Sur le « Congar » d’Étienne Fouilloux
Note de lecture
Pierre Raffin, o.p.
N°2021-3 • Juillet 2021
| P. 71-80 |
Sur un autre tonL’évêque émérite de Metz, par ailleurs membre de la plénière de la CIVCSVA, nous fait part de sa « note de lecture » concernant l’ouvrage d’Étienne Fouilloux sur Yves Congar, déjà recensé sur notre site. Un témoignage inédit, rendu par l’un de ses proches, à l’éminente figure du Cardinal dominicain dont les écrits sur la vie religieuse sont l’un des trésors des archives de notre revue.
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Je rédige la présente note le 8 décembre 2020 [1], en prenant conscience que le 8 décembre est une date importante dans la vie du Père Y.-M. Congar. C’est le 8 décembre 1926, qu’il a fait profession temporaire au couvent d’Amiens, le 8 décembre 1929 qu’il a fait profession solennelle au couvent du Saulchoir de Kain, le 8 décembre 1970 qu’il a été solennellement reçu au Saulchoir d’Étiolles dont il avait été écarté en 1954, lui qui sera fait maître en théologie à l’Arbresle le 5 août 1970, enfin, c’est le 8 décembre 1995, à Saint-Louis des Invalides, qu’il reçut la barrette cardinalice, alors que sa santé était très altérée. J’étais présent aux célébrations des 8 décembre 1970 et 1995 et j’en garde un grand souvenir. J’adresse un grand merci à Étienne Fouilloux pour l’exploit que représente cette vie du Père Congar, en 338 pages [2] qui ne laissent rien dans l’oubli.
Je dois beaucoup au Père Congar, dont j’ai entendu parler avant mon entrée dans l’Ordre en 1956. Je l’ai rencontré la première fois en 1956 au couvent de Dijon où il prêchait la retraite de la communauté. La lecture de ses livres, pendant mes toutes premières années de Saulchoir, m’a ouvert à l’œcuménisme et a guidé mon séjour au Liban (1960-1962) où la fermentation œcuménique était grande. Comme première messe, le 6 juillet 1964, j’avais choisi la messe votive pour l’unité, que le Missel dominicain d’alors intitulait Ad tollendum schisma. Plus tard, je lirai les Jalons pour une théologie du laïcat [3], autre œuvre marquante qui s’épanouira à Vatican II.
Ce que j’apprécie dans le travail d’Étienne Fouilloux, c’est son évocation du Saulchoir de Kain, où le Père Congar va vivre, comme frère étudiant puis comme jeune professeur, jusqu’à sa mobilisation qui lui vaudra de passer la deuxième guerre mondiale en captivité. Le Père Congar lui-même s’étonne, en arrivant à Kain, de l’intensité de la vie commune qui y règne dans tous les domaines. Plus tard, il définira la vie dominicaine avec saint Albert-le-Grand « Quaerere veritatem in dulcedine fraternitatis » (chercher la vérité dans une douce fraternité). Pour lui, la vie commune dominicaine tranche radicalement avec celle qu’il avait pu connaître de 1921 à 1924 au Séminaire parisien des Carmes ou avec la vie bénédictine à laquelle il avait pensé. La vie commune qu’il découvre au Saulchoir comporte certes la dulcedo fraternitatis, mais elle repose sur une conception originale des études théologiques : la théologie est conçue comme une science passible des mêmes critères universitaires que les disciplines profanes. Le Saulchoir avait adopté la méthode historico-critique du Père M.-J. Lagrange et de l’École biblique de Jérusalem, mais en la transposant aux œuvres de saint Thomas et des autres docteurs médiévaux. Ce recours à l’histoire, des idées surtout, empêche de faire du thomisme un système clos de propositions abstraites et intemporelles, explicitées de manière canonique par quelques grands commentateurs ; mais bien plutôt le fruit d’un génie du XIIIe siècle, élaboré au cœur du bouillonnement social, intellectuel et culturel de son temps. Absente du thomisme spéculatif, l’histoire retrouve aujourd’hui sa pertinence dans une démarche qui cherche à restituer saint Thomas et le thomisme à l’effervescence spirituelle et doctrinale du Moyen-Âge central. C’est précisément ce thomisme spéculatif promu à Rome qui reviendra au galop en 1942 avec la destitution du Père Chenu et la promotion du Père Thomas Philippe comme régent.
Pour l’heure, le Père Congar et son ami et contemporain le Père H.-M. Féret sont très proches des conceptions du Père M.-D. Chenu : un studium, c’est d’abord une équipe pluridisciplinaire de frères qui cherchent ensemble la vérité. L’élaboration théologique proprement dite qui comporte une dimension spéculative part de l’Écriture (importance de l’exégèse biblique), elle s’inscrit dans l’histoire des doctrines (nouvelles disciplines). Vatican II ne dira rien d’autre et montrera lui-même l’exemple dans la rédaction du dernier chapitre de Lumen gentium consacré à la Vierge Marie. Cette manière nouvelle de faire de la théologie est sous-jacente au long et patient labeur d’Yves Congar. Tant et si bien qu’à mes yeux, les événements malheureux de 1942 qui ont conduit à la destitution du Père Chenu et à la mise à l’Index de son ouvrage Une école de théologie, le Saulchoir, au profit du thomisme spéculatif, soutenu par le Père R. Garrigou-Lagrange et le Père M. Cordovani, maître du Sacré Palais, signent la mort du Saulchoir. Les régents qui succéderont à Thomas Philippe, les Pères Héris, P.-Th. Camelot, J.-J. Hamer et A. Duval s’acquitteront de leur charge avec un grand sérieux, mais ils ne cherchèrent pas à recréer une équipe pluridisciplinaire de lecteurs porteuse d’une utopie commune. Ce n’était pas leur grâce, seul le Père Jérôme Hamer, futur assistant du maître de l’Ordre, futur expert au Concile et futur cardinal, aurait pu le faire, mais n’étant pas de la province de France, cela lui était difficile.
Le retour du Père Congar au Saulchoir, au lendemain de sa captivité, fut éprouvant. Comme les autres frères prisonniers en Allemagne, il était amer que de tels événements aient pu avoir lieu en pleine guerre et en leur absence. Par ailleurs sa relation avec le nouveau régent, Thomas Philippe, n’était pas des meilleures. Cela ne l’empêcha pas de se remettre au travail, il reprit son enseignement et ses recherches jusqu’en 1954, annus horribilis.
Février 1954, en effet, fut pour les dominicains français un terrible moment. Entré dans l’Ordre en 1956 et faisant mon noviciat au couvent parisien de Saint-Jacques j’en constatais les séquelles encore vives. Le pontificat de Pie XII, qui, durant la guerre, s’était courageusement engagé contre le génocide du peuple juif, ainsi que le montrent les archives vaticanes récemment ouvertes [4], s’était enfermé après 1945 dans une mariologie désincarnée et un magistère autoritaire qui ne laissait guère d’espace à la légitime recherche théologique et ceux qui, comme le Père Congar, n’entraient pas dans ce moule étaient l’objet d’une surveillance tatillonne de la part du Saint-Office – « la Gestapo » disait le Père Congar avec son franc parler...
Le P. Congar en 1937 (DR)
C’est l’arrêt brutal par Rome de l’expérience des prêtres ouvriers qui fut à l’origine de la rencontre du maître de l’Ordre, Emmanuel Suarez, en février 1954, avec les dominicains français. Cette expérience était née pendant la guerre plus de l’initiative de la hiérarchie que de celle de la base. Des évêques français, comme le cardinal E. Suhard à Paris ou le cardinal A. Liénart à Lille, souffraient d’avoir perdu la classe ouvrière et cherchaient à lui redonner sa place dans l’Église, ce furent donc eux qui appelèrent les premiers prêtres et les formèrent. Ils devaient partager au maximum la vie ouvrière pour faire découvrir aux ouvriers la véritable Église. Les difficultés vinrent de la nécessité d’un engagement syndical et de la force que représentait alors l’idéologie marxiste. Des dominicains, comme le Père Congar, avaient soutenu l’expérience et l’une des premières fraternités ouvrières était la fraternité dominicaine d’Hellemmes, à la périphérie de Lille.
Que cette expérience puisse être vérifiée et corrigée, tout le monde ou presque en convenait, mais ce n’est pas un arrêt brutal et autoritaire qui permettait de solutionner ce problème apostolique, ainsi que le faisait remarquer respectueusement au maître de l’Ordre le frère Jacques Loew, docker à Marseille et curé de la Caducelle. Telle n’était pas pour l’heure l’approche du maître de l’Ordre, agissant probablement par délégation du pape... Le maître de l’Ordre avait convoqué les trois provinciaux français, il leur demanda leur démission et les remplaça. Le Père V. Ducatillon devint provincial de la province de France. Quant aux autres frères à l’orthodoxie suspecte (Féret, Boisselot, Congar), ils furent purement et simplement exilés de Paris. L’exil du Père Congar, qui devait le conduire successivement à Jérusalem et à Cambridge, ne connut de répit que grâce à son assignation au couvent de Strasbourg fin 1956. Grâce à l’accueil chaleureux de Mgr J.-J. Weber et de son coadjuteur, Mgr L.-A. Elchinger et des frères du couvent, il retrouva en Alsace une vie dominicaine normale. Depuis un certain temps déjà commençaient à se manifester les symptômes de la maladie qui le handicapa de plus en plus avant de l’emporter.
Au couvent de Strasbourg, le Père Congar se prépara sans le savoir à ce qui fut le couronnement de sa vie de théologien, le concile Vatican II. Pie XII s’éteignit en octobre 1958 et fut presque aussitôt remplacé par le cardinal A.-G. Roncalli, qui prit le nom de Jean XXIII. Il surprit tout le monde en annonçant, fin janvier, la tenue prochaine d’un concile œcuménique. La surprise fut grande aussi pour le Père Congar, qui était nommé de surcroît membre d’une commission préparatoire. Après avoir beaucoup hésité à se rendre à Rome pour la première rencontre, car il craignait non sans raison que tout fut déjà ficelé par son « ami », le cardinal A. Ottaviani, préfet du Saint Office, il s’y rendit et fit ses remarques ; cela ne l’empêcha pas ensuite d’accepter non sans hésitation la fonction de peritus qui lui permettrait de participer au Concile et d’en devenir l’une des grandes voix. Il avait misé sur la dynamique conciliaire qui s’imposerait progressivement à la Curie. En dépit de la maladie qui se faisait de plus sentir, il abattit de 1962 à 1965 un travail considérable.
Étienne Fouilloux, qui évoque avec brio le rôle joué au Concile par le Père Congar, publie p. 274, les textes de Vatican II qui sont de lui. Il vaut la peine de citer ici ce texte que j’avais reçu du Père Congar lui-même :
Sont de moi : Lumen gentium, la première rédaction de plusieurs numéros du chap. 1 (Mystère de l’Église) et les numéros 9, 13, 16, 17 du chapitre 2 (Peuple de Dieu), plus quelques passages particuliers. De Revelatione : ai travaillé dans le chapitre 2 et le n° 21 vient d’une première rédaction de moi. De œcumenismo : y ai travaillé ; le proœmium et la conclusion sont à peu près de moi. Déclaration sur les religions non chrétiennes : y ai travaillé ; l’introduction et la conclusion sont à peu près de moi de moi. Schéma XIII : y ai travaillé : chapitre 1, 4. De Missionibus : le chap. 1 est de moi de A à Z, avec emprunts à Ratzinger pour le n° 8. Delibertate religiosa : coopération à tout, plus particulièrement aux numéros de la partie théologique et au proœmium qui est de ma main. De Presbyteris : c’est une rédaction aux trois quarts Lécuyer-Onclin-Congar. Ai refait le proœmium, les numéros 2-3, ai fait la première rédaction des numéros 7-9, 12-14, et celle de la conclusion dont j’ai rédigé le second alinéa.
Celui qui n’hésitait pas à se nommer le sanglier des Ardennes, savait être d’une grande délicatesse à l’égard de ceux qui lui avaient rendu service, et avait une mémoire étonnante. Avec d’autres frères du Saulchoir, j’avais passé mes vacances de Noël 1963, à traduire pour lui du latin en français des interventions significatives de pères conciliaires. Ce petit travail a abouti au n° 6 de la collection du Cerf, Chrétiens de tous les temps, Discours au Concile Vatican II. Non seulement j’ai eu droit à un chaleureux merci de sa part, mais il s’en souvenait quelques années plus tard...
Le P. Congar en 1964 (dessin de Fr. Franck)
© Catholic Documentation Center, Radboud University Nijmege
Vatican II s’est achevé le 7 décembre 1965 dans l’euphorie, euphorie largement partagée par les catholiques français. Certains disaient : vous allez voir, nos séminaires et nos noviciats vont à nouveau se remplir, pour ne pas parler de nos églises, puisque la liturgie y sera célébrée en langue vivante. Ce n’est pas ce qui s’est passé, puisque dès 1968 une grave crise de réception du Concile s’est développée, avec le départ de nombreux prêtres, religieux et religieuses. Cette crise ne s’atténuera qu’avec le pontificat de Jean-Paul II. Le mérite du Père Congar, en cette période, est de ne s’être point raidi, à la différence de certains de ses collègues théologiens du Concile. Le labeur théologique de cette période – articles et livres – témoigne d’un immense effort de compréhension de sa part.
Il quittera le couvent de Strasbourg en 1968 pour le Saulchoir, où l’on avait aménagé pour lui, outre un ascenseur, un petit appartement. Étienne Fouilloux souligne à juste titre le rôle tenu par sa secrétaire, Delphine Guillou ; il aurait pu mentionner son infirmière, Sœur Amélie, dominicaine de la Présentation. Le Père Congar d’ailleurs disait non sans humour : « je suis entre Delphine et Amélie ». C’est à cette période (1968-1971) que je l’ai le mieux connu : nous avons beaucoup échangé et je lui ai servi souvent de chauffeur. J’étais à ce moment-là maître des étudiants et il était manifestement désireux de connaître et de comprendre cette génération de frères. Dès qu’il fut installé au Saulchoir, on le vit assidu aux assemblées générales des étudiants que boudaient à tort certains lecteurs de la maison. Lorsque l’on commença à parler d’un transfert, c’est de lui que vint l’idée de refaire le Saint-Jacques des origines.
Tout au long de ces années, où le Père Congar s’achemine vers sa fin, les informations données par Étienne Fouilloux sont très précises et précieuses car difficiles à trouver autrement. Lorsque, en 1971, le studium du Saulchoir s’installa au couvent Saint-Jacques alors tout neuf, on y aménagea un espace suffisamment vaste pour qu’il puisse installer sa bibliothèque et ses documents et continuer à recevoir les soins infirmiers dont il avait un besoin croissant. Il n’était pas pleinement satisfait de cette situation, même si étant à Paris, il était davantage visité qu’à Étiolles. Le moment vint où l’organisation conventuelle ne pouvant plus répondre aux besoins infirmiers du Père Congar, il fallut trouver une maison spécialisée. C’est alors que se présenta la solution des Invalides, à laquelle son passé militaire lui donnait droit ; il y fut magnifiquement soigné. À ce moment-là, très chargé de responsabilités de toutes sortes, il me fut très difficile de le visiter et, avec le recul du temps, je le regrette vivement, mais j’avais par le fidèle d’entre les fidèles, le frère Nicolas Walty, un bulletin de santé régulier.
Membre du Synode d’octobre 1994 sur la vie consacrée, c’est lors de la célébration de clôture que j’appris avec joie l’heureuse nouvelle de sa promotion cardinalice : il était temps. Elle eut lieu, ainsi que je l’ai déjà dit, le 8 décembre 1994 à Saint-Louis des Invalides. Il était prévu qu’à la fin de la cérémonie, Mgr Albert de Monléon et moi-même, soyons reçus par lui dans sa chambre, mais il était dans un tel état qu’on dut le ramener dans sa chambre au moment de la communion et, surchargé par mes obligations épiscopales, il ne m’a pas été possible de revenir aux Invalides avant son décès. Les derniers mois de sa vie, il a été comblé d’honneurs de toutes sortes et le 26 juin 1995, le maître de l’Ordre d’alors, Timothy Radcliffe, réhabilita pleinement celui qu’en 1954, son prédécesseur, Emmanuel Suarez, avait un peu traité comme un religieux déviant.