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Sine domenico...

Enjeux ecclésiaux du dimanche

Gonzague de Longcamp, c.s.j.

N°2021-2 Avril 2021

| P. 57-72 |

Orientation

Nouveau doyen du Studium des Frères de saint Jean, et jeune ecclésiologue johannique, frère Gonzague réfléchit sur la célébration dominicale « empêchée » par temps de pandémie : quelles conversions, quels enjeux, quelles issues peut-on entrevoir, avec Marie, « femme eucharistique » ?

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La progression constante de l’épidémie de Covid 19 a obligé les gouvernements des différents pays à prendre des mesures de restrictions des rassemblements, y compris pour les célébrations eucharistiques, souvent mal comprises et mal vécues par les chrétiens. Le 6 novembre dernier, M. Baujard et A.-M. Pelletier publiaient dans le journal La Croix une tribune intitulée « Hors de la messe, pas de salut ? ». Elles y posaient deux questions cruciales : certes, l’Eucharistie fait l’Église, mais épuise-t-elle tous les moyens de communion avec le Christ ? Ne faut-il pas retrouver la centralité de la Parole ? Par ailleurs, elles dénonçaient « la défense crispée de pratiques auxquelles nous tenons légitimement mais qui, dans leurs formes traditionnelles, sont en train de s’effondrer ».

Les questions posées par cette tribune nous paraissent justifiées. La période que nous traversons doit appeler des discernements, des déplacements et des réformes. Il faut s’interroger tant sur la juste place de l’Eucharistie dans la vie de l’Église que sur la légitimité de la revendication de l’Eucharistie portée par un certain type de chrétiens. Quel est l’appel que Dieu adresse à l’Église à travers les épreuves que le monde traverse ? Les lignes qui suivent veulent faire entendre un « contrepoint », au sens musical du terme. C’est-à-dire un dialogue entre sujet et contre-sujet qui peut provoquer parfois frottements et dissonances, mais qui appelle une résolution harmonique, sinon harmonieuse.

Sine domenico, non possumus

Sine domenico, non possumus : « Sans le dimanche, nous ne pouvons vivre ». Cette parole des martyrs d’Abitène (305) a été reprise par Benoît XVI dans une homélie prononcée lors de la clôture du Congrès Eucharistique italien en 2005 [1]. Telle fut la réponse de ces chrétiens à qui l’empereur Dioclétien interdit « sous peine de mort de posséder les Écritures, de se réunir le dimanche pour célébrer l’Eucharistie et de construire des lieux pour leurs assemblées ». Et Benoît XVI d’affirmer sans ambages : « Les martyrs d’Abitène représentent une expérience sur laquelle nous, chrétiens du XXIe siècle, nous devons réfléchir ».

Quelle lumière pouvons-nous tirer de ce témoignage ? Certes, nous ne pouvons pas dire qu’en interdisant les rassemblements dominicaux, les autorités françaises et européennes aient eu en vue de persécuter les chrétiens. Elles affirment plutôt leur volonté de garantir la santé publique. Toujours est-il que les chrétiens ont été et sont encore largement empêchés de célébrer le dimanche. Benoît XVI, dans la même homélie, relève deux nécessités de la célébration eucharistique : d’abord celle de trouver les forces spirituelles nécessaires pour vivre notre vie chrétienne ; ensuite, celle de célébrer le mystère de l’unité de l’Église. C’est bien ce second aspect que nous voudrions développer dans ces quelques lignes.

Certes nous avons moult moyens de recevoir des secours spirituels et les moyens techniques dont nous disposons nous y aident : méditation de la parole de Dieu, homélies, célébrations retransmises sur les réseaux sociaux ne manquent pas. Qui plus est, certains évêques ont encouragé les pasteurs à ouvrir leurs églises, exposer le Saint-Sacrement et distribuer la communion. Cela ne suffit-il pas ? Pour une part, oui, peut-être.

Mais, ce faisant, on risque de réduire l’Eucharistie à un aspect et d’oblitérer sa signification ecclésiale, communautaire. L’Église a besoin de se rassembler, car cela touche son être. On peut ici s’appuyer avec profit sur « l’ecclésiologie eucharistique » d’Ignace d’Antioche. L’Église, comme son nom l’indique, est une communauté convoquée, elle ne peut donc exister sans se rassembler, car elle est toujours epi to auto, « en un lieu ». D’où l’appel vibrant du saint évêque d’Antioche :

Ayez donc soin de vous réunir plus fréquemment pour rendre à Dieu actions de grâces et louange. Car quand vous vous rassemblez souvent, les puissances de Satan sont abattues et son œuvre de ruine détruite par la concorde de votre foi .

Par ailleurs, Ignace appelle à se rassembler autour de l’évêque célébrant l’Eucharistie, car c’est là que la communauté ecclésiale se construit : « Que cette eucharistie seule soit regardée comme légitime, qui se fait sous la présidence de l’évêque ou de celui qu’il en aura chargé [2] ». Ainsi, la célébration dominicale ne se comprend pas sans cette dimension de rassemblement. C’est pourquoi d’ailleurs on considère normalement que, hors des empêchements majeurs, regarder la messe à la télévision n’accomplit pas le devoir dominical, car il faut pour cela se rassembler. Reprenant les assertions de saint Ignace, le Concile Vatican II affirme que :

tous doivent accorder la plus grande estime à la vie liturgique du diocèse autour de l’évêque, surtout dans l’église cathédrale ; ils doivent être persuadés que la principale manifestation de l’Église consiste dans la participation plénière et active de tout le saint peuple de Dieu, aux mêmes célébrations liturgiques, surtout dans la même Eucharistie, dans une seule prière, auprès de l’autel unique où préside l’évêque entouré de son presbyterium et de ses ministres.

Que le mystère de l’Église se réalise dans la célébration de l’Eucharistie a été affirmé de manière très belle par Augustin dans plusieurs homélies pascales. Parlant du corps et du sang eucharistiques, il affirme, en effet :

Mais si vous les avez bien reçus, vous êtes ce que vous avez reçu, sans aucun doute. « Si nombreux que nous soyons, dit en effet l’Apôtre, nous sommes tous un seul pain, un seul corps » (1 Co 10,17). Ainsi fait-il connaître la signification de ce sacrement, reçu à la table du Seigneur : « Nous sommes tous un seul pain, un seul corps ; si nombreux que nous soyons ». Ce pain sacré nous apprend donc combien nous devons aimer l’union.

Pour Augustin, la réalité ecclésiale de l’Eucharistie est centrale. L’effet principal de la réception de l’Eucharistie, au-delà de tout aspect subjectif, est de construire le corps du Christ. D’où cette affirmation bien connue : « On te dit : Voici le corps du Christ. Amen, réponds-tu. Pour rendre vraie ta réponse, sois membre de ce corps [3] ».

La double polarité – personnelle et communautaire – du sacrement de l’Eucharistie, maintenue dans toute la tradition, est réaffirmée par le Concile Vatican II [4]. Certes, la participation à l’Eucharistie, source et sommet de la vie de l’Église doit permettre au croyant d’offrir « à Dieu la victime divine » et, ce faisant, de s’offrir eux-mêmes avec elles [5], mais le fruit de l’Eucharistie est tout autant, voire principalement, communautaire :

Aucune communauté chrétienne ne peut se construire sans trouver sa racine et son centre dans la célébration de l’Eucharistie : c’est donc par celle-ci que doit commencer toute éducation de l’esprit communautaire ; mais une célébration sincère, pleinement vécue, doit déboucher aussi bien dans les activités diverses de la charité et de l’entraide que dans l’action missionnaire et les diverses formes du témoignage.

On retient souvent que le Concile a appelé l’Eucharistie « source et sommet », mais on oublie parfois qu’elle est aussi dénommée « centre et sommet [6] ». Sans l’Eucharistie célébrée, la communauté ecclésiale est privée de son centre et donc de ce qui la rassemble et la fait exister comme communauté pascale, visible et spirituelle.

Il apparaît donc légitime que l’Église revendique la nécessité de la célébration eucharistique car, au-delà d’une source individuelle pour chaque chrétien, d’un acte religieux de culte, c’est bien son existence comme Église qui se joue dans ce moment dominical, voire quotidien. Il ne s’agit donc pas de revendiquer un privilège cultuel, mais d’affirmer la nécessité existentielle pour l’Église de célébrer l’Eucharistie. Pourtant, la privation qui nous fut (ou nous est encore) imposée est l’occasion pour chaque chrétien d’interroger les moteurs de son désir de participer à la messe : la dimension ecclésiale est-elle centrale ou ce désir est-il, pour une part, trop individualiste ?

(Hommes et) femmes eucharistiques

Il est donc capital d’interroger notre rapport à l’Eucharistie. Pour cela, on relira avec fruit la manière dont Jean-Paul II expose le rapport de Marie au mystère eucharistique. En instituant les mystères lumineux du Rosaire, le pape suggère qu’il existe un lien profond entre Marie et le mystère eucharistique. Certes, affirme-t-il, rien ne nous dit explicitement qu’elle est présente lors de l’institution eucharistique, mais son intercession à Cana « devient la grande recommandation que la Mère adresse à l’Église de tous les temps : “Faites tout ce qu’il vous dira” (Jn 2,5) [7] ».

Ainsi, l’attitude croyante de Marie est-elle donnée par le pape comme le paradigme de la foi eucharistique de l’Église, ce qui sera encore plus explicite dans l’encyclique Ecclesia de Eucharistia, dont le dernier chapitre s’intitule : « À l’école de Marie, femme eucharistique ». Pour Jean-Paul II, Marie a certainement participé à l’Eucharistie célébrée dans la première communauté chrétienne, puisque le livre des Actes des Apôtres nous la montre en prière avec les disciples (cf. Ac 1,14).

Mais en allant au-delà de sa participation au Banquet eucharistique, on peut deviner indirectement le rapport entre Marie et l’Eucharistie à partir de son attitude intérieure. Par sa vie tout entière, Marie est une femme « eucharistique ». L’Église, regardant Marie comme son modèle, est appelée à l’imiter aussi dans son rapport avec ce Mystère très saint.

Ainsi, pour le pape, cet élargissement de perspective nous conduit à revenir à l’Eucharistie comme mysterium fidei (mystère de la foi), comme nous le proclamons à chaque célébration. Le croyant ne peut vivre du mystère eucharistique sans s’appuyer inconditionnellement sur la Parole de Dieu et le commandement du Christ, « Faites cela en mémoire de moi », précédé par la recommandation de Marie : « Faites tout ce qu’il vous dira [8] ». En cette période de privation, le croyant est invité à revenir à la priorité absolue de la foi dans la Parole du Christ. La première défection des disciples dans l’évangile selon saint Jean est bien provoquée par la parole de Jésus sur le pain de vie : « Cette parole est trop dure, qui peut l’entendre ? » (Jn 6,69). L’Eucharistie, sacrement de la foi, est pour nous comme le sceau, le gage et la provocation à la foi dans l’Incarnation et la mort rédemptrice du Christ qui précède toute participation à l’assemblée eucharistique visible.

La privation de la communion sacramentelle est certainement l’occasion de redécouvrir la centralité de la Parole de Dieu. Sans la foi en la Parole du Christ, le mystère eucharistique est comme amputé de son fondement qui fait de lui le mysterium fidei. La réforme liturgique a cherché à ouvrir plus largement au croyant la table de la parole [9] et Benoît XVI en a rappelé l’importance et la fécondité [10]. Parole de Dieu et Eucharistie sont inséparables. Dans la célébration eucharistique se trouve la clé de compréhension ecclésiale de la Parole de Dieu. En même temps, la privation de la célébration eucharistique est certainement une invitation à redécouvrir la sacramentalité de la Parole qui s’appuie, selon Benoît XVI sur l’affirmation du Prologue de Jean : « Le Verbe s’est fait chair » (Jn 1,14) [11].

Dans les paragraphes suivants de l’encyclique Ecclesia de Eucharistia, Jean-Paul II développe l’attitude de foi de Marie comme anticipation du mystère eucharistique : « En un sens, Marie a exercé sa foi eucharistique avant même l’institution de l’Eucharistie, par le fait même qu’elle a offert son sein virginal pour l’incarnation du Verbe de Dieu [12] ». À l’Annonciation, Marie accueille le Verbe et, de ce fait, « il existe donc une analogie profonde entre le fiat par lequel Marie répond aux paroles de l’Ange et l’ amen que chaque fidèle prononce quand il reçoit le corps du Seigneur [13] ». Mais de la même manière que la Vierge a accueilli dans la foi l’annonce de l’ange, le croyant est invité à accueillir le mystère eucharistique. L’Eucharistie est donc reçue dans le dynamisme du mystère de l’Incarnation. Mais, en même temps, « durant toute sa vie au côté du Christ et non seulement au Calvaire, Marie a fait sienne la dimension sacrificielle de l’Eucharistie [14] ».

En participant à la vie et à la mission de son Fils, Marie s’est offerte avec lui. L’invitation de Paul aux Romains (12,1-2) se trouve opérée de manière typique en Marie. En elle, l’offrande spirituelle réalise de manière anticipée le contenu du mystère eucharistique. Ce qui est vrai de la Mère l’est du croyant, puisqu’elle est « le modèle dans l’ordre de la foi, de la charité et de la parfaite union au Christ [15] ». La « participation active » – ou plutôt « assidue » – des fidèles que le Concile appelle de ses vœux dans la réforme liturgique montre bien que le sacrifice spirituel est la fin du sacrifice sacramentel [16]. On peut même dire que le sacrifice offert sacramentellement devient le « sceau » de l’offrande spirituelle des fidèles. Et cette offrande intérieure ne contribue pas seulement au progrès de l’« être chrétien » individuel [17], mais aussi à la manifestation de l’Église, comme on l’a vu au n° 41 de Sacrosanctum Concilium cité plus haut. Parce que la célébration du sacrifice est de nature ecclésiale, on préférera toujours la célébration commune des sacrements [18].

On voit bien qu’il est impossible de séparer, voire même d’opposer, le sacrifice spirituel et la dimension communautaire de la célébration. En même temps, le temps de « disette liturgique » à laquelle nous sommes astreints est certainement l’occasion de retrouver la juste articulation entre les deux : la nature ecclésiale de la célébration communautaire et le primat de l’offrande spirituelle comme présupposé et finalité de l’offrande sacramentelle. Avouons-le, il existe une forte tendance à considérer que la communion spirituelle est un pis-aller offert à des divorcés remariés et à ceux qui n’ont pas accès à la communion sacramentelle. Les temps actuels sont, sans doute, un kairos, pour mieux comprendre qu’il en va tout autrement. Il y a là une opportunité de conversion ecclésiale.

L’attitude de Marie, femme eucharistique, est donc une invitation à accueillir comme elle la Parole de Dieu dans sa « sacramentalité » et à faire de nos vies une offrande eucharistique intérieure. Mais elle est aussi certainement un puissant stimulant pour le service du prochain. En effet, portant en elle le Verbe fait chair, Marie s’est rendue en hâte chez sa cousine Élisabeth, comme l’Arche d’Alliance montant à Jérusalem dans la liesse et l’offrande de multiples sacrifices [19]. Les premiers fruits de l’Incarnation sont donc le service et la louange. Jean-Paul II souligne, d’ailleurs, la nature eucharistique du Magnificat :

Dans l’Eucharistie, l’Église s’unit pleinement au Christ et à son sacrifice, faisant sien l’esprit de Marie. C’est une vérité que l’on peut approfondir en relisant le Magnificat dans une perspective eucharistique. En effet, comme le cantique de Marie, l’Eucharistie est avant tout une louange et une action de grâce. Quand Marie s’exclame : « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit exulte en Dieu mon Sauveur », Jésus est présent en son sein. Elle loue le Père « pour » Jésus, mais elle le loue aussi « en » Jésus et « avec » Jésus. Telle est précisément la véritable « attitude eucharistique ».

Le chant quotidien du Magnificat, particulièrement dans la prière des Vêpres, revêt donc une dimension profondément eucharistique comme « sacrifice de louange [20] ». Ainsi, la prière de la liturgie des heures en famille, particulièrement le dimanche, est une excellente manière de vivre une prière ecclésiale et de s’unir ainsi au sacrifice eucharistique. De plus, cette dimension eucharistique du Magnificat résonne comme un appel à ne pas céder à l’amertume et à la colère face à l’injustice : « Ne rendez pas le mal pour le mal ».

Le lien entre l’Eucharistie et le service du prochain est, par ailleurs, nettement marqué dans le récit du lavement des pieds, tel qu’il nous est rapporté dans l’évangile selon saint Jean, au chapitre 13. Le « faites cela en mémoire de moi » de l’institution eucharistique se transforme en exemple donné par le Seigneur et Maître pour que les disciples se lavent les pieds les uns aux autres (cf. Jn 13,14-15) [21]. Commandement assorti d’une béatitude : « Heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13,17). Dans le récit johannique du dernier repas, le lavement des pieds est présenté par Jésus comme une authentique manière d’avoir part à son mystère pascal : « Si je ne te lave pas les pieds, tu n’auras pas de part avec moi » (Jn 13,7). Ainsi, le geste de l’amour mutuel produit un double fruit : il fonde la communauté des disciples et leur permet d’avoir part à la mort et la résurrection du Christ. Là encore, les dimensions personnelle et ecclésiale sont inséparables, mais elles se vivent en premier lieu dans l’amour mutuel. Notre Église peut être traversée par un certain nombre de fractures. En forçant le trait, on trouvera d’un côté les « cathos de gauche », portés au service du prochain et de l’autre, les « cathos de droite », fidèles au culte et aux valeurs. Il y aurait d’un côté les « Marthe », plongées dans le service et de l’autre, les « Marie », préoccupées uniquement d’écouter le Seigneur et de vivre de sa présence, au risque de la privatisation de la relation au Christ. En cette période où notre Église est comme énucléée, privée de son centre qu’est la célébration communautaire, ne doit-on pas entendre une invitation à réduire cette fracture entre l’écoute de la Parole et le service du prochain, en retrouvant la nature eucharistique de l’une comme de l’autre ?

Écoute de la Parole, louange, service du prochain et offrande intérieure, loin de s’opposer, trouvent leur unité dans leur fondement eucharistique. La célébration de la messe manifeste et appose le sceau ecclésial et chrétien à ces actions qui pourraient sinon conduire à la dispersion, voire à la division. On ne peut dire que l’on peut se passer de l’Eucharistie, car c’est en elle que l’Église puise son existence. Pourtant, il faut affirmer le primat et la finalité spirituelle de l’offrande qui, tout en étant intérieure et personnelle trouve son sceau dans l’offrande sacramentelle. Pour réduire l’opposition entre « Marthe et Marie », les croyants sont invités à retrouver la dimension « eucharistique » de la Parole et du service. La privation de la célébration eucharistique, tout en étant une blessure et peut-être même un danger, représente un appel à la conversion.

La transformation pascale de l’existence chrétienne

Même si la célébration eucharistique est centrale pour l’existence ecclésiale, nous avons essayé de montrer un certain nombre de conversions auxquelles la situation actuelle nous appelle. Il ne s’agit donc pas de subir ou de se réjouir de la privation de la célébration communautaire sans regarder « les signes des temps » et nous interroger sur l’appel que Dieu adresse à son peuple.

• L’appel au déplacement

Les temps troublés que nous vivons ne sont pas sans nous rappeler la période de la déportation et la prédication du prophète Jérémie à Jérusalem. Elle a été inaudible pour ses destinataires, tant elle exigeait de déplacements intérieurs apparemment contradictoires. En effet, le Seigneur a fait habiter son nom dans le Temple et a promis d’avoir les yeux ouverts jour et nuit sur cette maison. Et pourtant, Jérémie proclame que la présence du Temple ne les gardera pas de la déportation : « Ne vous fiez pas aux paroles mensongères : “c’est le temple du Seigneur, le temple du Seigneur, le temple du Seigneur” » (Jr 7,4). Car si Dieu est fidèle, il appelle son peuple à répondre à son alliance. Sans cela, le culte rendu au temple n’a aucune valeur. Plus encore, le Seigneur, par le ministère de Jérémie invite le peuple à ne pas avoir peur de partir avec les Chaldéens et de quitter la Terre Sainte (cf. Jr 21,9). À tel point qu’il demande même aux juifs de s’enraciner en terre étrangère, de travailler pour la prospérité du peuple au milieu duquel ils sont déportés (cf. Jr 294sq,). L’idée de pouvoir être chassé de la Terre de la promesse et que cela soit même encouragé par Dieu est absolument inconcevable pour Israël. C’est non seulement son culte, mais son existence même qui est remise en cause, non par un homme, mais par Dieu lui-même !

L’expérience d’Israël nous montre que Dieu est capable de se servir de la haine des nations pour inviter son peuple à la conversion. Ainsi, derrière l’interdiction des cultes qui peut nous apparaître comme une injustice, nous sommes certainement invités par Dieu non pas à la déportation, mais à la conversion et à un déplacement intérieur. Peut-être à retrouver la centralité du sanctuaire de la conscience à l’intérieur duquel Dieu parle [22], à vivre le culte authentique qui soit une offrande de nos personnes (cf. Rm 12,1-2) et qui construise le corps mystique de l’Église dans lequel ce qui est petit est revêtu de plus d’honneur (cf. 1 Co 12,23-26).

• Entrer dans l’existence pascale

La célébration de l’Eucharistie dominicale est mémorial et proclamation de la pâque du Christ. Elle a pour but de transformer l’existence du croyant et de la conformer à cette pâque. Faire de nos vies et de l’épreuve un lieu de transformation pascale, tel est bien l’enjeu de la vie chrétienne. Pour baliser cet itinéraire de transformation pascale, nous voudrions encore méditer sur le chapitre 16 de l’évangile selon saint Jean [23].

Ce chapitre est le dernier des Discours d’Adieu, tels qu’ils nous sont rapportés dans le Quatrième évangile. Dans ces échanges qui précèdent immédiatement la passion, le Christ encourage les siens et les invite à transformer leur regard sur la situation et, de ce fait, leur existence même. Évidemment, les disciples sont devant une crise sans précédent. Jésus leur annonce son départ, qui n’est autre que sa mort sur la croix. Mais alors se pose la question du sens de leur existence. En effet, être disciple signifie étymologiquement « marcher derrière ». Depuis trois ans, Pierre et ses compagnons ont tout donné pour suivre le Christ. S’il n’est plus là, c’est tout leur engagement et leur existence qui semble remis en cause. Les gestes et les paroles de Jésus dans les chapitres 13 à 17 de l’évangile selon saint Jean ont pour but de leur offrir une nouvelle perspective, celle de Pâques. La nouvelle manière d’être disciple du Christ consistera en premier lieu à vivre de l’amour mutuel : « À ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples, à l’amour que vous aurez les uns pour les autres » (Jn 13,35). Mais la réalisation de ce commandement exige des disciples un changement de perspective et une transformation profonde qui est esquissée par Jésus dans les chapitres 14 à 16.

Le début du chapitre 16 nous montre les disciples comme paralysés par la tristesse, incapables de l’écouter, ni de voir une issue positive. C’est là qu’il leur promet l’Esprit Paraclet qui confondra le monde et leur annoncera tout ce qu’il entendra (cf. Jn 16,7). Cette triple action de l’Esprit permettra à la communauté croyante une triple transformation : elle les rend d’abord capables de porter un nouveau regard sur le Christ (Jn 16,16-19) ; elle leur permet ensuite de voir un sens à leur présence dans le monde et à leur souffrance (Jn 16,20-24) ; elle leur ouvre enfin une nouvelle intelligence de la Parole de Dieu (Jn 16,25-33). Changer de regard est bien l’enjeu des disciples au matin de la résurrection, comme on le voit dans le récit des disciples d’Emmaüs. Enfermés dans leur désespoir et dans leur lecture des événements de la passion, ils sont rendus incapables de rencontrer le Ressuscité qui marche à leurs côtés.

Ensuite, l’image de la femme qui enfante a pour but de montrer aux disciples que la souffrance infligée par le « monde » peut devenir féconde. Non pas pour eux-mêmes, mais pour le monde lui-même, puisqu’elle donne vie à un homme pour le monde. Ce faisant, l’image de la femme invite les disciples à ne jamais se crisper dans un clivage entre l’Église et le monde. Dans un troisième temps, le Christ promet à ses disciples la vraie joie dans leur intercession pour le monde ! Aux disciples qui auront accepté d’avoir part à la transformation pascale de l’existence, le Christ promet la vraie joie, celle de l’intercession et d’une nouvelle connaissance de Dieu, selon Jn 16,23-24 :

La transformation du rapport des croyants au monde et à la tribulation qu’ils peuvent y trouver est non seulement source de fécondité, mais aussi d’une nouvelle prière à Dieu au nom du Fils. Elle est la clé d’une nouvelle relation à Dieu, source de joie. Alors que les disciples étaient, au début du chapitre, enfermés dans leur tristesse, ils sont rendus ici capables, à travers la prière d’intercession, d’accueillir le mystère trinitaire lui-même. Quel chemin parcouru ! À n’en pas douter, c’est celui du décentrement qui fait percevoir au croyant un chemin de fécondité au cœur même de la tribulation. C’est toute l’existence de l’Église qui revêt un caractère pascal, à la suite de son Seigneur. Il ne faudrait pas que la tristesse, la colère et le sentiment d’injustice empêche les croyants du XXIe siècle de faire cette même traversée et de vivre la même transformation pascale de leur existence. Autrement dit, de vivre dans leur chair et dans leur quotidien ce qui se réalise sacramentellement dans la célébration eucharistique.

Conclusion : Un nouveau paradigme

Les réflexions que nous avons développées n’ont aucune prétention à apporter des réponses pragmatiques. Elles sont d’abord une invitation à saisir un enjeu ecclésial et spirituel dans sa complexité. En ce qui touche à l’Eucharistie, on ne saurait séparer le personnel du communautaire, l’ecclésial de l’intime, le service de Dieu et celui du prochain. Or, le risque de créer un clivage autour de la légitimité de la « revendication eucharistique » est aussi réel que simpliste et stérile.

Des chrétiens des premiers siècles sont morts en affirmant leur besoin inaltérable de participer à l’Eucharistie. Nombre d’évêques aujourd’hui appellent les croyants à participer à l’effort collectif pour la santé publique... Plusieurs questions sont objectivement soulevées par ce paradoxe que nous ne pouvons faire que mentionner :

  • La revendication du droit de participer à l’Eucharistie s’inscrit dans la question plus générale de la laïcité. La conception actuelle de la laïcité en France semble être inadaptée à la réalité religieuse d’aujourd’hui. Non seulement de l’Islam, mais du catholicisme même.
  • Dans le sens inverse, il y a un enjeu crucial pour l’Église qui doit trouver sa place dans la société postchrétienne. Quelle parole peut-elle faire entendre ? La question est d’autant plus brûlante que la révélation des abus semble délégitimer, au moins inconsciemment, toute action et parole qui s’oppose au gouvernement.

Il serait fructueux de relire la première partie de la Constitution Gaudium et Spes pour repenser à frais nouveaux la présence de l’Église dans un monde qui a énormément changé depuis soixante ans. Pour autant, les appels du Concile à la collaboration et l’enrichissement mutuel de l’Église et de la société civile au service de la vocation unique de l’homme gardent toute leur pertinence. Voilà bien une occasion pour l’Église de s’interroger sur sa juste liberté et sa juste place dans la société pluraliste.

Par ailleurs, la crise sanitaire actuelle manifeste un profond changement de paradigme. Jusqu’à une des dernières grandes épidémies en Europe, à savoir celle de la grippe espagnole en 1919, l’Église, ses institutions, les hôpitaux tenus par des religieuses étaient en première ligne pour faire face à l’épidémie et apporter les soins du corps et de l’esprit. Cela signifie qu’il y a non seulement un changement profond dans les rapports de l’Église et du monde, mais aussi que la présence ecclésiale sur le front direct de l’épidémie est assurée premièrement par des laïcs. Les clercs, pour leur part, doivent réinventer la présence au peuple de Dieu et la manière de maintenir le lien communautaire. La crise sanitaire nous donne donc à voir un visage d’Église qu’il va falloir continuer à comprendre et déployer par-delà la situation de crise. Pour compléter l’analyse des enjeux ecclésiologiques de la crise sanitaire, il faudrait aussi pouvoir évaluer la profondeur des changements sociétaux, économiques et anthropologiques que la situation sanitaire engendre [24].

Le Christ invite ses disciples à découvrir à quel point l’Église n’a pas d’existence pour elle-même. Elle prend sa source dans la Trinité [25], naît du don que le Christ fait de lui-même à la Croix et reçoit, dans son acte de naissance même, sa mission de porter la vie au monde. Dans des sociétés a-religieuses, voire antireligieuses, comme peuvent l’être certaines sociétés d’Europe occidentale, on peut légitimement recourir à des mécanismes d’auto-défense, comme tout organisme vivant. Il faut pourtant garder vivant à l’esprit la dynamique de fécondité que le Christ nous appelle à vivre au cœur même des persécutions. On se trouve là au cœur du renversement et du paradoxe pascal qui constituent l’existence chrétienne et dont l’Eucharistie est le sacrement. Alors, n’esquivons pas la réalité profonde du sacrement que nous réclamons de pouvoir célébrer.

Pour l’heure, nous devons exercer un discernement des signes des temps et entrer dans une transformation pascale des existences individuelle et ecclésiale. Le Seigneur qui a promis d’être présent à son Église jusqu’à la fin des temps est toujours avec les disciples dans la tempête. À nous d’en percevoir la présence et l’action, par-delà colères, amertumes et clivages.

[1Benoît XVI, Homélie lors de la cérémonie de clôture du Congrès Eucharistique italien, 29 mai 2005.

[2Ignace d’Antioche, Lettre aux Smyrniotes, 8,1.

[3Augustin, Sermon 272, pour le jour de Pentecôte, sur l’Eucharistie.

[4Même Thomas d’Aquin, que l’on ne peut accuser d’excès ecclésiologiques affirme, citant 1 Co 10,17 : « Ce texte établit clairement que l’eucharistie est le sacrement de l’unité ecclésiale », Somme Théologique IIIa, q. 73, a.2, s.c. Cf. aussi q. 73, a. 3, c. : « la res de ce sacrement est l’unité du corps mystique ».

[5Cf. Lumen Gentium 11

[6Cf. Ad Gentes 9 ; Christus Dominus 30 ; Presbyterorum Ordinis 5,6,14.

[7Jean Paul II, Lettre apostolique Rosarium Virginis Mariae, 16 octobre 2002, n° 21.

[8Cf. Ibid., n° 54.

[9Cf. Sacrosanctum Concilium 35.

[10Cf. Benoît XVI, Exhortation apostolique post-synodale Verbum Domini, n° 52-57.

[11Cf. Ibid., n° 56.

[12Ibid., n° 55.

[13Idem.

[14Ibid., n° 56.

[15Lumen Gentium n° 63.

[16Cf. Sacrosanctum Concilium 14 : « La mère Église désire beaucoup que tous les fidèles soient amenés à cette participation pleine, consciente et active aux célébrations liturgiques, qui est demandée par la nature de la liturgie elle-même et qui, en vertu de son baptême, un droit et un devoir pour le peuple chrétien, ‘race élue, sacerdoce royal, nation sainte, peuple racheté’ (1 P 2,9, cf. 1 P 2,4-5) ».

[17Cf. Idem : « Cette participation pleine et active de tout le peuple est ce qu’on doit viser de toutes ses forces dans la restauration et la mise en valeur de la liturgie. Elle est, en effet, la source première et indispensable à laquelle les fidèles doivent puiser un esprit un esprit vraiment chrétien. »

[18Cf. Sacrosanctum Concilium 27 : « Chaque fois que les rites, selon la nature propre de chacun, comportent une célébration commune avec fréquentation et participation active des fidèles, on soulignera que celle-ci, dans la mesure du possible, doit l’emporter sur leur célébration individuelle et quasi privée. »

[19Cf. 2 S 6. Pour le parallèle entre la montée de l’Arche et la Visitation, cf. R. Laurentin, Magnificat, action de grâces de Marie, L’Œil, François-Xavier de Guibert, 2011.

[20Cf. Prière Eucharistique I.

[21Le parallèle a été mis en lumière par X. Léon-Dufour, « Les deux mémoires du chrétien », dans J. Zumstein, D. Marguerat (éd.), La mémoire et le temps. Mélanges offerts à Pierre Bonnard, Genève, Labor et Fides, coll. « Le monde de la Bible » 23, 1991, p. 143-151.

[22. Cf. Gaudium et Spes 16.

[23On trouvera les fondements exégétiques et théologiques des lignes qui suivent dans notre ouvrage, G. de Longcamp, Le Paraclet, mémoire de l’Église, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines », 2020, p. 205-244. Voir la recension sur le site de Vies consacrées : https://vies-consacrees.be/livre/le-paracletmemoire-de-l-eglise.html

[24À ce titre, parmi les multiples contributions, on peut lire la tribune de Robert Redeker, « Nous vivons un renversement anthropologique sans précédent », dans Le Figaro, du 8 novembre 2020.

[25Cf. Lumen Gentium 1.

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