Luttes de pouvoir et fascination de l’argent
Philippe Nzoimbengene, s.j.
N°2020-3 • Juillet 2020
| P. 25-36 |
KairosPère spirituel de la communauté des étudiants jésuites de Lubumbashi, Philippe Nzoimbengene a été invité par les deux conférences, masculine et féminine, des religieux du Katanga (ASUMA-USUMA) à donner cette intervention à l’occasion de la journée de la vie consacrée, le 1er février dernier. Nous remercions l’auteur de nous avoir autorisés à la publier.
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L’intervention qui m’a été demandée voudrait inviter le consacré (la consacrée) à ouvrir les yeux et à s’interroger sur un point précis, un phénomène à la fois caché et apparent, subtil et en même temps banal : les conflits de positionnement (ou de pouvoir) et la fascination de l’argent qui troublent le vivre-ensemble des consacrés/consacrées, créent un malaise au sein des Communautés religieuses et handicapent la mission reçue de Dieu pour l’Église et le monde. Plus ou moins observable dans le tableau général actuel de la vie consacrée au Congo-Kinshasa, ce phénomène constitue une tache et une source de désolation pour ceux qui attendent des consacrés le rayonnement du visage du Christ et la manifestation de la sagesse de Dieu [1]. En effet, comme tous les défis de la vie religieuse d’aujourd’hui, les conflits de positionnement et la fascination de l’argent peuvent prendre plusieurs formes. De même que les nombreuses autres blessures et cicatrices qui ternissent le visage du Christ aujourd’hui, les méandres du pouvoir et de l’argent dans la vie consacrée ne sont pas liés à une région particulière ni à une catégorie exclusive de consacrés-consacrées.
D’entrée de jeu, je voudrais souhaiter que ces réflexions soient placées sous l’angle de l’humilité et de la simplicité, celles du confiteor au début de nos liturgies, au moment du kyrie. Il s’agit d’un regard sur soi-même et non pas sur les autres. Habituellement, on a la tête penchée et on se « frappe » la poitrine. On ne frappe pas sur celle du voisin, fût-il un pécheur notoire. La référence à cette attitude d’auto-examen voudrait rappeler d’emblée que les luttes de positionnement et la fascination de l’argent nous touchent tous et toutes, d’une manière ou d’une autre, en tant que personnes consacrées, à quelque degré, selon les contextes de nos communautés respectives.
On veut aussi se situer un peu au-delà des considérations purement morales ou moralisantes. Il ne s’agit pas de répéter ce qui est bien et ce qui est mal. Il ne s’agit pas non plus d’exhortations pieuses pour mordre nos consciences et s’apitoyer sur l’état de la vie consacrée. Le but n’est pas davantage de quantifier ces conflits et ces luttes internes liés au pouvoir ou à l’argent dans la vie des Provinces, des Régions ou des Communautés religieuses. Les statistiques en cette matière ne mènent pas loin, parce que leurs résultats et leurs inférences ne peuvent qu’être biaisés et même tendancieux. Dire, par exemple, que « les femmes dans la vie religieuses sont plus conflictuelles », que « les hommes aiment trop l’argent », que « les jeunes actuellement en formation manquent d’authenticité dans leur relation à l’argent ou au pouvoir », ou encore que « les Provinciaux, les Provinciales ou les responsables de Communautés sont plus exposés que d’autres aux gains frauduleux », ce sont là des affirmations péremptoires, qui peuvent devenir insensées. La malhonnêteté, la ruse et la fausseté en rapport avec le pouvoir et l’argent n’ont ni âge ni couleur. Une vie consacrée authentique et soucieuse du Royaume de Dieu ne peut se passer d’une vigilance tous azimuts et en tout temps. Comme le rappelle le pape François,
« ceux qui ont le sentiment qu’ils ne commettent pas de fautes graves contre la Loi de Dieu peuvent tomber dans une sorte d’étourdissement ou de torpeur. Comme ils ne trouvent rien de grave à se reprocher, ils ne perçoivent pas cette tiédeur qui peu à peu s’empare de leur vie spirituelle et ils finissent par se débiliter et se corrompre. La corruption spirituelle est pire que la chute d’un pécheur, car il s’agit d’un aveuglement confortable et autosuffisant où tout finit par sembler licite : la tromperie, la calomnie, l’égoïsme et d’autres formes subtiles d’autoréférentialité, puisque “Satan lui-même se déguise en ange de lumière’’ (2 Co 11,14) [2] ».
Une phénoménologie du malaise de la vie consacrée
Au fait, le pouvoir et l’argent ne posent peut-être pas problème directement. C’est par le biais d’un certain malaise que se manifeste le danger dans la vie consacrée, un malaise dans les relations. C’est dans les relations interpersonnelles que se laisse découvrir et saisir la délicate question du pouvoir et de l’argent.
La blessure commence dans la relation. Comme disait le philosophe juif Martin Buber, « au commencement était la relation ». La création (Genèse 1) est une extase de l’altérité, que la vie consacrée prolonge, en montrant au monde qu’on peut coexister, vivre ensemble autrement que par la compétition ou par la concurrence. Non seulement Dieu nous fait exister, mais il se donne à nous dans une relation de non-compétition : « Tu es à mon image et à ma ressemblance ». La relation voulue et instaurée par Dieu dès les origines est une relation de contemplation. Dieu nous dit : « Viens et existe ». Il ne dit pas : « Dégage de mon soleil ! » ou bien : « Va-t’en, tu m’étouffes, tu réduis mon espace et mon pouvoir ».
Quand nous regardons et observons les relations, nos relations, au sein de nos Communautés, parfois déjà dès le Noviciat, nous constatons qu’y existe ce que Paul redoutait de trouver chez les Corinthiens :
« Je crains de trouver des querelles, de la jalousie, des animosités, des intrigues, des médisances, des calomnies, de l’insolence, du désordre » (2 Co 12,20).
Mais ces querelles, ces jalousies, ces animosités ou emportements, ces intrigues ou cabales, ces médisances, ces calomnies sous forme de dénigrements, ces insolences orgueilleuses et ce désordre qui crée le trouble dans les Communautés religieuses... tous ces phénomènes se révèlent, à l’analyse, comme des symptômes. Assez souvent, quand on creuse pour aller aux causes, on réalise alors la source des disputes, larvées ou ouvertes : le pouvoir et l’argent. Deux « puissances » qui ne questionnent pas seulement les vœux d’obéissance et de pauvreté, mais qui touchent tout le sens de l’« être consacré », et appellent à revisiter le sens même de la « consécration » de et dans la vie consacrée.
Tiédeur dans les exercices de piété : un autre malaise
Si nous poursuivons notre phénoménologie du malaise dans la vie consacrée, il apparaît plus ou moins clair que les traits du malaise qui atteint la vie consacrée actuellement au Congo rejaillissent le plus souvent sur le lieu par excellence de notre être sacré, de notre consécration : la prière commune, ce que l’on appelle aussi les exercices de piété. On a les jambes lourdes pour rejoindre le Seigneur dans la prière commune et dans les tâches communes, qui sont aussi prières, selon la mystique authentiquement spirituelle [3]. Les exercices de piété et l’attention fraternelle ont alors un goût de « forcé ». Il y a comme une impression diffuse de bouderie, de contestation. Les uns invoquent, à tort et à travers, la liberté, les autres trouvent des justifications dans la fatigue de l’apostolat, des études ou des services ménagers.
Lorsque ces symptômes apparaissent, aussi bien ceux des conflits et mésententes persistantes que ceux de la lourdeur devant les exercices de piété, il est bon de ne pas se cantonner à interroger l’authenticité de la vocation ou à multiplier les sessions et les accompagnements. Il est salutaire et sage de s’interroger sérieusement et franchement sur la pratique du pouvoir au sein de la Communauté et sur l’esprit de justice « distributive » : la répartition et le partage des biens, en particulier de l’argent. Ici nous touchons évidemment à la question de la justice. Une certaine égalité, une certaine collégialité est essentielle au style de leadership, mais aussi aux mœurs de l’économat dans la vie consacrée.
Le pouvoir et l’argent : véritables causes du malaise
Plutôt que le pouvoir comme tel ou que l’argent en tant que moyen, il serait plus adéquat de parler de luttes de positionnement autour du pouvoir et de l’attraction aveuglante de l’argent. Ces deux données de toute vie sociale (famille, groupe, entreprise, communauté religieuse) et, partant, de la vie consacrée, touchent à deux instincts humains fondamentaux : l’instinct de domination (agressivité) et l’instinct de possession (égoïsme). Un tiers instinct, le complexe sexuel, peut plus ou moins intervenir dans les motivations inconscientes ou subconscientes de l’attachement combatif au pouvoir et dans la recherche immodérée ou désordonnée de l’assurance financière.
Pourquoi y a-t-il des luttes de positionnement ? Elles sont structurellement camouflées. Non pas nécessairement comme une ruse ni comme une hypocrisie, mais comme causalité enfouie, comme base profonde (dans la structure comportementale) des inimitiés et des conflits qui vont dans certains cas, jusqu’à l’élimination institutionnelle (renvoi de la Communauté, voire de la Congrégation) ou physique (empoisonnement ou complot d’assassinat [4]) du confrère ou de la consœur gênant ou « dérangeant ». Dans la mesure où l’on peut activer ou influencer le renvoi du confrère (consœur), on s’en contente. Dans de rares cas de conflits exacerbés et extrêmes, le degré de colère et l’ampleur de la blessure ressentie sont tels que l’on souhaite la disparition de l’autre, même si par retenue morale on ne prend pas les moyens de cette disparition désirée.
User et abuser du pouvoir
Ce qui est connu sous le vocable de « service de l’autorité [5] » est une donnée fondamentale dans une Communauté de personnes religieusement consacrées. On ne peut pas vivre sans ce pouvoir qui organise et ordonne la vie et les activités. Le service de l’autorité, qui est censé incarner le charisme et offrir, en termes d’orientation, une relative référence quant à la manière de procéder et quant à l’évaluation de la vie commune et de la mission commune, est un service indispensable. D’ailleurs ce principe de la nécessité d’une coordination, siège de la coresponsabilité dans la vie consacrée, n’est quasi jamais remis en cause. Le bât blesse quand surgit l’abus.
« Le pouvoir est bon – écrivent le cardinal Danneels et I. Driessen – : c’est la force qui permet de prendre l’initiative, de mettre quelque chose en mouvement, de persévérer. Lorsque le pouvoir est animé par l’amour, par la volonté de servir le bien-être d’autrui, de le promouvoir, c’est un instrument divin. Pourtant, bien souvent, le pouvoir est animé d’autres intentions... Nous sommes tous vulnérables et pécheurs dans ce domaine. La force que nous avons reçue comme une caractéristique de notre personnalité, ou par notre formation, notre statut social, notre responsabilité, notre consécration..., nous en abusons de temps à autre pour nous affirmer, pour compenser ce qui blesse notre image ou pour tout régenter. L’abus de pouvoir est possible dans toutes nos relations [6] ».
De nos jours, l’abus du service de l’autorité ne s’exprime pas principalement quand le responsable s’impose et impose ses points de vue, quand il donne des injonctions ou des ordres indiscutables. Ce stade est plutôt dépassé. Il y a une culture du dialogue qui s’instaure petit à petit à presque tous les niveaux de la vie consacrée. L’enjeu du pouvoir religieux aujourd’hui, ce sont les processus qui aboutissent à l’élaboration de stratégies soit pour garder le rôle que l’on joue (éternel Supérieur, Économe perpétuel, immuable Représentant légal), soit pour rester dans le cercle d’influence, en nommant ou en faisant nommer quelqu’un de son obédience identitaire (même tribu, même ethnie) ou idéologique (mêmes idées, mêmes accointances, même manière de comprendre). Ou alors quelqu’un qui est, d’une manière ou d’une autre, redevable à son prédécesseur. Il y a ainsi comme une exclusion de l’altérité. Et, imperceptiblement, sans vraiment que l’on ne s’en rende compte, des cercles se forment. D’un côté, ceux qu’on doit tenir loin de l’accès aux postes de responsabilité, et de l’autre, ceux qui doivent, coûte que coûte, assurer ces fonctions d’autorité. Un troisième cercle se remarque parfois, celui des « provisoirement indifférents » (ceux qui ont pris l’option de ne pas se battre et de regarder de loin les luttes pour le pouvoir), majoritairement les jeunes en formation, parfois manipulés ou copieusement influencés par le climat malsain, jusqu’au jour où ils seront admis à la profession, pour se lancer aussi, comme supporters ou comme acteurs, dans la course au pouvoir. Mais évidemment, ce climat de positionnement face au pouvoir que donne l’autorité n’épargne personne. D’autant plus que « notre agressivité ou notre soif de possession, notre manque d’humilité ou notre image déformée de nous-mêmes... apparaissent dès lors que nous entrons vraiment en relation avec autrui. En prendre conscience et l’accepter est déjà un pas sur le chemin de la guérison [7] ».
La fascination de l’argent et son corollaire : la tentation de la fraude pécuniaire
C’est connu, on commence d’abord par aimer l’argent, puis un jour vient l’occasion d’en gagner facilement, vite et beaucoup. Combien ne sommes-nous pas charmés ou du moins sourdement « intéressés », chacun personnellement, par des dons venant des riches, amis ou familiers, par des jeux de loterie, par des opérations frauduleuses qui mettent en balance les principes idoines de gestion de l’argent de nos œuvres ou de nos Communautés ?
La question de l’argent dans la vie consacrée peut être mise en rapport avec la question des positionnements autour du pouvoir ou autour de ceux (celles) qui le détiennent au sein de la Communauté, de la Province ou de la Région.
Malheureusement, certaines lectures et interprétations des Constitutions ouvrent allégrement la porte au système de privilèges, de prérogatives et de prestige. Ces trois « Pr » qui donnent l’impression qu’au sein des Communautés existent une caste de protégés (une sous-classe de personnes qui sont à l’abri du besoin et du manque), et une autre, celle de laissés-pour-compte (la sous-classe de ceux qui doivent compter sur la Providence). Il arrive effectivement qu’à l’un on demande de patienter pour se faire soigner, le soumettant parfois à un désagréable interrogatoire avant de l’envoyer à l’hôpital, alors que, pour un autre membre de la même Communauté, la commande du billet d’avion sera payée à la seconde...
Ce sentiment d’une communauté à double vitesse engendre des frustrations, mais surtout il peut déclencher l’engrenage de la recherche des gains frauduleux ou installer le système de la « débrouille ». Les occasions de dissimuler ses dons ou ses primes vont se multiplier, parce que la confiance dans la justice et la justesse de la vie communautaire s’est estompée.
Vers un chemin de libération
La collégialité, marquée et appuyée, dans l’organisation des services et dans la gestion de la Communauté peut être une piste de solution pour arrêter cette logique des luttes de pouvoir et des gains frauduleux.
« À l’opposé de la tendance à l’individualisme consumériste qui finit par nous isoler dans la quête du bien-être en marge des autres, écrit le pape François, notre chemin de sanctification ne peut se lasser de nous identifier à ce désir de Jésus : “que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi’’ (Jn 17,21) [8] ».
L’existence de castes et l’introduction des groupes de pression autour de l’organisation de la responsabilité dispersent la Communauté. Il est bon que tous (toutes), aient une chance égale de parvenir au service de l’autorité. Il est bon également que ceux ou celles qui sont au service de l’autorité ne soient pas « mis à part » dans la manière dont ils sont traités. Ils sont d’abord frères, égaux en droits et devoirs.
Aux antipodes de l’arbitraire d’un individu ou de quelques individus, la collégialité valorise la concertation et la large consultation au sein de la Communauté consacrée. Ainsi, les membres peuvent parvenir, par la prière et par la recherche du bien de tous pour la vie et la mission, à un consensus éclairé sur la gestion communautaire et sur le style d’autorité à incarner. Ce consensus une fois trouvé est porté par la responsabilité collégiale du Conseil et de tous les membres à divers degrés. On ne délègue pas toute la responsabilité sur un individu, si influent, si intelligent et si expérimenté soit-il. Le leitmotiv pourrait être « ensemble ! » : ensemble on définit les priorités, ensemble on traite les questions, ensemble on recherche les solutions adéquates, ensemble on effectue l’évaluation, ensemble on prend des résolutions. Mais attention à la dépersonnalisation et à la mauvaise foi. « Ensemble » ne renvoie pas à « anonyme » ni à « impersonnel ».
« Il est manifeste que les dispositions de pauvreté spirituelle, de dénuement et de liberté spirituelle, de détachement, sont dans la pratique de la vie ascétique, fondamentales, et d’une efficacité certaine », écrivait déjà le Père Léonce de Grandmaison (1868-1927) [9]. Ces observations trouvent encore aujourd’hui tout leur retentissement.
[1] Cf. Décret Perfectae caritatis, § 1.
[2] Pape François, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate. Sur l’appel à la sainteté dans le monde actuel, 2018, nn. 164-165.
[3] Être « contemplatif dans l’action » permet de « trouver Dieu en toutes choses ».
[4] Il est attesté, selon certains récits rapportés et vérifiés, que certains consacrés (consacrées) ont envoyé ou payé des hommes de main pour menacer de mort leur confrère (consœur).
[5] « L’autorité, l’instance qui autorise, est d’ailleurs aussi, étymologiquement, celle qui fait grandir » (Dominique JANTHIAL, Devenir enfin soi-même. À la suite des grands hommes du Premier Testament, Paris, Éditions Emmanuel, 2017, p. 12).
[6] Cardinal Godfried DANNEELS et Iny DRIESSEN, Relève-nous lorsque vivre fait mal, Namur, Éditions Fidélité, 2008, p. 134.
[7] Cardinal Godfried DANNEELS et Iny DRIESSEN, o.c., 50.
[8] PAPE FRANÇOIS, Exhortation apostolique Gaudete et exsultate, o.c., n. 146.
[9] Écrits spirituels. Conférences, Paris, Beauchesne, 1953, p. 271.