Le 150e anniversaire de l’abbaye de Maredsous
24/032023 André Haquin
L’abbé André Haquin est prêtre du diocèse de Namur (1962). Après le doctorat en théologie à l’Université de Louvain (Leuven) en 1966 et deux années d’études à l’Institut supérieur de liturgie (Paris), il a été professeur au Grand Séminaire de Namur de 1968 à 1988 et à la Faculté de théologie de l’UCLouvain, de 1988 à 2005. Désormais émérite, il continue à collaborer à diverses revues universitaires et aux Semaines liturgiques de Saint-Serge (Paris) et rend des services en paroisse. Il est aussi aumônier à la Maison de repos du Clairval (Pondrôme).
L’année jubilaire de Maredsous (2022-2023)
Le 150e anniversaire de l’abbaye de Maredsous (1872-2022) et le centenaire de la mort du Bienheureux Dom Columba Marmion (1923-2023), ancien Abbé de Maredsous, ont été marqués par de nombreuses manifestations. Quatre colloques Columba Marmion ont été organisés : à l’Université de Namur, le 27 janvier 2023, « Spiritualités du XXIe siècle » ; à Maredsous, le 20 mars 2023 « Traditions spirituelles chrétiennes et spiritualité de Columba Marmion » ; deux autres colloques se tiendront à Rome, le 28 avril 2023 à Saint-Anselme et le 29 au Collège irlandais. Les célébrations majeures à Maredsous furent la messe d’ouverture (1er octobre 2022) présidée par le cardinal Josef De Kesel, archevêque de Malines-Bruxelles, et la fête de saint Benoît (21 mars 2023), occasion de faire mémoire du centenaire de la mort de Columba Marmion, présidée par Mgr Noël Tréanor, Nonce Apostolique auprès de l’Union Européenne. Plusieurs conférences et expositions ont présenté « Maredsous, hier et aujourd’hui » et « Trésors de l’abbaye » (orfèvrerie, vêtements liturgiques, mobilier, documents) ainsi que dans le cloître, l’exposition « Dom Columba Marmion, un saint à Maredsous ? ». Divers concerts d’orgue et de chant choral ont ponctué le 150e anniversaire. Le « Musée des arts anciens du Namurois » (Namur) a présenté à son tour l’essentiel des « Trésors de l’abbaye » (août-septembre 2023). Last but not least, le Bréviaire enluminé de l’Abbaye Saint-Adrien de Grammont, en quatre volumes (vers 1450), conservé à Maredsous, a fait l’objet d’une restauration et d’une publication (Éditions de Maredsous).
Le colloque de Maredsous (20 mars 2023) : « Spiritualités monastiques ; spiritualité de Columba Marmion »
La matinée du colloque a été consacrée aux diverses spiritualités monastiques chrétiennes. Après le mot de bienvenue du père Abbé Bernard Lorent, Mgr Joseph Murphy, postulateur de la cause du Bx Columba Marmion, a évoqué les spiritualités chrétiennes qui se sont déployées au cours des âges : 1) La « voie ascétique » des premiers siècles, avec le « retrait du monde » ; 2) la « voie mystique » du temps de saint Bernard, de la mystique rhénane, de Thérèse d’Avila et Jean de la Croix ; 3) La « voie pratique », vécue dans le monde : les Moines missionnaires, les Prémontrés, les Franciscains et Dominicains, sans compter Ignace de Loyola, François de Sales, Vincent de Paul, etc. ; 4) La « voie esthétique » comme profondeur de l’expérience humaine : arts, poésie, nature, etc. ; 5) La « voie prophétique », la justice sociale et les théologies contextuelles : libération, inculturation, écologie, etc. Ces divers chemins expriment une même aspiration, celle de suivre le Christ sous la conduite de l’Esprit Saint. Le P. Michel Van Parys, abbé émérite de l’Abbaye de Chevetogne et de Grottaferrata, a souligné que les diverses spiritualités chrétiennes ont en commun l’accueil et la rencontre. Le dialogue entre spiritualités occidentales et orientales n’a jamais cessé, même aux moments de tensions et de crises, grâce à des pèlerinages, des échanges culturels et la réception des sources des uns et des autres. Ainsi, les Apophtegmes, écrits en copte, ont circulé en traduction grecque en Occident. La Vie de saint Benoît de Grégoire le Grand a été diffusée en Orient, sous forme de traduction. Des figures comme celles de saint Nil, saint Macaire, Grégoire de Narek, ont été fédératrices pour les uns et les autres, sur base d’un même monachisme fait de prière en commun, d’hospitalité, de dialogue, d’amour compatissant. Le moine est à la fois « ange » et « operarius » (travailleur) par la louange ; il est aussi solidaire du monde et miséricordieux, prenant sur lui les péchés de ses frères.
Le P. Guillaume Jedrzejczak, trappiste du Mont-des-Cats, s’est demandé s’il existe une spiritualité bénédictine spécifique ou si cette spiritualité est simplement une manière de vivre le baptême. La spiritualité bénédictine est comme le fruit mûr de l’âge d’or de la patristique. Celle-ci ne se prolonge-t-elle pas jusqu’à saint Bernard, le « dernier Père de l’Église » ? La vie monastique est un art de vivre, fait de spiritualité, de théologie, d’éthique. L’affrontement de Bernard et d’Abélard est le signe d’une rupture qui marquera l’histoire ultérieure. La « théologie rationnelle » devient la « reine des sciences ». Inaugurée par Abélard, elle va progressivement creuser la distance entre théologie et spiritualité, foi et raison, la spiritualité devenant le refuge de la piété et de l’intime. De nouvelles spiritualités vont naître au cours des siècles, autres que monastiques. Toutefois, de nombreuses Communautés nouvelles du XXe siècle s’inspirent explicitement du monachisme, de son rapport si spécifique au temps et à l’espace, signe sans doute de son actualité, même en pleine modernité. Le P. François de Béthune, prieur bénédictin de Clerlande, a partagé avec l’assemblée son expérience du dialogue interreligieux monastique, pratiqué lors de séjours chez des moines bouddhistes du Japon et lors de la venue de ceux-ci dans des monastères chrétiens d’Occident. Cette hospitalité réciproque permet d’expérimenter ensemble la fraternité, la prière, le silence, le travail manuel. N’est-elle pas le cadre indispensable pour une expérience de rencontre « inter-religieuse », voire même « intra-religieuse » ?
L’après-midi était consacrée à la figure et à l’œuvre du Bx Colomba Marmion. Dominique Lambert, professeur de science et de philosophie à l’Université de Namur, présente la position de Dom Marmion concernant les rapports des sciences à la philosophie. Il le fait sur base d’un article de Marmion intitulé « Philosophie et Science », découvert par le P. Pierre-Maurice Bogaert (Maredsous) dans la Revue bénédictine (1894). En bon thomiste, Marmion affirme qu’on ne peut séparer les sciences de la philosophie, pas plus que l’âme du corps. Les sciences seraient-elles seulement un travail de classement et de description des phénomènes naturels, comme l’affirmait le scientifique chrétien Henri Duhem (1861-1916), qui craignait d’être taxé de concordiste par les positivistes ? Pour Marmion, les sciences s’intéressent aux « causes secondes » (phénomènes) et la philosophie (métaphysique), dans le prolongement, s’intéresse aux « causes sourdes » et à la « cause première ». La position de Marmion évite à la fois le fidéisme et le concordisme (absorption) ainsi que le positivisme et le rationalisme (séparatisme). C’est dans ce sens que le Concile Vatican I a défini le rapport foi-raison. La position de Marmion est proche de celle du P. Teilhard de Chardin, du philosophe M. Blondel et des P. Maréchal et Scheuer s.j. Ainsi le travail scientifique est au cœur de la vie spirituelle. Dans notre monde d’hyper-spécialisation et de fragmentation, il y a une unité à refaire, dans la confiance que la vérité peut être recherchée, dans le respect de chaque domaine. Ensuite, le P. Columba Thomas, o.p., étudiant en théologie à Washington D.C., s’est interrogé sur la spiritualité sacerdotale de Dom Marmion et de Thomas d’Aquin, son maître à penser. Dans Le Christ, idéal du prêtre, Marmion traite du prêtre comme d’un « autre Christ » (alter Christus) sur base du don sacramentel reçu à l’ordination. Cette thèse est celle de bien des théologiens jusqu’à saint Jean Eudes et l’École française de spiritualité (XVIIe siècle). Si le prêtre est « relié » au Christ d’une manière particulière, tout chrétien, en raison de son baptême, peut aussi être qualifié d’« autre Christ », en tant que fils de Dieu. Le « caractère sacramentel » de l’ordination et du baptême en est une nouvelle attestation. Mais tout don de Dieu s’inscrit dans la mission et le témoignage. Pour dom Marmion, le prêtre doit être l’image parfaite du Christ et sa vie est en quelque sorte la continuation de celle du Christ. Vatican II a déployé une autre problématique pour l’évêque et le prêtre, celle de l’« in persona Christi capitis », mais cette déclaration ne déclasse en rien celle de l’« alter Christus ».
Enfin, le P. Eusebius Martis, bénédictin de Marmion Abbey (USA) et professeur de théologie, se demande si la spiritualité de Marmion peut encore interpeller l’homme du XXIe siècle. Parfois les livres de Marmion peuvent apparaître difficiles et austères. Celui-ci a enseigné la théologie aux futurs prêtres, mais on ne peut oublier qu’il a aussi prêché aux religieux et aux laïcs et accompagné nombre d’entre eux. Il y a donc plusieurs facettes à sa personnalité, celle du professeur, celle du spirituel et du guide, celle du pasteur, celle aussi du prêtre diocésain et du moine. Il avait l’art de « faire parler » les textes bibliques, spirituels et théologiques, au point que certains de ses étudiants au Mont César (Louvain), après la leçon, prolongeaient son enseignement par une temps de prière à l’église abbatiale.
La journée s’est achevée par une Table ronde réunissant les orateurs du jour, sous la conduite des deux présidents de séance, Mgr J. Murphy et le P. Armand Veilleux, trappiste, abbé émérite de Chimay. C’est une nouvelle fois la « pensée unitive » de Marmion qui a été soulignée, sa théologie qui nourrit la spiritualité, ainsi que son autorité, respectueuse de la liberté de chacun. Par ailleurs, sa correspondance, peu travaillée à ce jour, pourrait révéler d’autres traits du visage du Bx Columba Marmion. Cette rencontre, illuminée par l’eucharistie de midi, a été particulièrement appréciée, de même que le pique-nique ambulatoire, servi dans le cloître de l’abbaye, qui a permis bien des échanges et des retrouvailles.
