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« Charisme » et vie consacrée : une question à enterrer ?

Un écho de la rencontre du Conseil de rédaction de la revue Vies Consacrées, le 21 octobre 2023

09/112023 Moïsa Leleu

Ces dernières années, en même temps qu’un certain nombre de communautés récentes, nées dans la seconde moitié du XXe siècle – celles que l’on dit souvent « nouvelles » – se sont trouvé affrontées à la nécessité d’assainir leurs fonctionnements, voire de reprendre tout leur héritage suite à des déviances caractérisées, la question du « charisme » a refait surface, qu’il convienne de le préciser, de le questionner, ou encore de mieux comprendre comment articuler avec justesse le « charisme du fondateur » et le « charisme de fondation ». Pour les communautés dont le fondateur est gravement mis en cause, il en va de rien moins que leur survie – si toutefois les personnes aujourd’hui engagées dans ces communautés sont effectivement à même d’incarner et d’exprimer à neuf l’intuition d’origine.

C’est dans ce contexte ecclésial que le conseil de rédaction annuel de la revue Vies Consacrées s’est retrouvé autour d’une question qui n’a pas manqué de surprendre quelques-uns de ses membres : « “Charisme” et vie consacrée : une question à enterrer ? ».

De fait, depuis le concile Vatican II, la notion de « charisme » a connu une sorte d’inflation, au moins langagière : impossible de se dire membre d’une communauté religieuse sans que la question surgisse : quel est « votre » charisme ? Chaque institut serait-il donc propriétaire d’un charisme propre, sorte de marque de fabrique « tous droits réservés », qui dessinerait les contours immuables de son insertion ecclésiale ? Serait-ce donc la singularité qui fait le charisme ? Pourtant, dans l’Écriture, et chez Paul évidemment en premier lieu, les « charismes », bien que portés par des individus, n’existent qu’au pluriel. Faudrait-il donc, au lieu de défendre l’idée d’un charisme singulier ensuite porté, relayé, déployé, par plusieurs, envisager plutôt des charismes confiés à chacun et mis en commun en fonction d’un projet ou d’une œuvre ? Ce qui reviendrait, peu ou prou, à relativiser – sans aller jusqu’à l’enterrement – la notion peut-être un peu survalorisée de « charisme ». La question, on le voit, est assez foisonnante.

Après les trois communications matinales [1], les échanges se sont poursuivis de manière plus informelle. S’il est impossible d’en restituer l’ensemble, je propose, en forme de relecture, d’en retenir quatre facettes :

1. l’Esprit. Évidemment, c’est par là qu’il faut commencer : parler de « charismes », c’est nécessairement parler de l’Esprit Saint. Pour autant, certains se demandaient si, pour identifier ou nommer le « charisme » d’un institut, il était finalement bien nécessaire d’y « mêler » l’Esprit Saint. Pourquoi ne déplacerait-on pas la question en parlant d’« œuvres » ? ou de « patrimoine spirituel » ? L’effet démythologisant d’une telle démarche, surtout quand on ne se contente pas d’un unique mot mais qu’on cherche à articuler entre elles plusieurs notions [2], pourrait aider à ancrer le questionnement dans le présent – plutôt que dans le passé du fondateur –, et dans le concret. Car c’est sans doute ainsi que le charisme d’un institut peut authentiquement constituer « un trait du Christ particulièrement vivant et donné pour tous » [3].

2. l’Écriture. La doctrine des charismes, ou « dons spirituels », qui trouve son origine notamment dans la première lettre de Paul aux Corinthiens (au chapitre 12), n’éclaire que de loin ce qui se joue dans l’émergence d’un charisme voué à s’institutionnaliser. Pour autant, le lien avec l’Écriture ne peut être perdu. Parce qu’elle est la forme de tout charisme ecclésial [4], d’une part, et parce qu’il lui demeure ordonné « pour le bien commun et pour l’annonce de l’Évangile » [5], d’autre part. Une réflexion sur le charisme d’un Institut de vie consacrée ne saurait aujourd’hui se passer non seulement de l’Écriture – ce qui relève de l’évidence –, mais encore d’examiner sa manière de se référer à l’Écriture. Sur ce terrain, une réflexion herméneutique est sans doute à mettre à l’agenda de nombreux instituts.

3. l’Église. Deux moments-clés de l’histoire du magistère de la vie consacrée éclairent particulièrement la question que nous posons à propos du charisme. Ils correspondent à deux documents : Mutuae relationes (1978) et Authenticum charismatis (2020). Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de discerner les modalités d’une juste articulation entre l’expression des charismes dans l’Église et la régulation des charismes par l’Église. Qui, in fine, peut définir le charisme d’un institut ? Son fondateur ou ses membres, qui en font l’expérience ? ou bien l’autorité ecclésiale qui a la charge de le reconnaître et d’en attester les fruits ? Sans doute n’est-il ni possible ni fécond de pousser le curseur jusqu’au bout, dans un sens ou un autre : c’est d’articulation et de régulation, c’est-à-dire de discernement, qu’il doit être question.

4. l’histoire. Finalement, c’est à l’histoire – en tant que récit – qu’on est reconduit. Parce qu’un charisme ne saurait demeurer figé autour d’une figure ou d’une réalisation idéale appartenant au passé, mais, au contraire, vit et se développe comme « un courant qui porte et dynamise » [6], il se reconnaît, s’institue et se transmet à la mesure de son inscription dans l’histoire. Penser le charisme dans une histoire, nécessairement plurielle, c’est faire craquer la singularité de son origine pour envisager la pluralité de son inscription dans (et de son récit par) les personnes qui choisissent d’en vivre, jour après jour, et peuvent contribuer, le cas échéant, à son redressement – comme à son égarement. Car l’histoire n’a jamais fini de s’écrire.

Esprit, Écriture, Église, histoire : quatre notes qui balisent un chemin au rythme de ce qu’on pourrait appeler un « dynamisme pondéré ». Le dynamisme trouvant sa source dans l’Esprit, dont aucun charisme ne saurait se couper, et s’inscrivant dans le déploiement du temps et de l’aventure partagée, racontée, à plusieurs, comme une histoire dont nul ne sait encore le dénouement. Et le poids – au sens positif du mot, comme ce qui permet à l’équilibriste d’avancer sur le fil tendu –, assurant le mouvement par une incessante inspiration scripturaire, d’une part, et, d’autre part, par la confirmation et la régulation de l’accompagnement ecclésial. Alors, « charisme et vie consacrée : une question à enterrer ? » Non, certainement pas, mais l’occasion d’ouvrir le champ de nos réflexions pour explorer encore plus largement les défis qui s’imposent à la vie consacrée.

Diaporama 1 | 2 | 3 | 4 | 5

Rencontre du conseil de rédaction à Bruxelles, le 21 octobre 2023
© Vies Consacrées

[11. Anne-Claire Noël, scrutant le cadre de l’actualité ecclésiale, en particulier dans les communautés nouvelles qu’elle accompagne dans le diocèse de Cologne ; 2. Noëlle Hausman, interrogeant le magistère contemporain, depuis Evangelica Testificatio jusqu’à Authenticum charismatis ; et 3. Christophe Leduc, historien, ressaisissant la trajectoire du terme « charisme » dans les articles de la revue depuis 1966.

[2Un « nuage de mots », proposait Christophe Monsieur.

[3Agnès de Lamarzelle

[4« Le charisme n’est rien d’autre qu’un verset d’évangile sur lequel on pointe le doigt » (Frédérique Poulet).

[5Nadège Védie.

[6Anne-Claire Noël.

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