Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Entre tradition et innovation

Ruptures dans les communautés monastiques aux XIXe et XXe siècles

13/122022 Christiane Meres

Au début des années 1970, un séisme s’est produit dans la famille monastique bénédictine. À la lumière des événements qui secouèrent la communauté de Maredsous entre 1969 et 1972, le colloque organisé par l’ARCA (Archives du monde catholique) à Louvain-la-Neuve [1], a tenté d’explorer les tensions vives qui ont traversé ce monde silencieux, apparemment immuable et pourtant tellement vivant des abbayes. C’est la tension entre traditions séculaires et volonté de briser les carcans anciens et de projeter l’idéal monastique dans le monde qui a été scrutée. Sans porter de jugement, mais avec la seule volonté de comprendre, ce bouillonnement d’idées et d’expériences a pu être exploré à partir du cas de Maredsous, abbaye jouant un grand rôle dans différents domaines religieux et culturels (histoire du monachisme, renouveau biblique, art religieux).

La « tempête », inscrite dans le sillage de Vatican II, était loin d’être cantonnée à cette abbaye du Namurois comme en témoignent, entre autres, les tentatives de rupture avec l’Ordre ancien que connut entre 1965 et 1973, l’abbaye de Boquen (Côtes d’Amor) sous la conduite de son prieur Bernard Besret. La prise en compte des abbayes s’est limitée pendant le colloque aux communautés masculines, non pour nier l’intérêt des communautés de femmes, mais par souci de cohérence. Comprendre le fonctionnement de ces microcosmes vivants que constituent les monastères et leurs façons de résoudre les conflits peut s’avérer riche d’enseignements tant pour l’historien que pour l’anthropologue.

Bien que l’intervention d’Olivier du Roy ait été fixée en avant-finale du colloque, il n’est pas sans intérêt de commencer par son témoignage, car il est rare d’entendre la voix d’un acteur à cinquante ans de distance. Né le 11 juillet 1933 à Woluwe-Saint-Pierre, élève de l’École Abbatiale de Maredsous, il entra au monastère en 1952. Après des études de philosophie et de théologie, il fut élu abbé de 1968 à 1972. Après sa démission imposée, ensuite marié et père de deux fils, il se reconvertit à la sociologie des entreprises et devint spécialiste pour des grands projets d’investissement (Danone, Pechiny, Arcelor), travaillant à Strasbourg et à Paris.

Le film sur Maredsous, produit par un grand cinéaste de la Radio Suisse Romande, fut diffusé en 1972 pendant toutes les célébrations du centenaire de l’abbaye de Maredsous et visionné à nouveau durant ce colloque. Quant à l’élaboration du livre déjà mentionné et de son intention, clairement exprimée dès l’introduction, dix-sept chapitres en avaient paru déjà dans diverses revues du monde bénédictin ou d’ailleurs, d’autres chapitres reproduisaient des conférences à la communauté. Quatre changements importants touchaient alors à l’identité du moine et furent matière à discussion en chapitre communautaire : 1. la recherche du sens de l’habit monastique ; 2. le travail comme nécessité vitale, non pas à choisir, mais à accueillir ; 3. la recherche d’une forme de gouvernement plus participative pour tous à travers des prises de décision à construire ensemble dans un climat d’écoute mutuelle ; 4. la recherche d’une nouvelle liturgie, moins cérémonielle, plus participative et ouverte à tous.

Ce n’est pas le livre qui fit exploser la bombe, mais bien le problème du célibat qui mit en péril l’avenir de la communauté. Suite à des tensions trop fortes, les autorités de l’Ordre et du diocèse ont exigé la démission de l’abbé en juillet 1972. Six moines ont quitté l’abbaye avec lui, mais huit avaient déjà fait de même précédemment et cinq encore quitteront après ces événements pour les mêmes raisons. La crise couvait bien avant Vatican II. Ce livre, fruit d’un retour aux fondamentaux de la Règle de saint Benoît et de quatre années d’abbatiat fut reformulé et réédité en 2018 en vue d’argumenter les justifications à la fois historiques, sociales et monastiques par un groupe d’anciens acteurs, sous le même titre, augmenté d’un point d’interrogation « Moines aujourd’hui ? » avec ce sous-titre : Retour sur un projet interrompu de réforme monastique [2].

Mais revenons à l’abbaye de Maredsous en ses débuts. C’est le professeur émérite de l’Université catholique de Louvain, Jean Pirotte, qui, en sa qualité d’historien et de chercheur, a brossé avec précision la toile de fond sociale, culturelle et religieuse de la nouvelle abbaye bénédictine fondée le 15 novembre 1872 comme prieuré dépendant de l’abbaye de Beuron en Allemagne. Le vent de l’ultramontanisme, qui pensait l’Église comme une société hiérarchisée autour du pape, soufflait encore fort en cette fin du 19e siècle comme à travers la vallée de la Molignée, non loin de Dinant, et on aspirait après le paradis perdu de cet âge d’or médiéval. C’est au cœur de ce combat ultramontain que fleurit le renouveau bénédictin après celui des Jésuites et des Dominicains français. L’abbaye de Maredsous, construite en style néo-gothique, fondée par des donateurs prestigieux (les de Hemptinne et les Desclée de Maredsous), le Collège Saint-Benoît ouvert en 1883 et les Bénédictines de Maredret érigées en 1893 sont les signes de ces heures glorieuses. Un phare lumineux dans ce paysage monastique rayonne en la personne du troisième abbé, Colomba Marmion, maître spirituel reconnu par beaucoup. La fondation du Mont-César à Louvain en 1888, la restauration de l’Ordre au Brésil sous la houlette de Gérard van Caloen (1853-1832) et la fondation au Rwanda en 1959 sont encore des innovations. Des audaces en liturgie, en art moderne et en bande dessinée, en diffusion et en informatisation de la Bible rendent l’abbaye de Maredsous de plus en plus célèbre et attrayante.

Après Vatican II, des questions transversales et controversées posent le problème de l’« être-avec » qui supplante désormais la volonté de l’« agir sur », ainsi que le dilemme entre deux types de fidélité : les monastères sont-ils des microcosmes d’une utopie évangélique ou des lieux de dialogues avec la réalité présente ? Question qui demeure pertinente encore actuellement !

La sociologue Danièle Hervieu-Léger, présidente de l’EHESS à Paris de 2004-2009, dont l’essentiel des recherches concernent les mutations du religieux dans le contexte de mobilité, du temps, de l’utopie et de la mémoire dans les sociétés occidentales sécularisées est intervenue ensuite. Elle était particulièrement bien placée pour parler de la problématique de Maredsous grâce à ses deux expériences personnelles : d’abord son intervention, comme sociologue débutante, au Colloque de prospective de la vie religieuse, organisé par l’abbé de Maredsous en juin 1972, juste avant la mise au pas romaine. Ensuite, à la fin de l’année 2009, l’ancien abbé et plusieurs anciens moines de Maredsous lui firent la proposition de participer à un groupe de travail qui associait également des participants restés membres de la communauté après l’interruption forcée de l’expérience en juillet 1972, au moment où l’abbaye célébrait le centenaire de sa fondation. L’objectif du groupe était de rassembler et d’analyser les archives, les souvenirs et les réflexions à propos de l’expérience des années 1970 [3]. Elle a proposé alors de produire des récits de leur propre interprétation de cette crise, avec comme seule condition de ne pas communiquer entre eux. La production qui s’en est suivie, foisonnante et fascinante, a montré l’équilibre fragile de ce « paquebot » au sein des mutations sociétales et religieuses. Avec pertinence, la sociologue a ressaisi, à grands traits, les dynamiques spirituelles et théologiques, sociales et politiques qui ont fait du « chaudron » maredsolien (selon Olivier du Roy) un laboratoire des dilemmes du monachisme et du christianisme européen à la fin du XXe siècle.

Comme beaucoup de monastères bénédictins de Belgique, l’abbaye de Maredsous se caractérise par son « monachisme apostolique » et « missionnaire ». Le professeur émérite de théologie des sacrements et de liturgie au Grand Séminaire de Namur, puis à l’Université catholique de Louvain (1988-2004), l’abbé André Haquin, a mis en évidence les initiatives créatrices de l’abbaye (1872-1972) au plan de l’enseignement (avec un type d’enseignement basé sur la confiance), comme au plan missionnaire : accueil des pèlerins toujours plus abondants, ministère paroissial et des communautés religieuses, participation au Mouvement liturgique à travers Dom Lambert Beauduin (pratique de la messe dialoguée et en français, bien avant Vatican II, réaménagement de l’église abbatiale), Mouvement Biblique avec Célestin Charlier et le Centre informatique et Bible avec Ferdinand Poswick [4] et la nouvelle traduction de la Bible, travaux scientifiques et intellectuels avec la construction d’une nouvelle bibliothèque en 1943. Les fondations monastiques du Mont-César à Louvain, la présence bénédictine au Brésil comme en Chine, et la fondation de la petite communauté de Quévy attestent que la devise « Ora et labora » a été vécue de manière originale.

Dans la ligne monastique, Daniel-Odon Hurel, historien et directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l’histoire religieuse, politique, intellectuelle et culturelle de la Congrégation de Saint-Maur, consacre ses recherches à l’histoire des traditions bénédictines contemporaines et à l’étude des commentaires de la Règle de saint Benoît.

Daniel-Odon Hurel

Il a présenté l’histoire de l’abbaye de la Pierre-qui-Vire, entre 1850 et 1978, date de la fin de l’abbatiat du Père Denis Huerre, à partir du livre de Ghislain Lafont, Des moines et des hommes (Stock), qui a redéfini l’être monastique par un retour aux sources. L’existence d’un moine, comme celle de tout homme présente des valeurs contradictoires qu’il faut sans cesse s’efforcer d’équilibrer : le désir exclusif de Dieu et la rencontre des hommes ; la vie communautaire et le développement de soi-même ; la recherche de vérité et le respect des impondérables de la vie. Moins d’un siècle après la fondation, l’abbaye se trouve dans de grandes transformations internes et externes qui appellent une profonde reconversion.

Françoise Mélard, laïque de spiritualité bénédictine, s’est orientée après une longue carrière professionnelle vers la pastorale, la théologie et le Droit canon à Liège et à Louvain-la-Neuve. Elle a exposé « l’oblature bénédictine à partir de Dom Guéranger à Maredsous comme une charnière entre intériorités et extériorités ».

Au centre : Françoise Mélard

Au début, un homme : Dom Prosper Guéranger, prêtre au Mans en 1827, qui se passionne pour le monachisme. En 1831, apprenant l’imminente démolition du prieuré de Solesmes, il s’en porte acquéreur pour y vivre lui-même la vie bénédictine avec quelques amis. Encouragé par son évêque, il s’y installe le 11 juillet 1833 sans argent, sans éclat et surtout sans expérience de vie monastique. Le petit prieuré est reconnu en 1837, érigé en abbaye, devenant chef de la Congrégation de France de l’Ordre de saint Benoît, créée du même coup. En 1866, avec l’aide de Cécile Bruyère (1845-1909), sa fille spirituelle, bénédictine à Jouarre, Dom Guéranger fonde à Solesmes l’abbaye Sainte-Cécile, qui donnera naissance à la branche féminine de la Congrégation de Solesmes. Initiateur du mouvement liturgique, il en est aussi le théologien, en tant que « commentateur » de la liturgie (L’année liturgique, 1841-1866). Cet homme a provoqué aussi une rupture et un renouveau en introduisant le laïcat dans le monachisme, alors que le Droit canonique ne le permettait pas encore. L’oblature vint au jour ainsi à Solesmes et à Maredsous. Ce va-et-vient des laïcs entre le monastère et le monde, l’Oblature Séculière Bénédictine qui entremêle fortement prière et liturgie et qui reste secrète quant à ses membres effectifs, s’inscrit comme charnière entre intériorités et extériorités.

Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Bretagne occidentale (Brest), spécialiste du catholicisme, Yvon Tranvouez a fait ses recherches sur l’abbaye de Boquen en suspension pour montrer les graves interrogations présentes entre 1950-1959. Érigée au XIIe siècle par des moines cisterciens, l’abbaye de Boquen a connu un passé mouvementé. Abandonnée à la Révolution, elle fut réinvestie par Dom Alexis Presse (1883-1965) en 1936, moine profès de Timadeuc (Morbihan), docteur en Droit canonique, puis abbé de Tamié (Savoie) de 1925 à 1936, démis en cette même année, et s’installant à Boquen, seul d’abord. Rejoint par quelques frères, il restaura peu à peu la vie monastique, reconstruisant une grande partie des bâtiments ruinés. Bernard Besret fut attiré par le projet de reconstruire à la fois ce site classé depuis 1938 et le retour aux sources cisterciennes, enflammé par la plume lyrique de Daniel Rops. Nommé prieur en 1964 (à 29 ans), expert lors du concile Vatican II, il fit d’abord de l’abbaye de Boquen une sorte de laboratoire pour la réforme de la vie monastique, prônant une ouverture sans limites sur le monde, au détriment des règles traditionnelles de l’Ordre de Cîteaux et des dogmes de l’Église catholique. Le vieux moine cistercien et le jeune moine contestataire s’affectionnèrent, mais ne se comprirent pas. Ces deux fortes personnalités s’affrontèrent et la communauté s’épuisa à les suivre. Durant les années 1950-1959, Boquen a dû s’interroger sur son propre avenir, sur l’avenir de la famille cistercienne et sur l’avenir du monachisme. Pendant les années 1965-1975, l’abbaye se transforma en un lieu d’échanges entre chrétiens « en recherche » de toutes opinions religieuses et philosophiques. Désapprouvé par sa hiérarchie, Bernard Besret avait été démis de ses fonctions de prieur en octobre 1969.

Silvia Scatena est professeur d’histoire du christianisme à l’Université de Modène et Reggio Emilia dont les recherches portent surtout sur l’histoire du Concile Vatican II, sa réception en Amérique Latine, sur la théologie de la libération et l’histoire de l’œcuménisme. Elle a mis en lumière la « communauté évangélique réformée de Cluny et la légitimation d’une communauté régulière en terre réformée ». Sa recherche s’est concentrée sur cette forme de vie commune à Genève où s’était formée une première cellule communautaire permanente autour de Roger Schutz durant les années 1942-1944. Ce jeune étudiant de théologie à la Faculté de l’Église libre du canton de Vaud a dû faire face aux oppositions que cette forme de vie communautaire a rencontrées en milieu protestant. Roger Schutz a argumenté et articulé la légitimation d’une communauté régulière en terre réformée dans sa thèse de licence en théologie sur L’idéal monacal jusqu’à saint Benoît et sa conformité avec l’Évangile, défendue à Lausanne en 1943, dont le premier volume a été publié en 1944.

Maria Antonia Paiano enseigne l’histoire du christianisme à l’université de Florence. Ses recherches portent sur l’histoire du catholicisme contemporain. Son exposé serré et dense s’est concentré sur La réforme liturgique en question. L’affrontement entre les liturgistes du CNPL et Gérard Calvet sur l’histoire de la liturgie. Dom Gérard Calvet est le fondateur de la communauté monastique de Sainte Madeleine du Barroux qui, après le choix schismatique de Mgr Marcel Lefebvre, a opté pour la communion avec Rome. Les textes liturgiques publiés alarmèrent les cercles du CNPL : outre un missel préconciliaire, il y avait la traduction française de deux volumes du liturgiste allemand Klaus Gamber qui délégitimaient la réforme liturgique de Vatican II, tous trois préfacés par le cardinal Joseph Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. On craignait deux liturgies parallèles laissées au désir des fidèles ad libitum. Le débat qui s’ensuivit fut intense et la réaction des liturgistes les plus qualifiées du CNPL, tels que Pierre-Marie Gy, o.p. (1922-2004) et Aimé-George Martimort (1911-2000), prêtre et liturgiste français, fut très soutenue. Dans une série d’articles, ils défendirent la rigueur méthodologique des études historiques. Le débat reconstitué dans cet exposé fut donc complexe, à l’image de l’exposé lui-même.

L’art au service de la liturgie : l’orfèvre-designer dom Martin Martin (1889-1965) du Mont César. Tel fut le titre de l’exposé de Ko Goubert, régisseur en chef des collections du musée M. Leuven, jeune doctorant, préparant sa thèse sur l’œuvre de dom Martin, à partir des archives du moine comme de celles de l’abbaye du Mont-César. Il a présenté le parcours de ce jeune artiste français émigré à Bruxelles, orfèvre et dinandier doué, choisissant la vie monastique en 1912 pour les opportunités artistiques que lui offrait l’ora et labora bénédictin. Son activité artistique coïncida avec le redémarrage après la Première Guerre mondiale du Mouvement liturgique. Lors des Semaines liturgiques des années 1920 au Mont-César, dom Martin y trouva un public réceptif à sa vision liturgico-artistique et l’occasion d’un échange fécond entre moines et laïcs, paroissiens, architectes et artistes. Sa rénovation de l’art religieux lui procura un succès international, d’Amsterdam à Lisbonne, de Rome à Rio de Janeiro. Son art était caractérisé par l’équilibre des formes géométriques de l’Art Déco dans les matériaux et les tissus. Il n’a rien inventé mais tout renouvelé. Cependant aucun intérieur d’église réalisé par dom Martin n’a survécu intact à Vatican II ou à la fermeture de monastères plus récentes.

À travers un autre angle monastique, Jean-Pascal Gay, professeur d’histoire du christianisme contemporain à l’Université catholique de Louvain et spécialiste de la Compagnie de Jésus à l’époque moderne, a exploré des discours hagiographiques à propos de trois moines morts jeunes, entre 1930 et 2015 : Rafael Arnaiz Baron (1911-1938), connu sous le nom de frère Raphaël, frère oblat trappiste espagnol de l’abbaye San Isidro de Dueñas, béatifié en 1992 et canonisé en 2009 ; frère Marie Théophane (1961-1989), moine cistercien de l’abbaye de Sept-Fons, mort d’un cancer diagnostiqué après sa profession temporaire ; et Benoit Carbonel (1978- 2016), en religion frère Vincent Marie de la Résurrection de l’abbaye Sainte Marie de Lagrasse. Ces discours, en rupture nette avec les modèles hagiographiques antérieurs, permettent de retracer les évolutions d’une spiritualité monastique comme de la narrativité du catholicisme contemporain.

Un autre exemple, celui de François Cabon (1928-1949), moine cistercien à l’abbaye de Kerbénéat près de Landerneau (fondée en 1878 par l’abbaye de la Pierre-qui-Vire) qui a relevé l’ancien site bénédictin de Landévennec (Finistère) est emblématique. Sa maladie se déclenche peu après son entrée au monastère. Son agonie est chroniquée longuement par ses frères et la communauté se définit autour du « petit » frère François avec un potentiel affectif très fort. Ce discours para-hagiographique relatant la mort de ce jeune moine a un rapport direct avec la fondation même de la communauté et de son affermissement futur.

Armand Veilleux

Après l’avant-dernière intervention, celle d’Olivier du Roy (relatée en début de ce compte rendu), celle du Père Armand Veilleux, o.c.s.o., de l’abbaye de Scourmont (Chimay), était très attendue. Avant d’être abbé à Scourmont de 1998 à 2017, il l’a été au Canada (1969-1975), au Ghana, en Géorgie (1983-1990) avec la fondation d’un monastère au Vénézuela, il fut élu conseiller de l’Abbé Général à Rome (1990-1997). Son exposé voulait répondre à la question : Qu’est-ce qu’être moine aujourd’hui ?

L’évolution en Occident est marquée par la réforme de la réforme grégorienne avec l’expansion rapide du monachisme bénédictin. Le changement de sensibilité ecclésiale constitue un défi pour l’avenir du monachisme. C’est dans ce changement que sont apparues des expériences nouvelles. Maredsous en est un exemple exceptionnel.

Comment cette transformation a-t-elle été vécue au sein de la famille cistercienne ? La réforme clunisienne du Xe siècle est due à l’action des abbés de Cluny fondée en 910 en Bourgogne, en vue d’enlever aux grands seigneurs laïcs la nomination des abbés en plaçant les abbayes sous l’autorité directe de la papauté. La réforme met l’accent sur le culte divin, en allégeant la charge de travail manuel des moines. Un point faible de cette réforme consistait à l’affiliation de toutes les communautés à Cluny qui perdaient ainsi leur autonomie canonique. 1100 communautés dépendaient de Cluny dont 600 étaient toutes petites. Saint Benoit n’a pas conçu de relations entre les communautés. Aucune autorité personnelle n’existait au-dessus de chaque communauté locale qui gardait une grande liberté. Ces communautés se sont regroupées en Congrégations. L’Ordre se trouve ainsi très ouvert à l’ecclésiologie de Vatican II. Avec l’essor des fondations dans le Tiers monde, il n’y avait plus d’uniformité dans les observances. Le Chapitre Général de 1969, son premier Chapitre comme jeune abbé, avait été programmé autour de l’unité et du pluralisme. Pluralisme au sein des communautés comme au sein d’une même communauté. Mais avant de parler de pluralisme, il fallait se mettre d’accord sur les valeurs essentielles et leur hiérarchie dans la vie cistercienne. Ensuite seulement on devient capable d’établir un pluralisme. Les fondations furent souhaitées de taille plus petite avec un statut adapté à chacune, inaugurant des relations plus simples et une autre forme de gouvernement. Au cours d’une formation à Rome, l’auteur de l’exposé a rencontré Bernard Besret en recherche d’un style de vie fidèle à ces valeurs.

Une expérience qui a amené des changements de structures fut la petite fondation au Danemark par des moines de Belgique, qui désiraient une forme de vie monastique plus simple, plus pauvre, plus adaptée. Des six moines fondateurs, quatre étaient ses compagnons. Le nouvel Abbé général qui fut tout l’opposé d’un avant-gardiste, accepta cette fondation et créa une commission spéciale, dont le secrétaire était André Louf, pour examiner cette situation et présenter un rapport au Chapitre suivant. Cette petite expérience qui n’était pas la seule mais la plus emblématique, a fait changer les structures de l’Ordre tout entier. Le statut des fondations fut révisé lors de chaque Chapitre en réponse à des questions nouvelles. La législation a suivi la vie et non l’inverse. Cette fondation danoise a été fermée il y a quelques mois, mais elle a eu un grand retentissement. Il ne s’agit pas de jouer au prophète, mais de discerner et de lire la situation présente. Cette lecture suppose une bonne compréhension du passé comme du présent. Fratelli Tutti invite à rêver, mais à rêver ensemble. C’est dans un moment de bouleversement social, ouvert aux aspirations du peuple de Dieu que sont nés tous les grands Ordres monastiques. Il s’agit de présenter une réponse valable aux questions de l’homme d’aujourd’hui. La grande période de chrétienté est terminée, comme le répète le pape François, qui s’efforce de faire naître un nouveau commencement à travers le processus de synodalité où les moines auront leur place. Les communautés plus petites, plus fragiles et précaires demeurent vivantes dans la communion avec le monde ambiant, dans la synergie avec l’église locale, car c’est au sein de l’Église locale que vit le monachisme. Nos communautés monastiques auront des vocations si l’église locale les engendre. Comment ? « Je n’ai pas la réponse et je termine par là. »

Ce colloque a réuni une cinquantaine de participants de tous bords, autour d’une quinzaine d’intervenants qui ont scruté sous divers angles la vie monastique bénédictine lors de quelques périodes de turbulences où des expériences novatrices du monachisme ont pu explorer de façon paradoxale la fidélité aux fondamentaux essentiels de la Règle de saint Benoît.

[1Le 24 et 25 novembre 2022, l’ARCA a organisé un colloque à Louvain-la-Neuve sous la présidence de Luc Courtois, Docteur en histoire de l’Université catholique de Louvain, Directeur du Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques depuis 2006 et Président de l’ARCA depuis 2020. L’ARCA est un centre de recherche du Département d’histoire de l’Université catholique de Louvain travaillant à la sauvegarde et à la mise en valeur des archives produites aux 19e et 20e siècles par la mouvance catholique en Wallonie et à Bruxelles. Le thème de ce colloque a été suggéré, d’une part, par le 50e anniversaire du livre paru en 1972 sous le nom d’Olivier du Roy, alors abbé de Maredsous (Moines d’aujourd’hui, Une expérience de réforme institutionnelle, Paris, L’Épi, 1972), et d’autre part, par l’arrivée à l’ARCA, des archives de cinq anciens moines ayant joué un rôle durant la crise de Maredsous (Papiers Olivier du Roy, Henri-Gilles Carton de Wiart, Claude Florival, Robert-Mathias Pirard, Thierry Snoy et d’Oppuers).

[2Paris, L’Harmattan, collection Histoire de vie et formation, 2018

[3Cf. Danièle Hervieu-Léger, Le temps des moines, Clôture et hospitalité, PUF, p. 441.

Mots-clés

Dans la rubrique : « Actualités »