« Pour une Église synodale »
Un slogan de plus ?
Alphonse Borras
N°2020-3 • Juillet 2020
| P. 11-24 |
KairosLe prochain Synode des Évêques sera sur la synodalité ! L’abbé Alphonse Borras, qui achève son long mandat de Vicaire général du diocèse de Liège, nous propose, avec sa compétence de canoniste et d’ecclésiologue patenté, d’y voir l’occasion de réfléchir au style synodal propre à la vie consacrée, dans une Église communion.
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Le prochain Synode des évêques en 2022 portera sur la synodalité. Clairement mis en avant dès le début de l’actuel pontificat, ce thème concerne singulièrement les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique selon leurs traditions propres, mais aussi les mouvements spirituels et ecclésiaux [1].
Le pape François souhaite une « Église [toute entière] synodale ». Ce vœu appelle quelques remarques de ma part. Dans une deuxième partie, je présenterai une petite grammaire de la synodalité. Elle pourra favoriser « l’exercice de la coresponsabilité dans l’orientation et la cohésion de la vie communautaire » des instituts, sociétés et mouvements. C’est en effet « avec le concours de tous et de chacun » que leurs membres pourront apporter une « réponse entière et mûre aux exigences que l’Évangile propose jour après jour à la communauté » [2].
Les orientations romaines pour la vie consacrée en appelaient en 2017 à une nouvelle « guidance » – nous dirions « gouvernance » – qui, au-delà des « stratégies de simple survie » (sic !), soit « capable de susciter une véritable synodalité, en alimentant ainsi une dynamique de synergie » [3]. Ce même document parlait à ce propos des « processus » [4] à lancer avec « la liberté nécessaire » pour opérer les ajustements de la vie consacrée aux défis continuels résultant des changements rapides et conséquents vu l’évolution contemporaine de la société et des cultures (ib.). C’est dans cette perspective que, dans la troisième et dernière partie de ma contribution, je pointerai trois attitudes, parmi d’autres, du style synodal à encourager.
Quelques remarques préalables
À l’occasion de la commémoration du cinquantième anniversaire de la création du Synode des évêques, le 17 octobre 2015, le pape François a parlé du « chemin de la synodalité » comme étant justement « celui que Dieu attend de l’Église du troisième millénaire ». Outre cette occurrence du substantif « synodalité » qu’il reprenait à trois autres reprises dans son discours, il y utilisait l’adjectif « synodal » pour caractériser l’Église. On retrouve en effet à sept reprises dans ce discours l’expression « Église synodale », parmi lesquelles je retiens son emploi dans l’expression « Église tout entière synodale ». Pour le pape actuel la synodalité est à considérer comme une « dimension constitutive de l’Église » (c’est moi qui souligne, ib.). Il le redira trois ans plus tard dans la Constitution apostolique Episcopalis communio (n° 6c) [5]. Son insistance sur le thème de la synodalité acquiert chez lui des allures de slogan. En écossais, ce dernier mot signifie « cri de guerre » : la synodalité serait le cri de ralliement autant que de mobilisation, sinon de galvanisation de l’Église !
Ce slogan viendrait ainsi après celui de l’« Église, peuple de Dieu », dans l’immédiat après-concile, puis vingt ans plus tard de celui de l’« Église-communion ». Faut-il voir dans ces qualifications successives l’expression des modes du moment ou le reflet de sensibilités spirituelles ou d’options pastorales ? Pour ma part, j’y vois plutôt des variations sur le même thème. À y regarder de plus près, elles concernent toujours la même réalité ecclésiale – quelles que soient ses figures [6] – mais sous des angles formellement différents. Chacune de ces trois déclinaisons dit un aspect du mystère de l’Église.
Comme « peuple de Dieu », l’Église est de Dieu puisque c’est lui qui la rassemble et l’envoie en tant que corps ecclésial du Christ et temple de l’Esprit Saint ; c’est son origine qui est ici connotée. Comme « communion », c’est sa nature même de réalité qui prend part à la vie de Dieu, participant à sa vie de grâce de manière organique, car la communion n’est pas (con)fusion, mais participation à la grâce par et dans la diversité des charismes, des états de vie, des vocations, des sensibilités, des services et ministères, etc. En la qualifiant de « synodale », ce n’est plus tant son caractère « organique » qui est mis en avant que sa « dimension dynamique ».
Sous cet angle, l’expression désigne alors le processus qui, à la fois, traverse et édifie l’Église en suscitant la participation des baptisés à sa mission au cœur de ce monde. Ces trois déclinaisons s’enchaînent et, en définitive, chacune d’entre elles s’enrichit des autres. Elles concernent toutes les communautés ecclésiales et notamment les instituts, sociétés et mouvements à l’échelon local comme à leur niveau global, en passant par les échelons intermédiaires.
Le trésor des charismes n’étant le monopole d’aucune communauté ecclésiale, c’est ensemble et chacune pour leur part qu’elles prennent part à la richesse de la grâce. C’est ce qui les détermine à « faire route ensemble ». Le pape François parle volontiers de « processus participatifs » dont l’objectif n’est « pas principalement l’organisation ecclésiale mais le rêve missionnaire d’arriver à tous » (EG 31, in fine). La mission est bel et bien la finalité, le but même de l’Église appelée et envoyée à communiquer l’Évangile. Tel est le service qu’elle rend à l’humanité : annoncer la Parole qui fait vivre la communauté des disciples de Jésus et que tout être humain mérite d’entendre. D’où le devoir de l’Église de « faire part » de cette Parole de Dieu, de son amour plus grand pour tous les êtres humains, sans exception et sans exclusive.
Eléments de grammaire de la synodalité
Une grammaire, c’est à la fois un lexique et une syntaxe qui, l’un comme l’autre – dès lors qu’il s’agit de (se) parler – fonctionnent dans un contexte. Celui-ci éclaire ici et maintenant le sens des mots en les inscrivant dans le temps et l’histoire de sorte qu’ils résonnent de manière circonstanciée selon les personnes qui (se) parlent.
Tout d’abord, le substantif « synodalité » est un concept abstrait qui se décline selon un éventail de réalisations ; l’adjectif « synodal » doit de ce fait être toujours référé à ce dont on parle : soit une institution, soit une attitude. Les institutions sont entre autres le Synode des évêques ou le synode diocésain comme assemblée au sein d’un diocèse ; mais aussi d’autres instances qui, sans mention du substantif ni de l’adjectif, sont foncièrement synodales, tels un Conseil pastoral du diocèse ou de paroisse, un Conseil presbytéral et pour ce qui nous concerne, un chapitre local, provincial ou général, par exemple, qui sont des temps forts de synodalité. Voilà donc une richesse lexicale qui se déploie par ce biais d’un ensemble de réalités ecclésiales.
En tant que corps du Christ habité de l’Esprit saint, l’ecclesia trouve sa cohésion dans l’action de ce dernier et repose sur la variété de ses dons ou charismes. Le concile Vatican II parlait à ce propos de la « merveilleuse variété des charismes » (LG 32a). La communauté ecclésiale résulte de ce fait, sous l’action de l’Esprit, du concours de tous (cf. LG 30) : en raison de son incorporation dans le corps ecclésial par le baptême, chaque fidèle y joue son rôle et peut avoir son mot à dire, à l’écoute de la Parole de Dieu. Qualifier l’Église de synodale, c’est en appeler à la coresponsabilité de tous les fidèles en vertu de leur baptême et selon la diversité des charismes qui sont respectivement les leurs.
La coresponsabilité baptismale désigne dès lors une qualité des baptisés en tant qu’individus alors que le concept de synodalité désigne un trait de l’Église en tant que communauté. La synodalité ecclésiale est plurielle à l’instar de la coresponsabilité différenciée des baptisés en raison de la diversité de leurs charismes. L’étymologie vient éclairer cette convergence différenciée de tous dans la communauté ecclésiale : celle-ci est essentiellement synodale non seulement au sens de cheminer, ensemble et chacun selon son rythme, mais aussi sinon tout autant au sens de franchir le même seuil, de demeurer ensemble, donc de se réunir [7].
Vient alors une autre distinction qui n’est plus tellement lexicale, mais syntaxique, entre synodalité informelle et synodalité formelle. En tant que dimension constitutive de l’Église, la synodalité informelle n’a jamais été totalement absente de la vie des communautés ecclésiales. Que faut-il entendre par synodalité informelle ? C’est tout simplement celle qui a été et est pratiquée par les fidèles : ceux-ci sont appelés chemin faisant à chercher et à trouver la volonté de Dieu. Ils le font au ras du quotidien par le discernement spirituel, notamment des charismes, afin de déployer la grâce de leur baptême, réaliser leur vocation et prendre part à la mission de l’Église. Elle s’est pratiquée à partir du quotidien de leur vie individuelle et de leur destinée collective par la prière, l’écoute de la Parole de Dieu, la correction fraternelle, la révision de vie, l’échange spirituel, etc.
À la vérité, la synodalité s’est toujours, peu ou prou, déployée informellement dans le vivre-ensemble des baptisés à partir de tout ce qu’ils accueillent, chacun pour leur part et selon leur mesure, du trésor de la grâce. Dans cette aventure spirituelle, depuis deux mille ans de foi chrétienne, le minimum minimorum de la synodalité informelle a pour le moins consisté à « ne pas marcher seul » (cf. EG 33 in fine) et, à partir de là, il s’est agi, moyennant l’écoute et le discernement, de devenir chrétien et d’être témoin ensemble du Royaume qui (sur)vient.
La synodalité formelle est celle qui se déploie par les médiations institutionnelles déjà évoquées plus haut, à tous les niveaux et dans toutes les facettes de la vie ecclésiale, mais d’abord et avant tout à partir et au sein de l’Église locale diocésaine (SC 41a ; LG 23a et 26a ; CD 11 ; AG 15 ; cc. 368 et 369), et par extension, dans toute communauté locale/localisée, qu’elle soit hiérarchique ou associative, par conséquent y compris dans une communauté religieuse. Privilégier ce point de vue, cela nous écarte du danger d’une vision abstraite de l’Église autant que d’une conception idéale de la synodalité. Dans la récente Constitution apostolique sur le Synode des évêques, le pape l’a bien compris en envisageant ce que j’ai appelé une « synodalisation généralisée » qui part des Églises locales vers l’Église toute entière pour ensuite y revenir enrichie de l’échange et de la communion entre elles toutes.
Le contexte primordial de la synodalité est celui de l’Église locale et de toutes ses composantes, y compris la vie consacrée, et cela au nom de la foi chrétienne et d’une religion de l’incarnation, qui s’inscrivent dans l’espace et le temps, dans les territoires qui sont autant des terroirs ainsi que dans l’histoire – dans leurs histoires et leurs cultures. C’est bien en ce lieu que se laisse découvrir et contempler le mystère de l’Église au cœur de cette histoire et que la communauté des disciples se met au service de ses frères et sœurs en humanité. Autrement dit, c’est « ma » communauté ici et maintenant qui est synodale, dans la communion avec l’Église locale ou particulière, elle-même en communion avec l’ensemble de l’Église. Instituts, sociétés et mouvements mettent en œuvre des pratiques synodales qui en appellent à la participation de leurs membres selon des modalités très variées : chapitres généraux et provinciaux, Conseils consultatifs divers, chapitre local ou réunion de communauté.
Trois attitudes-clés du style synodal : écouter, discerner, décider
La synodalité, mise en œuvre informellement et a fortiori formellement, nécessite un certain style de vie ecclésiale basé sur quelques attitudes-clés. J’en dégage principalement trois que je qualifie par un verbe pour bien montrer qu’elles doivent se traduire dans un agir : écouter, discerner et décider.
L’écoute ne se réduit pas purement et simplement à entendre. Elle signifie « se mettre à l’écoute », il y a donc des préalables à mettre en place et des dispositions à cultiver à cet effet. Dans l’Église catholique, discerner se fera selon une double modalité : la consultation et la délibération qui conduiront l’une comme l’autre à la prise de décision. La décision n’est pas un acte simple. Elle est le but d’un processus qui s’inscrit dans le temps et compte sur plusieurs facteurs, objectifs et subjectifs. Le discernement est sa motivation et l’écoute demeure une attitude de fond qui sous-tend l’ensemble de ce processus synodal. On écoute en effet parce qu’on veut discerner en même temps que le discernement est la condition sine qua non de la décision.
Écouter
Depuis Abraham, le peuple de la Bible fait l’expérience d’un Dieu qui l’appelle et l’envoie. Il prend corps comme peuple de Dieu en se mettant à l’écoute de sa Parole qui le fonde, en célébrant cette alliance par l’action grâce et en partageant son expérience par la louange et le témoignage. Il prend corps en (se) racontant comment, par grâce, il est devenu et ne cesse de devenir peuple de Dieu.
Non sans raison, saint Paul affirme-t-il que la foi naît de l’écoute (cf. Rm 10,17). En écoutant (lire) le récit des Écritures, le chrétien entend simultanément d’autres croyants qui l’ont précédé et qu’il tient pour des témoins décisifs, et Dieu lui–même dont il accueille la parole d’alliance et le message de libération. Mais, c’est aussi l’écoute qui naît de la foi, c’est-à-dire de la confiance prêtée à ce qui est dit et surtout à celui qui parle. Personne ne parle pour ne pas être écouté ! L’écoute est dès lors la condition pour se parler, pour s’« entre-tenir », à proprement parler pour se tenir les uns avec les autres.
L’écoute est une attitude requise de tous les fidèles chemin faisant, les uns avec les autres. Elle reflète la sollicitude qu’ils se portent les uns aux autres. À ce stade, elle est une obligation de charité. Mais pour discerner ce que Dieu dit par son Esprit à la communauté ecclésiale, les personnes qui ont la charge des fidèles en son sein – pasteurs, supérieurs et autres modérateurs – (se) doivent de les écouter car ils sont le corps ecclésial du Christ habité par son Esprit. En ce sens, l’ensemble des fidèles n’est jamais purement et simplement en face des personnes qui les dirigent, les conduisent ou les accompagnent : celles-ci font corps avec eux.
L’écoute est dans le chef des supérieurs et autres modérateurs une obligation de fonction – et plus seulement de charité – qu’ils exercent sans jamais oublier qu’ils partagent avec tous leur condition de baptisés. En vertu de leur fonction de direction, il leur revient en effet de les écouter en vue de discerner avec eux le chemin que le Seigneur demande (cf. EG 20), concrètement en vue du témoignage, car ils constituent « le troupeau lui-même [qui] possède un odorat pour trouver de nouveaux chemins » (cf. EG 31b). Ceux et celles qui dirigent se doivent de ce fait de passer de l’écoute à la consultation. Car il ne suffit pas d’écouter, même de manière active et empathique !
Discerner par la consultation et la délibération
Parce qu’il s’agit de décider, donc de « trancher » pour aller ensemble de l’avant dans le témoignage évangélique, il revient au supérieur ou au modérateur de « consulter ». L’éthos démocratique de nos sociétés fait que ce mot a mauvaise presse dans certains milieux car il suggère à leurs fidèles qu’il ne s’agit que de les consulter. Il est vrai aussi que le droit canonique contient principalement des instances « consultatives ». À la différence des Églises de la Réformation, l’Église catholique a peu d’instances « délibératives » où chaque personne a une voix et où les décisions se prennent à la majorité des voix.
Mais consulter est un acte qui engage celui qui le pose. Consulter en Église, c’est plus qu’écouter. C’est prendre un avis d’un individu ou d’un groupe. Le supérieur qui le sollicite n’est jamais tenu de le suivre, même dans le cas de consultation obligatoire, c’est-à-dire quand il est tenu par le droit, de provoquer cet avis. C’est ici qu’a toute sa pertinence la distinction entre l’avis et le vœu. Elle n’est pas propre au droit canonique. On la trouve également dans les droits séculiers.
L’avis est l’opinion donnée à titre consultatif en réponse à une question, alors que le vœu (le souhait, la recommandation) est émis de manière spontanée. La communauté ecclésiale et les fidèles qui la composent ont toujours le droit d’émettre d’initiative des souhaits ou d’exprimer leur opinion quant à une conduite commune à adopter ou un chemin à faire ensemble. Il est à cet égard légitime qu’ils en discutent ensemble. Mais quand, suite à une demande, ils expriment un avis, celui-ci a un tout autre poids car il répond à une question expressément posée pour envisager les conduites les plus opportunes et les plus judicieuses pour témoigner de l’Évangile, « pour trouver de nouveaux chemins » (cf. EG 31b).
Dans cette perspective, quand le supérieur sollicite un avis de personnes prises individuellement ou d’une communauté, non seulement il doit poser clairement la question – et logiquement savoir en vue de quelle décision –, mais il s’engage lui-même pour le moins à écouter ce que l’Esprit Saint suggère à travers les avis exprimés. Ce n’est pas rien, si du moins il ne croit pas posséder toute la vérité, détenir toutes les lumières en la manière, voire maîtriser l’Esprit ou monopoliser ses dons. Quelle que soit l’issue de l’avis que le supérieur a expressément sollicité, celui-ci ne peut pas faire comme s’il n’avait pas entendu ce que les personnes individuellement ou la communauté concernée lui ont donné comme réponse.
Le Code de droit canonique prévoit même les conditions de validité de la consultation dans chacune de ces deux hypothèses. Lorsqu’un supérieur a besoin de l’avis d’un groupe de personnes ou d’un collège [8], il doit le convoquer et le consulter en conformité avec le droit (c. 127 § 1 et c. 166 ; cf. cc. 166-173 et les statuts de l’instance concernée) [9]. Dans cette hypothèse, pour que l’acte de consultation soit valide, il faut que le supérieur demande l’avis de tous (c. 127 § 1). Il ne peut pas, autrement dit, procéder de manière éclectique ou sélective, c’est le groupe ou collège comme tel qu’il doit solliciter. Quand, pour poser un acte, le supérieur doit solliciter l’avis de personnes prises individuellement, l’acte est invalide s’il omet de les entendre (c. 127 § 2).
Qu’il consulte collectivement (c. 127 § 1) ou individuellement (§ 2), il est intéressant de retenir ce que dispose le Code : « bien qu’il n’ait aucune obligation de se rallier à leurs avis même concordants, le supérieur ne s’en écartera pas sans une raison prévalente dont l’appréciation lui appartient, surtout si ces avis sont concordants » (c. 127 § 2, 2° ; cf. CIC 1917 c. 105) [10]. Deux grandes leçons sont à tirer de cette disposition. Elles sont capitales. D’une part, le supérieur qui consulte reste libre ; d’autre part, il ne s’écartera pas de l’avis sans une raison prévalente.
En règle générale, dans les faits, le supérieur ou le modérateur suivra les avis concordants des personnes qu’il a consultées. Il n’est pas tenu de le faire, mais en général il le fera. S’il ne suit pas, de façon répétée, les avis concordants, il finira par voir sa crédibilité largement entamée parce qu’il prend sa décision de façon isolée du collectif ou des individus dont il a la charge et qui, d’une manière ou d’une autre, font corps avec lui – et lui avec eux.
Mais dans les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique comme dans les mouvements, ce sera plus souvent un processus délibératif qui sera mis en œuvre, en particulier dans les chapitres à quelque échelon que ce soit. Ce processus entend dégager d’un discernement communautaire ce que l’Esprit Saint inspire aux membres concernés soit collectivement, soit pris individuellement. En tant que groupe ou collège, ils ont voix délibérative selon les modalités prescrites par leur droit propre quand leur supérieur ou modérateur a besoin de leur consentement. Celui-ci devra les convoquer à cet effet et, pour que la délibération soit valide, il devra obtenir le consentement de la majorité absolue des membres présents (c. 127 § 1). En tant que membres pris individuellement, leur consentement est requis pour que le supérieur ou le modérateur pose validement l’acte aux conditions prévue par le droit (c. 127 § 2, 1°).
Élaborer et prendre une décision
Le discernement s’opère donc formellement soit par le biais d’une procédure délibérative qui aboutit à la décision prise par tous ou par la communauté, soit par le biais d’une consultation au terme de laquelle, omnibus perpensis (tout bien considéré), le supérieur ou le modérateur prend la décision relative à la question posée ou au problème à résoudre. Quelle que soit la modalité, quand, face à une décision à prendre, il s’agit de discerner avec la communauté concernée comme telle ou avec ses membres individuellement, ce sera toujours avec le concours de tous. D’un point de vue ecclésiologique, il revient aux personnes concernées d’être impliquées dans le processus de décision, car elles sont membres les unes avec les autres du corps ecclésial du Christ inspiré par son Esprit. C’est ici que prend toute sa valeur la distinction entre l’élaboration de la décision (decision-making) et la prise de décision (decision-taking).
Cette distinction est capitale. La décision est un processus complexe non seulement par l’implication des personnes qui de droit sont concernées, notamment le supérieur ou le modérateur, mais aussi par l’intervention d’autres facteurs, plutôt d’ordre objectif, comme la préparation du dossier ou de la question, son examen, son analyse, sa discussion, les conclusions à dégager, la temporalité de ce processus, etc. ainsi que les attitudes requises comme la clairvoyance ou la patience. Tous ces facteurs entrent en ligne de compte dans l’élaboration de la décision. C’est au terme de ce processus qu’il revient à qui de droit de la prendre. Le supérieur ou le modérateur prendra la décision : il fera siennes les conclusions, c’est-à-dire qu’il les assumera personnellement, et les « mettra en Église », à savoir qu’il les inscrira dans la communion de l’Église.
Dans une démarche de consultation, élaborer la décision et prendre la décision seront toujours deux actes distincts du fait des acteurs en présence, d’une part la communauté collectivement ou les personnes individuellement et, d’autre part, le supérieur ou le modérateur, celui-ci n’étant pas en dehors ou au-dessus de la communauté (tout comme celle-ci n’est pas sans lui). La double négation « pas sans » est très importante : elle suggère l’altérité inhérente à la communauté (tous et un) en même temps que sa consistance collective (ici comme corps ecclésial du Christ habité par son Esprit). Du fait qu’il est partie prenante de sa communauté (et de ses membres), en principe le supérieur ou le modérateur élaborera la décision avec elle (avec eux) et il ne la prendra pas sans elle (sans eux).
En revanche, dans une procédure de délibération, c’est la communauté concernée comme telle ou les membres de celles-ci in qualitate qua (ès qualité) qui, à la fois, élabore(nt) et prend/prennent la décision.
En guise de conclusion
Le style synodal des instituts, sociétés et mouvements ne se conçoit que dans une Église-communion et ne se met en œuvre que dans une Église-peuple de Dieu en marche. Il n’est pas un « exercice de simple survie » et ne peut se contenter de la « gestion du quotidien » (À vin nouveau, 2017, n°8a). Il requiert une communauté ouverte au monde au cœur duquel le Royaume de Dieu ne cesse de (sur)venir et où se donne à reconnaître son amour plus grand, sa grâce surabondante, sa divine douceur.
Pas question pour le supérieur ou le modérateur de décider seul ou de manière isolée. Certes, il lui appartiendra en fin de processus d’assumer ce qui aura été élaboré sauf s’il a une raison prévalente de s’en écarter. Mais en principe il n’avancera pas sans sa communauté et ses membres, parce que c’est avec eux – et pas sans eux – qu’il lui incombe d’accueillir le Royaume au cœur de ce monde et par voie de conséquence de contribuer à son humanisation.
Tel est l’engagement prophétique voulu par les orientations données par À vin nouveau en 2017. Il requiert de l’Église et de ses fidèles, concrètement des supérieurs et modérateurs et de leurs communautés, d’entrer « dans un processus résolu de discernement, de purification et de réforme » (EG 30 in fine).
En ces temps de grands bouleversements, pas plus que pour toutes les autres communautés ecclésiales, il ne peut être question de « s’accrocher à ses propres sécurités » (EG 49). C’est donc d’un « ministère de direction (...) capable de solliciter une réelle synodalité » que les instituts, sociétés et mouvements ont besoin pour gérer la traversée des évolutions présentes « avec clairvoyance, sagesse et patience » [11].
La synodalité n’est donc pas qu’un slogan de plus. Elle est plus qu’un slogan !
[1] Pour éviter des lourdeurs dans la suite de mon propos, je parlerai des « Instituts, Sociétés et Mouvements », sachant que les Sociétés de vie apostolique (cc. 731-746) « prennent place à côté » (c. 731) des Instituts de vie consacrée (c. 573-730) et que les Mouvements ecclésiaux et spirituels n’entrent pas dans ces deux premières catégories mais relèvent de différentes congrégations romaines.
[2] Je reprends ici les termes de la présentation de la communauté monastique de Bose, Magnano (BI), s.d., p. 16.
[3] CIVCSVA, « À vin nouveau, outres neuves. Depuis le Concile Vatican II, la vie consacrée et les défis encore ouverts. Orientations » (2017), ici, n°8a.
[4] On devinait ici en filigrane un des grands principes de gouvernance chers au pape actuel, à savoir « le temps est supérieur à l’espace » (Evangelii Gaudium [=EG], n° 222-225), aux fins de « générer des processus qui construisent un peuple » (EG 224), le « temps » faisant référence à « la plénitude comme expression de l’horizon qui s’ouvre devant nous » (EG 222).
[5] Je renvoie entre autres à A. BORRAS, Communion ecclésiale et synodalité, Paris, Éd. CLD, coll. « Cahiers de la NRT », 2018, et plus récemment à « La synodalité ecclésiale : diversité de lieux et interactions mutuelles », Recherches de Science religieuse 107/2 (2019), p. 275-299.
[6] Cela va de l’Église toute entière comme communion d’Églises locales au diocèse, y compris l’éventail de communautés ecclésiales érigées en son sein par l’autorité compétente, aux associations privées ou publiques. Les mouvements ecclésiaux ou spirituels s’inscrivent dans cette dimension associative. C’est dans cet entre-deux des communautés hiérarchiques et associatives que s’inscrivent les instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique.
[7] L’étymologie courante provient du grec synodia qui désigne un groupe de personnes qui cheminent ensemble (sun [avec] et hodos [chemin]). Selon mon collègue Arnaud Join-Lambert, il y aurait lieu de prendre en considération l’étymologie suivante : le préfixe sun- [avec] et le mot oudos en grec classique [seuil] provenant du dialecte attique (avec un esprit doux !) qui signifie « le seuil de la maison » et non pas de hodos (avec un esprit rude !) qui signifie « chemin » ou « route ». Cf. A. JOIN-LAMBERT, Les liturgies des synodes diocésains français 1983-1999, Paris, Éd. du Cerf, coll. « Liturgie » n° 15, 2004, p. 61-65.
[8] Un collège est un ensemble de personnes physiques, composé d’au-moins trois individus, où les membres en déterminent l’action en prenant part en commun aux décisions à prendre, à égalité de droit ou non, selon le droit et les statuts (cf. c. 115 § 2).
[9] Souvent ce sont les constitutions ou les statuts de l’Institut, de la Société ou du Mouvement qui détermineront les questions pour lesquelles le Supérieur doit prendre l’avis de la communauté comme telle.
[10] Le principe énoncé par le canon 127 § 2, 2° tempère cette autre disposition, fréquente dans le Code, qui n’attribue à des instances synodales qu’une voix consultative (latin votum tantum consultivum). On songe au Synode diocésain (c. 466), au Conseil pastoral diocésain (c. 514 § 1) ou paroissial (c. 536 § 1), mais aussi au Conseil presbytéral (c. 500 § 2).
[11] Je reprends, en les inversant, les trois termes à À vin nouveau, 2017, n°8a in fine.