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Adrien Candiard. Quelques mots avant l’Apocalypse

Moïsa Leleu, f.m.j.

N°2023-1 Janvier 2023

| P. 67-70 |

Chronique

Lectrice assidue, sœur Moïsa poursuit des études postdoctorales qui lui font croiser bien des sentiers. Elle décèle ici, dans la manière d’interpréter (et donc l’herméneutique) du frère Adrien Candiard, o.p., une façon d’entendre la Parole qui redonne à Dieu une place dans l’histoire du monde : apocalypse en vérité.

A. Candiard Quelques mots avant l’Apocalypse. Lire l’Évangile en temps de crise, Paris, Cerf, 2022, 12,5 x 19,5, 132 p., 12 €

Où il est question d’apocalypse, mais pas du livre de l’Apocalypse... Le petit livre d’Adrien Candiard se présente comme une libre réflexion à partir d’une page difficile de l’Écriture – et même de l’Évangile ! – le discours de Jésus sur la ruine du Temple et les tribulations de la fin (Mc 13,1-37). Devant de telles paroles, « nous préférons, le plus souvent, sauter la page et aller chercher dans l’Évangile des versets plus ensoleillés » (p. 30). Mais voilà, d’un côté, il y a ces pages – que nous fuyons –, et de l’autre, une actualité qui pourrait, ou qui devrait, nous y renvoyer au plus vite : virus, guerre, pénuries, incendies, sécheresses... « Le monde est devenu imprévisible et inquiétant » (p. 18). Le propos de l’auteur est précisément d’accompagner cette rencontre nécessaire entre le texte (apocalyptique) et la vie (sur fond de crise).

Il faut donc lire. Qu’on ne s’attende pas cependant, à trouver dans ce petit volume un commentaire du texte biblique qui sert de point de départ à la réflexion (Mc 13). L’auteur s’en explique : « Mon projet est plus modeste, proposer simplement de lire ce discours de Jésus » (p. 30). Le livre est donc à prendre comme une introduction : un « pourquoi lire ? » plus qu’un « comment lire ? » le discours de Jésus devant le Temple et quelques autres textes qui pourraient en éclairer la compréhension : le possédé de Gérasa dont les démons précipitent un troupeau entier de porcs dans la mer (Mc 5,1-20) ; le sommeil de Jésus dans la barque battue par la tempête (Mc 4,36-41).

Ces textes n’attirent guère le lecteur en général : on y rencontre la violence, l’absurde, la mort, le désespoir, autant de réalités ou d’émotions qu’on préfère le plus souvent tenir à distance. Or, justement, les textes bibliques qu’Adrien Candiard rassemble pour son lecteur mettent des mots, des images, des histoires, sur ces réalités et ces émotions que nous tâchons de tenir éloignées. C’est le service que l’Apocalypse rend à notre saisie de ce monde à l’intérieur duquel Dieu est à l’œuvre. « Notre actualité dramatique nous pousse à relire ce discours de Jésus et à redonner à Dieu une place dans l’histoire du monde. Mais est-il possible de le faire sans devenir une secte d’illuminés, jetant à la face du monde de lugubres prophéties sur l’imminence de la fin des temps ? Sommes-nous contraints de choisir entre l’insignifiance et l’hystérie ? » (p. 49).

C’est ici, me semble-t-il, que le petit ouvrage du dominicain cairote apporte sa meilleure contribution : sur le plan herméneutique. En effet, « insignifiance » et « hystérie » caractérisent adéquatement deux types de lecture mal ajustée des textes apocalyptiques : un excès de « spiritualisme » (cf. p. 46), qui rejette Dieu à distance de toute implication dans l’histoire, ne voyant dans les prophéties inquiétantes qu’une façon de parler de mes états d’âme ; ou un excès d’« historicisme » (cf. p. 45) qui cherche à tout prix à rapprocher chaque prophétie d’un événement passé ou présent, prenant le texte pour « un rébus à déchiffrer », alors qu’il faudrait bien plutôt s’efforcer d’y discerner un « sens à accueillir » (p. 58). D’où le renversement salutaire et nécessaire : « Ce ne sont pas les événements qui nous permettent de lire et de comprendre notre texte, mais au contraire, c’est ce discours apocalyptique qui nous permet de saisir ce qui se passe dans notre monde » (p. 59).

Lire l’Écriture et, plus encore, lire l’Écriture en cherchant grâce à elle à mieux « saisir ce qui se passe dans notre monde », demande un véritable ajustement de l’intelligence. Les quatre chapitres qui composent l’ouvrage se présentent, sans le dire, comme une sorte de petite leçon herméneutique : un chapitre après l’autre, on y traverse en effet – est-ce voulu par l’auteur ? – ce que la Tradition, depuis le distique attribué à Augustin de Dacie [1], désigne habituellement comme les « quatre sens de l’Écriture » : littéral, allégorique, tropologique et anagogique.

  • Faire droit à la présence de Dieu dans l’histoire, ce n’est pas identifier dans cette histoire des traces ou des preuves de ce que dit le texte, mais bien plutôt laisser le texte éclairer toute l’histoire : « Un fait demeure, difficilement contestable : Jésus a annoncé son retour à la fin des temps, et ce retour est un événement pour la création tout entière » (p. 47).
  • La clé ultime de cette histoire, dont les textes apocalyptiques mettent en scène les excès et les souffrances, est donnée dans le Christ : « Notre vie spirituelle n’est pas autre chose que le patient accueil de cet amour qui s’invite un jour dans notre existence. Il faut n’en avoir aucune expérience pour penser qu’il ne rencontrera en nous aucune résistance » (p. 65). Et la plus grande de ces résistances, celle qui les comprend toutes, d’une certaine manière, se manifeste à la Croix, de telle sorte que « notre histoire se déroule toujours à l’ombre de la croix » (p. 67). C’est là ce que raconte, ou plutôt ce que « dévoile » – selon le sens même du verbe apocalyptô – l’Apocalypse.
  • Comment dans une telle actualité, se comporter ? En osant préférer les « courants d’air de l’Esprit Saint » à nos « conforts à l’odeur de renfermé » (p. 80-81) ; en prenant conscience de ce que nos choix individuels, parce qu’ils « ne se contentent pas de s’additionner », forment « des structures qui rendent certaines manières d’agir presque inévitables » (p. 87) ; en admettant que, dès à présent – pensons à toutes les catastrophes climatiques – « nous ne maîtrisons pas nos propres catastrophes » (p. 89) et en agissant avec courage à partir de ce constat.
  • Pour autant, ce comportement éclairé par la Parole n’a pas pour but de « sauver la planète. Il s’agit du Royaume de Dieu » (p. 104), il s’agit de contribuer à l’avènement d’un monde nouveau, « le monde qui a accepté l’amour de Dieu ». L’horizon est bien plus large que la résolution de nos conflits ou de nos crises actuelles.

*

Au début et au terme de l’ouvrage, un peu à distance des catastrophes annoncées par Jésus, une figure accompagne le lecteur : celle de la pauvre veuve qui dépose furtivement dans le tronc des offrandes du Temple, prenant « sur son indigence », « tout ce qu’elle avait pour vivre » (Mc 12,41-44). Elle dissone, elle étonne et, pour tout dire, elle dérange. Pourquoi ? Parce que nous préférons la richesse à la pauvreté, le succès à l’échec, la notoriété à l’obscurité, le confort à la précarité. Or, « la seule bonne nouvelle de ces crises que nous traversons, c’est qu’elles nous révèlent notre pauvreté et notre impuissance ; elles nous font ressembler, tous ensemble, à cette pauvre veuve » (p. 117). Et il se peut que seule la pauvreté nous rende capable d’entendre vraiment la Parole pour ce qu’elle est : une bonne nouvelle, la venue, plus certaine que l’aurore, et dès aujourd’hui dans notre histoire, du Salut.

[1« Littera gesta docet, quid credas allegoria, Moralis quid agas, quo tendas anagogia. » (La lettre enseigne les faits ; l’allégorie, ce qu’il faut croire ; le sens moral, ce qu’il faut faire ; l’anagogie, ce vers quoi il faut tendre).

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