Philippe Cuvier, o.præm.
Noëlle Hausman, s.c.m.
N°2021-2 • Avril 2021
| P. 3-8 |
RencontreIl a monté tous les « Loupio », de Jean-François Kieffer ou « la Parole des animaux », chantés par Mannick. Il a rempli des salles de 150 personnes avec les marionnettes qu’il confectionne, habille, anime... Comment un tapissier-garnisseur, chanoine prémontré jadis de Frigolet, maintenant de Leffe, est-il devenu montreur de marionnettes, en prison ou ailleurs ?
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Vs Cs • Frère Philippe, comment un frère chanoine prémontré peut-il en arriver à cet art de la scène ? Avec vous, les marionnettes sont donc entrées à l’abbaye de Leffe ?
Fr. Philippe Cuvier • Elles ont fait 1.000 km pour arriver de Provence jusqu’à Dinant ! Tout cela, c’est grâce au père Pierre Brandicourt (1899-1992), jésuite de Nancy, que j’ai un jour rencontré à la fin d’un de ses spectacles, dans la région de Valenciennes. Il faisait de la marionnette dite sacrée. Je lui ai dit : « J’aimerais faire un peu comme vous faites ». Il m’a répondu : « Une fois qu’on a attrapé le virus de la marionnette, sachez-le, il ne vous quittera jamais ». Il avait à l’époque environ 85 ans et jouait ses spectacles avec une grande équipe de jeunes de 20 à 25 ans qui le suivaient pendant toute la tournée.
Il m’a donné l’impulsion ; et il m’a dit un mot sympathique que j’aime redire : « Avec la marionnette, il faut foncer ; ça ne plaira pas toujours à vos supérieurs, mais ce n’est pas grave ». C’était une façon de dire qu’effectivement, avec la marionnette, on peut tout se permettre !
Vs Cs • Un prémontré marionnettiste, cela relève donc de la vocation de votre Ordre ?
Fr. Philippe Cuvier • Oui, si on pense à notre engagement pastoral, et au fait qu’un charisme personnel est toujours au service de l’Église. Donnez-moi à lire un ouvrage théologique, le résultat sera décevant. Demandez-moi de le mettre en marionnette, et vous verrez ! Et puis, il y a la manière d’agir avec les autres. On travaille en communauté sur un spectacle à propos de saint Norbert, notre fondateur, en vue du 900e anniversaire de notre Ordre qui coïncide avec la fondation de l’abbaye de Floreffe dont est issue la nôtre. C’est assez curieux de voir comment la marionnette Norbert fédère les qualités de chacun au service de ce but. De mon côté, je jouerai sans doute l’esprit du malin, parce que c’est l’époque où on parlait du diable tant et plus, et une marionnette peut très bien représenter cette force qui veut détruire. Ce sera comme dans les tympans des églises, où il n’y a pas seulement le côté du paradis, mais aussi celui de l’enfer ; et cela donne matière à réfléchir.
Vs Cs • Des personnages de bois et de tissus, qui dorment en votre absence mais s’animent entre vos mains pour se lancer, les uns aux autres, leurs quatre vérités souvent drôles qui (mine de rien) sont les nôtres... une bonne description ?
Fr. Philippe Cuvier • La marionnette s’adresse à nous sans crainte et sans précaution, naturellement, et touche immédiatement le cœur de la personne. Comment, je n’en sais rien. Peut-être par cette simplicité, cette naïveté qu’elle a. Une marionnette qui veut être violente conservera son caractère violent, c’est sûr ; et une marionnette qui veut apporter de la douceur va toucher le cœur. C’est le style de marionnettes que je veux faire, qui touchent le cœur de manière très intérieure. Ainsi, dans un spectacle sur François d’Assise, à la fin, à la mort de saint François, on lâchait des colombes ; et quand on entendait des mouchoirs dans la salle, on savait que la représentation était bonne. La séance avait touché tout le monde.
Vs Cs • Pourquoi un spectacle de marionnettes touche-t-il plus que la fiction, que ce soit le théâtre, le cinéma, et même le spectacle de marionnettes filmé ?
Fr. Philippe Cuvier • C’est que l’image s’arrête toujours sur un écran plat, on se heurte à l’écran. Ici, on se trouve en trois dimensions ; la marionnette ne vit que lorsqu’elle bouge, parle, et se donne au toucher. Ma plus belle expérience est celle que j’ai eue avec des handicapés sourds-muets avec lesquels j’ai monté un spectacle. Ils savaient faire vivre les marionnettes, avec un toucher remarquable.
Vs Cs • Pour quel public vous « produisez-vous » ? S’il s’agit surtout d’enfants, que découvrent-ils par votre jeu qu’ils n’auraient jamais remarqué sans cela ?
Fr. Philippe Cuvier • On joue pour tout public, on s’adresse à tous, même si les enfants peuvent être spécialement intéressés par un objet ou un accessoire qui va leur plaire. Montrer des animaux, Walt Disney le fait aussi, mais quand c’est un spectacle de marionnettes bibliques, comme avec la « Parole des animaux » et les chants de Mannick, ça a une autre puissance. Je dirais que si Jésus parlait en paraboles, moi je parle en marionnettes... Comme aumônier du Centre de détention de Tarascon, j’ai mis en œuvre un atelier marionnette dans le but de jouer une pastorale de Noël typiquement provençale. Une vingtaine de détenus se sont inscrits et ont imaginé, créé, scénarisé le spectacle. Ils ont réalisé ensemble les décors occupant une longueur de 20 mètres sur leurs propres ressources (des gamelles de repas ont été transformées en lanternes, par exemple), ils ont bricolé les figurines, etc. La flamme de Noël était là pour mettre l’ambiance et leur donner un esprit collectif. En six mois tout était terminé : cette animation a été et est encore jouée, malheureusement sans eux. Les spectateurs restent scotchés par cette réalisation et la direction pénitentiaire a été très surprise des résultats sur les gars de cette aventure qui reste gravée dans leur cœur. C’était pour eux une façon légale de s’évader.
Vs Cs • Vous faites donc de la catéchèse ?
Fr. Philippe Cuvier • C’est une forme de catéchèse, pas un enseignement, une catéchèse simple. Comme aux XI-XIIe siècles, quand la marionnette est née sur le parvis des églises ; elle en a été retirée quand elle est devenue trop moqueuse à l’égard du clergé, dans ces formidables foires de l’époque. À l’origine, « marionnette » veut dire « petite Marie ». Tous les mystères de la passion étaient joués sur le parvis, là où était le peuple qui s’enseignait ainsi. Tout ce qu’on voyait dans les églises, les chapiteaux, les corniches, tout ce decorum a été la source d’inspiration des marionnettes ; je m’inspire moi aussi des chapiteaux et des gargouilles pour modeler des marionnettes ayant un caractère qui ressorte vraiment.
Vs Cs • Comment toucher juste sans effrayer ni ennuyer ?
Fr. Philippe Cuvier • Prenons l’exemple de la marionnette du serpent, celui de la Genèse. Quand il arrive d’un coup sur les gens dans un spectacle, ils révèlent leur sensibilité par rapport à l’animal. Mais cela dépend aussi de la gestuelle du montreur, si elle est brutale ou non. Plus c’est petit, comme l’agneau de la crèche, plus il faut démultiplier le temps du jeu. La marionnette est plus limitée que nous dans ses mouvements, il faut prendre le temps de la laisser jouer.
Vs Cs • Est-ce que vous faites des bruitages, des changements de voix ?
Fr. Philippe Cuvier • Dans mon cas, j’essaie que le montage de la sonorisation soit fait avant, avec le concours et le support technique de ceux qui peuvent m’aider, car je ne vaux pas un caramel en technologie : je ne suis bon qu’en couture, bricolage, manipulation. Quant au bruitage, je ne propose pas des cris d’animaux, mais des bruits d’ambiance, de nature... Quand on est en train de jouer, on n’a pas le temps de s’occuper d’autre chose. Comme je suis seul et limité, j’ai besoin que le montage soit réalisé par des anciens de mon groupe de jeunes. Ils ont commencé avec moi en 1990, ils ont pris le virus, au point que quelques-uns continuent à offrir des spectacles dans les festivals, du côté d’Avignon.
Vs Cs • Y a-t-il des publics totalement rétifs aux marionnettes ?
Fr. Philippe Cuvier • Je n’en ai jamais eu. Les gens peuvent arriver avec un a priori : la marionnette, c’est du guignol ; mais ils passent vite à autre chose, au-dessus. Pourquoi ? C’est la magie des marionnettes, parce que leur spectacle est toujours beau. Et quand quelque chose est beau, les gens y sont sensibles. C’est peut-être aussi le cas de certaines animations, que j’admire sans y atteindre. Mais ici, c’est le concours des capacités de chacun qui est mis en œuvre – ça ne tient qu’à un fil, une marionnette...