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Ressourcer la liturgie chrétienne à sa matrice juive ?

Marie-Odile Bonnans

N°2021-1 Janvier 2021

| P. 41-58 |

Orientation

Marie-Odile Bonnans a fondé en 2014 l’association française Au vent des rencontres destinée à faire connaître la culture juive au travers de rencontres amicales avec des artistes, des intellectuels, des religieux, des hommes d’affaires et des familles juives. Elle nous rappelle ici de quelle racine sainte la liturgie chrétienne ne cesse de procéder et comment elle peut lui rendre témoignage.

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Depuis le Concile Vatican II, le malaise persiste dans nos communautés en matière de liturgie. La réforme liturgique de Vatican II est une très belle réforme, qui ressource profondément notre liturgie aux fontaines de la Bible et des Pères de l’Église ; une réforme authentiquement fidèle à la Tradition ecclésiale. Alors pourquoi toute une frange de l’Église s’est-elle révoltée contre cette réforme ? Et pourquoi, dans la grande partie de l’Église qui l’a adoptée, reste-t-on sur sa faim, au point d’éprouver encore ici et là le besoin de bricolages liturgiques discutables ? Ni les uns ni les autres n’ont pleinement réussi à recevoir cette réforme liturgique, à la comprendre, à y entrer de façon stable et satisfaisante. Comment cela se fait-il ? Où est la difficulté ?

Que dit la Bible à propos de la liturgie ?

La liturgie n’est pas que notre production : dans son fond, elle est un don de Dieu, elle est révélée. Elle nous raconte que lors de la construction de la Tente de la Rencontre, Dieu a révélé à Moïse quels sacrifices devaient lui être offerts et comment. De même, Ézéchiel reçoit directement de Dieu l’agencement et les mesures du Temple. La Bible semble nous dire par là que la liturgie nous vient de réalités qui nous préexistent en Dieu. Et que nous recevons la nôtre par le canal de celle du Peuple choisi.

La liturgie du Temple de Jérusalem est la matrice de la liturgie actuelle de la Synagogue, et aussi de la liturgie de l’Église. Il est bon de s’apercevoir à quel point les deux liturgies sont identiques dans leur fond. La liturgie de l’Église est précédée par celle du Peuple choisi, elle s’en reçoit, pas uniquement de façon historique et initiale, mais de façon permanente et ontologique. C’est ce que nous montre l’Apocalypse : le voyant assiste à la liturgie de la fin des temps ; il voit d’abord les 144.000 élus des douze Tribus d’Israël, puis ensuite, de façon distincte, la foule innombrable de toutes les nations, races, peuples et langues. Il y a donc une antériorité, une prééminence d’Israël, Fils Premier-né de Dieu, qui demeure jusque dans l’éternité.

Nous découvrons ainsi notre liturgie dotée d’une racine toujours actuelle et donatrice de vie : la liturgie juive ; et d’un avenir : la liturgie conjointe et différenciée d’Israël et des Nations dans le Royaume des Cieux. Mais la Bible nous parle aussi, en plusieurs endroits, d’une liturgie céleste, de myriades d’anges qui gouvernent par délégation de Dieu l’univers créé, et assurent en même temps une éblouissante permanence de chants et de louange devant son trône.

Le soutien dans l’être et le gouvernement du monde par les anges seraient alors un prolongement, un écho à notre plan, de la liturgie céleste. Notre monde est porté par la liturgie. Actuellement, cela ne se devine qu’au regard de la foi ; ultimement, non seulement cela deviendra évident, mais la liturgie deviendra l’unique structure de notre vie et de l’univers, parce qu’elle en est dès maintenant la raison d’être et le dernier mot.

Nos liturgies sont le point d’affleurement dans notre pauvre monde du culte rendu à Dieu dans l’éternité, lequel nous est accessible par la médiation toujours actuelle du peuple juif. Voilà donc notre liturgie située et stabilisée. Elle a sa racine sainte à Jérusalem, son horizon dans la célébration ultime de Dieu par juifs et nations, son contenu invisible et mystérieux dans la liturgie céleste.

Recevoir notre liturgie de sa matrice juive

La fréquentation du peuple juif contemporain et de sa prière peut nous faire retrouver les arêtes vives de notre liturgie chrétienne. Nous ne pouvons accepter que ses gestes et ses rites soient devenus pour beaucoup de chrétiens des coquilles vides. Il s’agir là d’un langage physique, sensible, qu’il faudrait expliquer à nouveaux frais, en montrant d’où ils viennent et ce dont ils sont porteurs.

Il s’agit pour l’Église et pour les chrétiens de se recevoir d’un autre : le premier peuple de l’Alliance. De retrouver l’ossature même de la liturgie révélée par Dieu à son peuple, et de savoir la distinguer de dévotions périphériques dont l’accumulation au fil des siècles a progressivement surchargé notre liturgie, la rendant moins lisible. Le vis-à-vis avec le peuple juif nous fera ainsi retrouver le cœur du Mystère chrétien : la Résurrection et l’espérance du Royaume des Cieux. Aucune des formes de ressourcement qu’on peut imaginer ne peut aller aussi loin, aussi profond, qu’une écoute attentive du peuple juif, c’est-à-dire de la communauté au sein de laquelle le christianisme est né, dont il a utilisé et utilise toujours (bien qu’en l’ayant souvent perdu de vue) les catégories mentales, les images, les structures.

Structure sacramentelle de la liturgie

Les juifs ont pu être appelés « les bâtisseurs du temps ». L’injonction « Souviens-toi » et l’espérance de la venue du Messie font du moment présent le lieu de la relation avec Dieu dans l’Alliance, le lieu de la prière et de l’engagement. Passé, présent, futur, sont la trajectoire qui entraîne la personne vers le terme promis par Dieu.

La liturgie juive fonctionne ainsi. Par exemple, lors de la célébration de Yom Kippour, on raconte comment se passait cette fête au Temple de Jérusalem ; et en en faisant ainsi mémoire devant Dieu, on accède réellement à ce que Dieu donnait dans le Temple : le pardon des péchés. La liturgie chrétienne fonctionne elle aussi de la même façon, en particulier dans les sacrements. Un sacrement est un rite ou un geste institué par Jésus, par lequel on fait mémoire de la délivrance qu’il a accomplie pour nous dans le passé, afin d’en profiter au présent et d’être ainsi tournés vers la Parousie.

L’anamnèse de la messe est significative : « Nous rappelons ta mort (passé), nous célébrons ta résurrection (présent), nous attendons ta venue dans la gloire (futur) ». La messe est le mémorial de la Passion et de la Résurrection de Jésus. En la célébrant, nous actualisons, pour nous et pour le monde entier, la victoire de Dieu sur les forces du mal, qui a eu lieu au Calvaire ; et nous sommes entraînés, avec tous nos frères et sœurs, vers l’avènement du Royaume des Cieux.

Cette façon de faire mémoire devant Dieu, c’est la structure de l’espérance. Un acte divin du passé est fait pour se reproduire, pour s’actualiser aux époques successives, jusqu’à un accomplissement définitif, si plénier qu’on ne peut même pas l’imaginer. Un don de Dieu appelle d’autres dons, qui nous orientent vers le Don suprême qui nous fera basculer dans le Royaume des Cieux promis. Faire mémoire des merveilles de Dieu, c’est plus que s’en rappeler. C’est les rappeler à Dieu, c’est-à-dire les lui mettre sous les yeux comme un gage qu’il nous a donné, et qui est un titre à lui demander d’agir en cohérence avec ce qu’il nous a déjà accordé dans cet acte dont on fait mémoire. C’est la structure de l’Alliance.

Cette structure nous permet de donner sens à nos vies humaines dans la bénédiction de Dieu. D’intégrer notre passé, de vivre pleinement le moment présent, d’être pleins d’allant face à notre avenir racheté. Nous aurions moins de peine à nous engager, y compris dans des vocations à vie, si nous savions ainsi interpréter nos vies dans le mouvement du dessein de Dieu.

Le peuple juif vecteur de la Révélation

Nous trouvons dans la prière juive l’écho de celle de Jésus ; sa forme communautaire, et aussi l’intuition, la proximité de sa prière personnelle. Et c’est bouleversant pour nous. La prière du peuple juif contemporain est pour nous une source de connaissance et d’approche du Seigneur, autre que celle que nous donnent les Écritures, autre même que celle qui nous vient du Saint-Esprit et de son enseignement, ecclésial comme personnel. Autre et complémentaire, illustratrice, adjuvante.

Non pas que l’inspiration du Saint-Esprit, l’enseignement de l’Église, la méditation des Écritures, seraient insuffisants ou incomplets en eux-mêmes. Mais parce que nous sommes des êtres sensibles, incarnés, et que des relais humains nous sont bienvenus pour expliciter ce que nous recevons du Saint-Esprit, de l’Église, des Écritures. Le peuple juif contemporain est le relais humain que Dieu nous donne pour accéder plus profondément, plus concrètement, aux richesses qui nous viennent de l’Écriture et de la Tradition.

Couper l’Écriture et notre Tradition chrétienne de la fréquentation du peuple juif contemporain, c’est risquer de les vider de leurs contenus concrets, incarnés, vivants ; c’est risquer de les dessécher et de les rendre abstraits. C’est risquer de faire des contresens, aussi. C’est rendre la foi chrétienne plus évanescente, plus fragile, moins vigoureuse et moins stable.

La source unique de la Révélation, c’est Dieu qui se donne dans l’Écriture et dans la Tradition de l’Église, constamment soutenue par l’inspiration du Saint-Esprit. Cette source unique de la Révélation en deux canaux (Écriture et Tradition) comprend aussi le compagnonnage avec le peuple juif et sa liturgie. Ce compagnonnage ne se surajoute pas à l’Écriture et à la Tradition ; il les soutient, les rend plus faciles à assimiler pour nous, et plus féconds en nous. Longtemps nous nous sommes privés de ce compagnonnage, aujourd’hui nous le découvrons. C’est Dieu qui nous le donne, qui l’a suscité pour nous comme une ressource et une grâce. À sa place spécifique et voulue par Dieu, le peuple juif contemporain et sa vie de relation avec Dieu dans l’Alliance sont pour nous vecteurs de la Révélation. Le cheminement du peuple juif à nos côtés, sa méditation propre, sa liturgie propre, accompagnent, enveloppent, soutiennent la justesse et la consistance concrète des nôtres. Nous pouvons ainsi ressaisir notre identité chrétienne dans son fond.

Liturgies juive et chrétienne sont irréductibles l’une à l’autre

Le christianisme n’est pas autonome : il ne se comprend profondément qu’en lien, en vis-à-vis avec le judaïsme. Ce n’est pas pour autant qu’on peut tout bonnement assimiler l’un à l’autre, car l’équilibre et la dynamique de chacune des deux voies spirituelles sont irréductibles à l’autre. La structure eschatologique de la liturgie chrétienne fait qu’on ne peut pas prendre des éléments de prières ou de rites juifs et les apposer tels quels, sans inculturation, dans la liturgie chrétienne.

Les centres de gravité de la prière ne sont pas les mêmes

La vocation du Seigneur Jésus est identiquement celle de son peuple ; il assume personnellement la vocation que son peuple assume collectivement, et il l’accomplit. Cependant prier avec et en Jésus, ce n’est pas la même chose que prier avec les juifs. La différence, le hiatus, se trouve dans cet accomplissement. Même si l’accomplissement est une catégorie chrétienne complexe.

Pour les juifs, c’est la Création et la Sortie d’Égypte qui sont le centre d’interprétation de toute leur relation avec Dieu. Pour les chrétiens, c’est la Résurrection de Jésus. Non pas que ces deux centres organisateurs soient différents l’un de l’autre, car ils ont tous les deux Dieu comme auteur, et leur signification est la même : la délivrance par Dieu de tout esclavage, de tout ce qui nous empêche de nous réaliser pleinement. Nous sommes là devant un unique et même acte de Dieu, qui se distribue dans le temps en plusieurs réalisations. Mais malgré cette identité de signification, la distinction des deux centres organisateurs affecte profondément chacune des deux formes de prière.

Du côté chrétien, le grand point de repère divin, c’est la Résurrection du Seigneur Jésus. Elle explique et le passé (qui en était l’avant-goût et l’annonce), et le présent (où nous nous efforçons de mettre en œuvre les énergies issues de la Résurrection de Jésus), et le futur (qui sera le fruit ultime et la manifestation de la Résurrection). Autour de ce centre et sommet de l’histoire religieuse qu’est la Résurrection, tout tourne : soit avant, comme y tendant, en tant que préparation, promesse, préfiguration ; soit après comme en découlant, en tant que réalisation et accomplissement. Le sens de chaque période de l’histoire comme de chaque moment de la vie se prend de la Résurrection, événement à la fois historique et transhistorique, présent à chaque instant de l’histoire, le sous-tendant, lui donnant son contenu et sa finalité. L’histoire des hommes est vue par la foi chrétienne comme centrée sur la Résurrection de Jésus et orientée vers l’avènement imminent du Royaume des Cieux qui en est le fruit.

Cela veut dire que pour nous chrétiens, tout est déjà joué. La Résurrection de Jésus a enclenché la fin des temps et la victoire de Dieu sur le mal. Certes nous n’en voyons encore que des avant-goûts (la sainteté des saints par exemple). Mais le Règne de Dieu sera bientôt manifesté. La vie chrétienne anticipe sur le Royaume des Cieux. Dans la Résurrection de Jésus, la réalisation finale est déjà donnée en germe et agissante. Les chrétiens bénissent Dieu essentiellement pour des biens dont nous jouirons pleinement dans le futur, dont on vit déjà maintenant en espérance, qui sont déjà donnés, mais qu’on ne voit cependant encore qu’en germe. La vie chrétienne a ainsi une structure apocalyptique : elle est une anticipation de la vie future. Son centre de gravité est au-devant d’elle-même.

Cela rend difficile d’adopter sans précaution des textes ou des gestes de la liturgie juive. Il ne suffit pas de les « trouver beaux ». Il faut comprendre dans quel équilibre, dans quelle dynamique de vie ils s’inscrivent.

Nous goûtons mieux la spécificité de notre christianisme en voyant son unité avec le judaïsme, et en même temps sa distinction. Découvrir notre unité avec le judaïsme nous permet du même mouvement de retrouver ce qu’il y a d’unique, d’original, d’explosif dans notre christianisme. On retrouve là, à la fois l’identité profonde de nos deux religions, et à la fois leur distinction mystérieuse qu’il faut honorer.

Prier avec et en Jésus

Jésus a été pleinement un fils d’Israël. Joseph et Marie lui ont transmis l’Alliance, ainsi que ses expressions liturgiques comme quotidiennes. Aujourd’hui il est, à la droite de Dieu, Fils d’Israël parfait, Israël glorifié.

L’évangile nous montre Jésus pratiquant les commandements de la Loi de Moïse pendant sa vie parmi nous. Il mangeait cacher, portait les franges rituelles, vénérait le Shabbat, à propos duquel il n’a pas trouvé oiseux de participer aux débats de son temps sur la manière de l’observer. Il allait en pèlerinage au Temple pour les fêtes et à la synagogue pour Shabbat, dès son enfance et jusqu’au bout de sa vie terrestre.

Sa prière est la prière d’Israël. Nous le voyons prier les Psaumes, méditer les Écritures dans lesquelles il découvre la volonté de son Père sur sa mission. Jamais il n’a eu recours pour prier à d’autres ressources que celles de la tradition juive. Non parce qu’il méprisait ces autres traditions. Mais parce que son rapport à son Père trouvait naturellement dans la prière juive de quoi s’exprimer adéquatement. La prière juive est la prière des fils de Dieu, inspirée et donnée par Dieu à son Fils premier-né Israël. Jésus s’y trouvait parfaitement chez lui, par nature. Cependant la prière de Jésus a un caractère unique.

Jésus est l’intercesseur. Le médiateur entre Dieu et les hommes. Le prêtre unique de toute l’humanité. Il l’est certes parce qu’Israël l’est. Mais lui l’est suprêmement : par mode d’excellence, dit saint Thomas d’Aquin, du fait de l’union hypostatique. L’union hypostatique signifie que l’humanité de Jésus est unie à sa divinité : c’est l’humanité du Fils unique et éternel de Dieu. C’est le Verbe de Dieu qui est le sujet de cette humanité, et de ce fait, cette humanité a une excellence qui n’est pas seulement celle qu’une personne humaine peut atteindre à force de vertu et de sagesse, mais une humanité d’une saveur, d’une profondeur, d’une plénitude unique.

Jésus accomplit ainsi la vocation d’Israël d’une façon inatteignable à tout autre être humain, non pas seulement au plan moral, mais au plan ontologique. Il accomplit la vocation de son peuple avec une profondeur et une totalité inconcevable. Cela ne relativise pas la vocation d’Israël, le rôle toujours actuel du peuple juif en ce monde. Au contraire, cela confirme ce rôle, en souligne le bien-fondé, la nécessité, le sens, la pérennité.

Jésus est le Messie d’Israël en étant la seconde Personne de la Trinité. En devenant un fils d’Israël, il apporte avec lui au sein de son peuple une proximité de Dieu, un accord de fond avec son Père, une manière de l’aimer, qui non seulement lui viennent de son peuple et de sa tradition, mais qui en sont aussi le modèle éternel, préexistant. Et la source, et la norme. Jésus est la Torah vivante d’Israël parce qu’il est le Fils éternel de Dieu. Il donne à la prière de son peuple une efficacité, une pureté, un statut, que lui seul pouvait lui donner. Il y a là une discontinuité, un changement de plan dans l’histoire des relations de Dieu avec les hommes. Et c’est à cette prière de Jésus que bien humblement les chrétiens participent.

Les chrétiens sont les disciples de Jésus, les membres de son Corps. Être chrétien, c’est vivre dans une forme d’unité avec Jésus si étroite, si vitale, qu’elle ne peut exister avec personne d’autre. Il y a de cette unité, de cette inhabitation mutuelle, des images dans le Nouveau Testament : la vigne et les sarments en est une, particulièrement profonde. C’est la vie de Jésus, la prière même de Jésus, qui se déploient en nous. Cela n’empêche pas de goûter la liturgie et la prière juive, ni même d’en nourrir sa prière chrétienne. Mais cela empêche de le faire de façon fusionnelle et naïve.

Le peuple juif est lui-même le Fils de Dieu : le Fils de Dieu créé, image du Fils de Dieu consubstantiel au Père. La proximité, la quasi identité du peuple juif avec Jésus, est d’une autre nature que les nôtres : Jésus n’est pas pour eux un vis-à-vis, comme il l’est pour nous. Il leur est si proche, qu’ils ne le voient pas ; d’une certaine manière, ils sont au plan créé ce que Jésus est dans la Trinité : ils sont collectivement ce que lui est personnellement. Nous voyons Jésus, nous, non pas parce que nous sommes plus près de la vérité, ou plus avancés ou meilleurs, mais parce qu’il est à distance de nous et nous fait face.

Les liturgies juive et chrétienne n’ont pas la même structure, parce que juifs et chrétiens sont en relation avec Dieu dans l’Alliance selon deux modes différents. La prière juive est celle du Fils qui peut s’adresser au Père directement. La prière chrétienne est filiale elle aussi, mais d’une autre manière, en tant que Jésus a intégré en lui, comme ses propres membres, ceux qui sont devenus fils de Dieu par lui. Les juifs sont le Fils, collectivement, du fait de la Promesse que Dieu a faite à leurs pères. Les chrétiens sont fils de Dieu, non du fait de cette promesse, mais « par adoption », du fait de la miséricorde débordante de Dieu qui va au-delà de sa Promesse et déborde jusqu’aux païens. Ainsi, les juifs témoignent de la fidélité de Dieu à sa Promesse ; et les chrétiens témoignent de la miséricorde de Dieu qui déborde jusqu’à eux, au-delà de la Promesse, par surabondance.

Il s’agit de trouver la juste articulation entre le fait que Jésus déploie la vocation d’Israël, que donc la prière chrétienne est dans son fond une prière juive ; et le fait que la prière chrétienne est spécifiquement celle du Fils éternel de Dieu, celle du Messie qui a inauguré une période nouvelle et ultime dans la réalisation du dessein de Dieu.

Les derniers temps sont arrivés pour nous

La venue de Jésus en ce monde, sa croix et sa résurrection, inaugurent les « derniers temps ». « Les temps sont accomplis. » Nous avons changé d’époque ; nous voilà entrés dans la phase ultime du dessein de Dieu. Depuis que Jésus est remonté auprès du Père, la fin de l’histoire est susceptible de se produire instantanément, à tout moment. Elle est imminente, non pas forcément au sens où elle serait chronologiquement proche (ce n’est pas impossible, mais nous n’en savons rien), mais au sens où elle n’est plus suspendue qu’au bon plaisir du Père, qui peut la déclencher quand il le souhaitera sans aucun autre préalable.

Les juifs, eux, disent que le monde n’est pas encore rédimé. Qu’avant que le Messie vienne, il y a encore bien du travail à accomplir. Que nous ne sommes pas encore parvenus aux temps messianiques. Ils s’appuient, pour dire cela, sur ce qu’ils constatent de l’état du monde : guerres, misères et injustices, épidémies. Visiblement, le Royaume des Cieux n’est pas encore instauré. Il faut y travailler.

Sur cette appréciation de la nature du temps que nous vivons se fait la divergence entre juifs et chrétiens, plus encore si possible que sur l’interprétation de la Personne et de la vie de Jésus. (Si possible, car interpréter la vie et la Personne de Jésus, ou diagnostiquer dans quels temps nous nous situons, c’est au fond la même chose.)

La notion d’accomplissement est décisive pour l’identité chrétienne, même si elle aurait besoin d’être beaucoup travaillée. Être chrétien, c’est prendre position sur la signification de « l’événement Jésus » : c’est y voir l’accomplissement des Écritures. C’est affirmer que le contenu des Écritures, c’est Jésus : les Écritures parlent de Jésus, l’annoncent. C’est principalement cette prise de position qui a amené, au bout de quelques siècles, la séparation de l’Église d’avec la Synagogue. Les chrétiens considèrent que la vie, la mort et la résurrection de Jésus sont cet accomplissement attendu. Jésus est pour nous l’homme parfait, arrivé à la plénitude que Dieu projetait, l’homme qui répond pleinement à l’attente de Dieu et à la nôtre : une humanité pleine de sens et de bonté.

Structure apocalyptique de la liturgie chrétienne

Comment cela se traduit-il concrètement dans notre liturgie ? Puisque nous sommes accueillis dans l’assemblée du Peuple élu en devenant les membres de Jésus, avec nos frères juifs nous prions le Dieu unique, le Rédempteur d’Israël, qui pour nous est aussi le Père de Notre Seigneur Jésus Christ. Le Dieu des chrétiens, c’est le Dieu d’Israël. Il n’y a pas d’autre Dieu. D’un autre côté, puisque nous sommes accueillis dans l’Alliance du fait de notre communion avec Jésus, c’est par lui que nous prions le Père. Jésus est notre Chemin pour aller au Père. La prière chrétienne est donc dirigée vers le Père, par son Fils Jésus Christ notre Seigneur. Et nous ajoutons : « dans l’unité du Saint-Esprit ». Telle n’est pas la structure de la prière juive. Elle va au Père directement. Non que la médiation universelle du Fils ne s’exercerait pas dans leur cas ; mais elle ne s’exerce pas de la même façon.

Que devient alors la prière d’une personne, d’une communauté de personnes « déjà ressuscitées avec le Christ » ? C’est la prière de Jésus lui-même assis à la droite de Dieu. C’est Jésus qui prie en nous. Il intercède pour le monde, et sa prière est le moteur de l’histoire. En rendant grâce au Père, il arrime notre monde à Dieu, malgré nos péchés qui l’en détacheraient autrement. Et nous arrimons le monde à Dieu en priant avec et en Jésus. Notre prière rend le Royaume présent sur la terre ; elle actualise la Résurrection de Jésus pour les personnes et les causes que nous présentons à Dieu. Notre prière hâte la résurrection générale, dont nous sommes ainsi co-auteurs avec Jésus. Jésus prie en nous, par nous, pour nous. Notre prière communautaire et personnelle est celle du Christ : c’est cela l’Église.

Pour toutes ces raisons, je pense qu’on ne peut pas formellement prier en commun entre juifs et chrétiens. Non pas que l’une ou l’autre liturgie soit mieux ou moins bien, plus vraie, ou plus en phase avec la volonté de Dieu. Mais ce n’est pas possible d’être à la fois juif et chrétien. Chacune des deux communautés de foi dépend de Dieu et témoigne de Dieu sous le régime d’un attribut divin différent : la fidélité pour les juifs, la miséricorde pour les chrétiens. Juifs et chrétiens sont situés chacun par Dieu dans une économie divine différente, et au service l’une de l’autre. Il nous faut rendre raison du mystère de ces deux communautés, qui sont inséparables l’une de l’autre, et en même temps réellement séparées, et irréductibles l’une à l’autre.

Loin d’escamoter la spécificité de la prière juive ni de la prière chrétienne, ou de chercher un rapprochement par mimétisme, fusionnel, visant à gommer ce qui nous sépare, la fraternité entre juifs et chrétiens se manifestera d’autant plus que nous cultiverons nos chemins propres et approfondirons chacun nos vocations spécifiques.

Autrement, nous causerions une déperdition de la richesse du don de Dieu. Plus radicalement, ce serait une désobéissance envers Dieu, qui a mis en place ce chemin par lequel il veut nous conduire tous ensemble et les uns par les autres au terme qu’il a promis. Le chemin fécond consiste à articuler ensemble les deux économies dans lesquelles Dieu a disposé l’assemblée des fils d’Israël et l’assemblée des disciples de Jésus. Dans la pensée de Dieu, chacune de ces deux assemblées est au service de l’autre, et toutes deux ensemble au service du reste de l’humanité, en vue du Royaume des Cieux.

Comment avancer ?

Mettre en œuvre toutes les richesses de la liturgie conciliaire, en étant attentifs aux normes liturgiques, qui sont très signifiantes, peut revigorer toute notre vie chrétienne, lui rendre sa saveur et son incandescence. Cela devrait amener les chrétiens à être plus attentifs aux formes liturgiques, à mieux en goûter le sens, à y trouver davantage d’intérêt.

C’est une évidence pour Pâques et la Pentecôte : elles retrouvent toute leur puissance en étant célébrées comme l’accomplissement de Pessah et Chavouot. En effet, leurs contenus deviennent plus évanescents si on omet de les raccrocher à ce que nos Pères appelaient « leur préfiguration dans la Première Alliance ». Notamment parce qu’autrement, leur dynamique n’est plus perçue.

Vivre le Carême en lien avec la Pâque juive et sa préparation nous rendrait plus évident qu’il est la préparation des catéchumènes à leur baptême, et le temps où nous pouvons mûrir le renouvellement de nos promesses baptismales dans la Nuit pascale. Le Carême n’est pas d’abord un temps de jeûne ni d’ascèse ; il est en vue du baptême, c’est-à-dire de la Résurrection qui s’actualise dans la vie personnelle des chrétiens. Cela distingue radicalement le Carême du Ramadan par exemple.

Pessah inaugure une période de cinquante jours, le Compte de l’Omer, qui conduit à la fête de Chavouot, la Pentecôte juive, fête du don de la Torah. Le Compte de l’Omer correspond donc à notre Temps Pascal, qui développe la fête de la Résurrection pour nous permettre de nous imprégner de toutes ses dimensions. Il s’agit d’un cheminement vers l’acquisition approfondie du Saint-Esprit. Une vie chrétienne ne peut pas se développer, porter du fruit, sans le Saint-Esprit. Pas plus qu’un poisson ne peut vivre hors de l’eau, ni un oiseau voler s’il n’a pas d’ailes, rien d’intéressant ne se passera dans notre vie si nous ne sommes pas sous la mouvance du Saint-Esprit. La fête de Pâques est finalisée par celle de la Pentecôte, tout comme la Sortie d’Égypte est finalisée par la réception du Don de Dieu qu’est sa Loi. Si Jésus est mort sur la Croix, c’est pour que nous puissions recevoir le Saint-Esprit.

Il faudrait mettre en valeur dans nos rites et nos oraisons du Triduum Pascal les nombreuses allusions, les références constitutives à la Pâque juive qui s’y trouvent. Il n’y a nullement pour cela à changer quoi que ce soit à nos liturgies, mais à être fidèle aux textes et aux rubriques liturgiques, afin d’y repérer toutes ces réminiscences qui en sont l’âme, au lieu de les traiter comme des détails sans intérêt, que personne ne comprend. Justement, il faut les expliquer ! De même pour la célébration de la Pentecôte, et nos autres fêtes. Trop de nos célébrations essayent au contraire de contourner ces rites et ces formulations, et du coup deviennent d’un ennui mortel.

De même, l’attention portée au peuple juif peut nous faire retrouver Marie autrement que dans des pratiques dévotionnelles surannées ou des représentations saint-sulpiciennes. L’élection de Marie et ses privilèges sont à situer dans le dessein de Dieu qui part de la Création, a en son cœur l’élection d’Israël et l’aventure de Dieu et de son Peuple, s’accomplit en Jésus, se déploie dans l’appel des Nations et la trajectoire distincte et coordonnée du peuple juif et de l’Église jusqu’à l’avènement du Règne de Dieu. Toutes les fêtes de Marie sont des fêtes d’espérance, parce qu’Israël est le peuple de l’espérance.

Chaque mois la liturgie nous fait célébrer une fête d’Apôtres. Jésus n’a rien voulu d’autre, en élisant les douze Apôtres, que de faire prendre un nouveau départ au peuple d’Israël en le ressourçant à ses douze Patriarches. Il n’a pas voulu fonder autre chose à côté de la communauté d’Israël, et encore moins en remplacement de celle-ci. L’Église est fondée sur les douze « nouveaux patriarches », qui sont tous juifs : Jésus n’a choisi aucun non-juif parmi ses Apôtres (il en a pourtant croisé de nombreux durant sa vie parmi nous.) Les Apôtres sont les fondations juives irremplaçables de l’Église du Christ.

Le peuple juif est engendré à partir de ses douze Patriarches parce que Dieu a voulu faire de son peuple élu une fédération plutôt qu’un peuple monolithique. De même, l’un des aspects de l’apostolicité de l’Église, c’est que dès son début elle est une fédération de communautés. L’Église est une communion d’Églises. Elle est une, mais cette unité n’a jamais été une uniformité ; elle n’a même jamais été sans tensions, comme on le voit dès le Nouveau Testament. Il n’y a pas à se scandaliser des tensions au sein de l’Église. Elles sont inévitables, et même fécondes, à condition que chaque Église particulière ne se referme pas sur elle-même, ne se prenne pas elle-même pour l’absolu du christianisme, mais reste ouverte aux autres communautés, c’est-à-dire catholique. De quoi retrouver de la dévotion pour les fêtes d’Apôtres. L’amplitude de tout ce qui est catholique est plus grande que nous ne l’imaginons parfois.

Prendre part à la liturgie céleste par nos liturgies chrétiennes ne peut se faire qu’en se recevant du peuple juif et tendus vers l’achèvement du dessein de Dieu. Il s’agit de resituer nos fêtes et nos célébrations dans le mouvement du dessein de Dieu. De retrouver, au contact du peuple juif, la dynamique de l’histoire de Dieu avec les hommes, et le caractère eschatologique de la vie chrétienne. C’est dans cet élan que nos frères et sœurs chrétiens aimeront la liturgie et en feront la nourriture de base d’une vie de foi féconde.

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