Prenons au sérieux nos vœux : que notre regard soit fixé sur le Christ, notre oreille attentive à sa seule parole, notre cœur animé uniquement par son amour, et notre personne disponible, tout entière à son service. Ainsi, et seulement ainsi, nous pourrons renaître, tous ensemble, lavés de tout ce qui empêche les autres de croire.

Sou, Saint-André
Ameugny-Taizé

Sa présence, son don, son œuvre

Aujourdhui
comme elle a été
comme ce qu’elle sera
la vie religieuse ne s’enferme pas dans une définition
car elle est vie au cœur du monde.

En pauvre
comme on mendie le pain
comme on mendie la foi
Sa présence dans ce pain pour tous ceux qui ont faim...
avoir faim
Sa présence en ma foi pour ceux qui ne voient pas...
marcher droit dans la nuit
sentir, connaître cette présence, se désinstituer pour la restaurer.

Livré à son don
parce qu’il est solitude en trois
vivre sa chasteté aimer qu’il vive plus vivant que moi-]
sans choisir, puisqu’il nous a choisies
sans élire, choisir une fraternité
et toujours par-donner
dans l’unique espérance
pour la grande amitié et l’universalité
espérer sa prière pour tous et pour chacun
rester dans sa prière

Travailler à son œuvre
sans œuvre à soi
crier le grand cri de l’Esprit
dans un premier jusqu’au dernier soupir
oser goûter ce qu’il en coûte
de son obéissance
obéir à l’amour
le regarder sauver, nous sauver
le laisser garder et livrer sa parole
et crier son amour
en silence... dans le oui de Marie.

Que ta présence
ton don
ton œuvre
dans la vie religieuse
dans ton Église
raniment notre foi, notre espérance, notre amour.
Que notre action de grâces pour hier, aujourd’hui et demain
soit vivante en la tienne
Et que nous osions dire avec toi : notre Père...

M. J. M., La Hulpe

Un acte révolutionnaire

Le 2 février 1975, je prononce mes derniers vœux dans la Compagnie de Jésus. Par là, la Compagnie répond à mon engagement personnel du 8 septembre 1958, en s’engageant elle-même vis-à-vis de moi ; elle m’accepte dans la grande fraternité de tous mes frères jésuites.

Certains disent aujourd’hui que pareille démarche est anachronique, ou que c’est une simple formalité. En fait, dans notre monde souffrant de tant d’aliénations, il s’agit d’un geste de foi, d’un jaillissement d’une vie nouvelle, bref d’un acte révolutionnaire.

Le jaillissement d’une vie nouvelle – une révolution – implique toujours deux aspects : d’une part, la contradiction de ce qui est vieilli et injuste dans une société déterminée à un moment de l’histoire ; d’autre part, l’espérance en un monde nouveau, qui se traduit par l’acte révolutionnaire destiné à transformer le monde réel en un monde vrai.

En ce sens, Dieu est l’être révolutionnaire par excellence, la source intarissable de cette vie nouvelle : tout au long de l’Ancien Testament, il contredit l’injustice et l’immoralité de l’homme ; il lui donne l’espérance en un homme nouveau, en une terre nouvelle ; et son acte révolutionnaire s’incarne dans la personne de Jésus-Christ livrant sa vie, pour s’accomplir dans sa résurrection par la force de son Esprit.

Ainsi, par les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, la Compagnie exprime sa foi en Jésus-Christ ressuscité et sa volonté de le suivre : elle veut être à la fois signe de contradiction dans un monde empoisonné par la course à l’avoir, au plaisir et au pouvoir, et signe d’espérance pour l’homme qui essaie de croire en un monde autre : celui du partage fraternel, de la dépendance joyeuse et du don de soi. Elle veut vivre dès aujourd’hui la réalité de demain, selon la promesse du monde parfait auquel tous les hommes sont destinés, où l’amour est sans mélange et sans fin.

Dans le contexte mondial de crise qui s’annonce avec cette année 1975, année sainte que l’Église veut vivre dans un esprit de réconciliation, j’entends bien, par mes vœux, poser un acte qui m’engage totalement et ne pas réciter une formule ou me contenter de mots.

Si je savais exactement à quoi cette démarche m’engage, je n’aurais pas besoin de m’engager. Mais, recueillant les données de mon histoire qui m’ont conduit jusqu’ici, et affirmant le lien spécial au successeur de Pierre en vue de la mission universelle, affirmant aussi la solidarité qui me lie aux compagnons de Jésus avec qui je veux faire route, il s’agit pour moi de faire le saut inconditionnel dans l’amour de celui qui m’a aimé le premier.

Marc Chodoire, s.j.

Ma vie est très normale

Qu’est-ce que la vie religieuse ? Je ne crois pas que ce soit compliqué parce que c’est un mystère d’amour. Si je demande à un fiancé : pourquoi as-tu choisi telle jeune fille plutôt qu’une autre ? il dira : « je ne sais pas, mais il y a un attrait, quelque chose qui m’attire » ce quelque chose c’est ce que j’appelle l’inexplicable, le mystère. Dieu existe, Jésus est venu, il est ressuscité, il est vivant, il a choisi et choisit encore des personnes qui pourraient témoigner d’une manière particulière de son existence, de son amour. Tous nous sommes appelés à aimer, les mariés, les prêtres, les sœurs, les célibataires, mais l’expression sera différente.

Pour ma part, je crois réellement que je suis faite pour aimer selon le mode de la vie religieuse. Je dis bien pour moi car, et c’est cela le merveilleux, chacun doit trouver sa vocation personnelle, sa manière propre d’aimer.

Entre le Christ et moi, existe un lien, une alliance, un amour qui m’attire et me comble. Je lui appartiens de tout mon être. Notre amour s’exprimera par la prière, la vie fraternelle, les rencontres avec les personnes.

Ma vie est très normale, il n’y a rien à cacher. Nous vivons à trois sœurs dans une petite maison près de l’école. Une sœur et moi-même enseignons toute la journée, la troisième s’occupe du ménage et de la paroisse. Nous nous retrouvons pour les repas et pour passer la soirée. Une partie de cette soirée est consacrée à la prière « là où deux ou trois sont réunis en mon nom... ». Vous savez autant que moi que l’amour exige une perte de temps. Comme le disait Michel Quoist dans son livre Réussir : « Si un jeune époux rentrant près de son épouse lui dit : tu sais, je t’aime beaucoup, mais je travaille pour toi, je pense beaucoup à toi, mais je n’ai pas le temps de m’asseoir – je ne sais pas, dit l’auteur si l’amour sera solide ». Ainsi moi aussi je dois savoir donner du temps au Seigneur. Nous avons un temps de prière communautaire, puis un temps de prière silencieuse et personnelle. Dans ce dialogue avec Dieu, il me semble qu’il me dit : « Tu es tellement à moi que je voudrais que tu me fasses connaître par ta vie », un peu comme il a dit à Madeleine à la résurrection : « Ne me garde pas, va vers mes frères et dis-leur... ». Ma vie doit donc signifier qu’il vit, qu’il existe, qu’il est amour. Vous pensez bien que, s’il n’existait pas, je ne lui consacrerais pas toute une vie. Je crois sincèrement être à ma place puisque j’y suis heureuse et justement un auteur disait : « Ce que l’on croit est toujours un peu mystérieux et ne s’explique jamais comme deux et deux font quatre. Mais c’est aussi ce que l’on croit qui suscite au fond du cœur la joie et le bonheur. »

Sœur Claire, Court-Saint-Étienne

Renouveau ?

Ils étaient des milliers, leurs rangs étaient serrés
Ils allaient tête haute : ils travaillaient pour Dieu !
Pourtant, vus de très près, leurs buts étaient mêlés
Quant à la construction du Royaume en tout lieu...

Alors, souffle puissant, l’Esprit les a « vannés » Lc 3,17
Eux conservaient l’espoir de lendemains meilleurs...
Mais plusieurs sont tombés ou se sont égarés :
Ils ne comprenaient plus, Dieu devait être « ailleurs ».

Peut-être que demain il s’en trouvera peu, Lc 9,57
Pour répondre au Seigneur « Je te suivrai toujours »
Mais qu’importe après tout ! S’ils transpirent le feu,
Dieu saura bien par eux brûler le monde un jour.

Ils iront deux ou trois, quelquefois un peu plus, Lc 10,1
Envoyés du Seigneur, en avant, devant lui.
Us iront dire aux gens dont il n’est pas connu
Que Dieu s’appelle amour et qu’il vient aujourd’hui.

Ils vivront avec Dieu, source de leur ardeur, Lc 10,2
Force, joie et lumière où leur don s’enracine.
Ils aimeront aussi, souvent, au cœur à cœur,
Contempler longuement celui qui les fascine.

Ainsi que des agneaux envoyés chez les loups – Lc 10,3
Semeurs de sang, mordants, écrasants, déchirants –,
Us combattront le mal et recevront ses coups,
Mais en demeurant doux, pleins de paix, bienveillants.

Désencombrés de tout, ils n’auront d’autres liens, Lc 10,4
Que ceux de Jésus-Christ, ils n’auront d’autre loi
Que son saint Évangile, ils n’auront d’autres biens
Que quelques « Béthanie » où conforter leur foi.

Ils pourront recevoir salaire mérité, Lc 10,7
Mais ils devront donner gratis et en surplus...
Us mettront en commun ce qu’ils auront gagné
Cherchant à s’en servir comme ferait Jésus.

Ils sauront partager le travail et la table, Lc 10,7-8
Les transports, les maisons des gens de leur mission.
Vêtus fort simplement, leur signe irrécusable
Sera leur charité, leur vie « en communion ».

On leur fera du bien, on leur fera du mal ; Lc 10,9
Eux se dépenseront à guérir, à soigner,
Éduquer, soulager, et physique et moral,
Sans s’inquiéter, se plaindre, et sans rien réclamer.

Libres et audacieux, porteurs de l’étincelle Lc 10,9
Du Royaume de Dieu, prophètes de leur temps,
Par leur vie en commun et leur foi personnelle
Ils diront Jésus-Christ, fût-ce à tous leurs dépens.

Car suivre Jésus-Christ, demain comme aujourd’hui, Lc 14,27
C’est partager sa joie et sa croix chaque jour ;
L’aimer passionnément, c’est mourir avec lui
Pour que le monde vive et que règne l’amour !

Sœur Marie-Thérèse Clais, Fille de la Sagesse

Tout simplement parce que c’est bien

La religieuse, aujourd’hui, c’est quelqu’un d’assez lucide pour comprendre les signes des temps : elle est devenue assez adulte pour que son regard se porte au-delà d’elle-même.

Parce qu’elle a découvert Dieu, un Dieu avec qui elle reste en relation étroite, elle a sa manière propre de vivre : pas meilleure que les autres, mais différente. Elle espère être pour les hommes autour d’elle comme un prisme dans lequel l’unique lumière de Dieu se diffracte en de multiples facettes.

La religieuse est témoin d’un fait : quelque belle que soit la vie, on ne vit pleinement que si l’on regarde plus profond, si l’on acquiert ce regard contemplatif qui fait pressentir, en filigrane des choses, le Dieu d’amour, si l’on s’enfonce en Dieu au-delà du visage de ce monde.

Dieu, elle est capable de le goûter dans ses œuvres, mais elle est capable aussi de goûter le monde en Dieu. Elle sait (c’est sa persuasion intime) que ce monde, les hommes, les choses sont le germe d’un monde qui vient, qui est sur l’autre rive : pour elle, la résurrection n’est pas un vain mot. C’est de cela qu’elle veut témoigner par sa vie, dans une écoute lucide de la volonté de Dieu, en pleine disponibilité à tous les hommes, dans le détachement des biens matériels. Sa loi fondamentale, c’est le sens premier des béatitudes : bienheureux ceux qui sont tellement pauvres d’eux-mêmes qu’ils peuvent être pleins de Dieu.

Elle sait aussi que cette vie et ce travail, on ne peut les vivre seul, mais inséré dans l’Église et le groupe dans lequel on vit. Elle a le cœur assez grand pour partager avec d’autres les richesses qu’elle a reçues ; de plus (car elle vit dans une communauté humaine), elle a assez de ressort pour ne pas se laisser blesser à mort par les côtés plus abrupts des autres. Elle est convaincue que c’est le Seigneur Jésus qui est le lien de tous : aussi, dans le regard que l’on porte sur les autres, faudra-t-il toujours rencontrer l’ombre du Seigneur. Pour chacun, elle est la preuve que Dieu est assez fort pour combler une main vide et pour être celui sur lequel on peut s’appuyer en toute sécurité.

En un mot, elle est pour les autres, par la force de Dieu, un tout petit peu Dieu, tout simplement parce que c’est bien.

P. A. Vaganée, o.p., Leuven

Prière d’un jardinier municipal

Depuis plusieurs mois, je me trouve par mon travail et mon genre de vie de plus en plus proche de la rue, dans la banlieue sud de Paris. J’ai commencé par être jardinier municipal.

Inséré dans une équipe de travailleurs presque tous étrangers et plus ou moins sympathisants du parti communiste, et ainsi plongé par mon travail au cœur même d’une ville surpeuplée, j’ai pressenti curieusement la réalité d’un autre univers que celui des vitrines étincelantes et des supermarchés bondés, celle d’un univers invisible mais infiniment réel qui s’imposait à moi comme en secret. Cet univers est celui de la prière : c’est un univers intérieur où Celui qui est partout présent nous offre, mystérieusement, de communier à son amour et par là même de rejoindre (j’allais dire en esprit et en vérité) la profondeur même de tout ce que l’on voit, de tous les regards que l’on croise, de toute la vie (ou semblant de vie) qui nous submerge. Et il m’a semblé que la prière peut être un chemin pour découvrir à la fois Dieu et l’homme.

J’étais chargé avec un Algérien de l’entretien de plusieurs petits espaces verts disséminés dans les carrefours de la ville : travaux tout simples et ramassage de feuilles mortes, de papiers et autres saletés, où il m’arrivait de rester toute une matinée à quatre pattes dans un massif, tout à la fois très présent au monde (car rien ne m’échappait des mouvements de la rue) et très séparé de lui, car, sous mon bleu de travail je comptais pour rien aux yeux des passants. Je demeurais ainsi dans une sorte d’incognito, et rien ne venait troubler cette espèce de retrait et d’isolement dont j’aimais à penser qu’ils étaient comme une clôture monastique.

« Incognito » c’est trop peu dire ! C’est drôle comme les gens peuvent être irrespectueux et méprisants pour les employés de la voirie. On vous bouscule sans vergogne, on vous insulte même parce que vous empêchez Madame de passer. Ou bien on vous demande un renseignement, mais il faut voir comment ! « Hé, c’est où la mairie ? »... En rapportant ces petits faits, je ne juge personne ; j’essaye uniquement de porter un regard lucide sur ma propre vie, car pendant les dix années où j’ai vécu à Paris, j’ai moi-même aussi agi ainsi : faute d’avoir découvert l’intériorité de l’homme (de tout homme) je m’en tenais aux apparences, de sorte que, pour moi, un balayeur, c’était un balayeur, un poinçonneur de métro, c’était un poinçonneur de métro, une concierge, c’était une concierge... C’était simple et sans problème. Maintenant que je me sentais à mon tour douloureusement exposé à ce faux regard qui ne voit que le « dehors », je me découvrais merveilleusement habité par un « dedans », cela que les autres ne percevaient pas sous mon habit de manœuvre. J’entrais ainsi dans la prière, une prière qui commençait de changer mon regard. Car je comprends mieux que ce qui compte dans un homme, c’est son cœur ; et ce qui compte dans le cœur d’un homme, c’est l’amour, et la prière que Dieu veut y faire habiter. Prier au travail au milieu du monde, ce fut pour moi commencer tout à la fois de retrouver le chemin de mon propre cœur et le chemin du cœur de tout homme, car au cœur de notre cœur (de notre cœur à tous) il y a comme une musique silencieuse qui est le battement même du cœur de Dieu.

On dit souvent qu’il faut prier pour les autres, que la prière peut sauver le monde, etc., je suis d’accord ! Mais il ne faudrait tout de même pas penser que la prière dispense de la lutte et du partage. Prier pour les pauvres quand on ne manque de rien, moi je trouve que c’est trop facile. S’il suffisait de s’enfermer dans une tour d’ivoire (« bien chauffée pour favoriser la prière » !) Dieu ne serait plus qu’un distributeur de grâces : donnant, donnant ! Je fais mes prières et Dieu sauve les hommes... La tentation de la facilité nous guette tous pour nous faire glisser vers cette conception juridique, et même commerciale, de la prière. Il nous faut lutter contre. Une prière qui n’est pas expression et signe d’amour et de solidarité n’est pas selon l’esprit de Jésus. Dieu n’a jamais attendu qu’on le prie pour vouloir faire du bien aux hommes. La prière n’est pas faite pour changer Dieu (faire pression sur sa volonté), mais pour nous changer nous, et nous laisser intérieurement transformer, renouveler, recréer par son esprit d’amour.

Pour qui s’applique à voir les choses au-delà des apparences tout devient sacré. Pour ma part, je voudrais que ma rue ne soit rien d’autre qu’un vaste sanctuaire où je puisse demeurer sans cesse en présence de Dieu. Il n’y a peut-être ni autel, ni statue, ni vitrail dans une rue, mais il y a des visages (et c’est formidable un visage !) il y a des yeux qui rient et des yeux qui pleurent, il y a des vieillards qui se traînent, il y a des gosses qui crient et des femmes qui papotent, il y a des ambulances qui passent... N’est-ce pas tout cela le monde à sauver ? Si vraiment Jésus-Christ est celui qui seul veut et peut le sauver, pourquoi le chercheur de Dieu qu’est le priant n’irait-il pas lui aussi au cœur de la ville pour faire de la place publique son cloître ?

Notre monde, avec ses cités pourries, crèvera faute d’ouverture vers l’infini, vers l’absolu. Il ne deviendra plus qu’un désert (et un cimetière) si personne ne vient y creuser un puits jusqu’à cet ineffable courant de vie qu’est le cœur de son créateur. Jésus-Christ est le Seigneur. Il est au-dessus de tout parce qu’il est au plus profond de tout. « Il est plus intime à moi-même que le plus intime de moi-même » s’émerveillait saint Augustin. Prier au travail au milieu des hommes, c’est se disposer à devenir davantage comme ce point faible de l’écorce terrestre où la réalité ultime de l’univers est comme mise à nu et obligée de se répandre en trésors de miséricorde et de salut pour tous les hommes. Notre monde a besoin d’ouverture, non vers l’extérieur (il en est saturé !) mais vers l’intérieur. Je crois que c’est cela « prier sans cesse ».

Un moine

Mots-clés