La distinction des fors
Passer de l’idole à l’icône
Joachim Joos
N°2020-3 • Juillet 2020
| P. 37-48 |
OrientationEntré, après des études de théologie, à Tibériade, une jeune communauté belge en formation, frère Joachim s’est d’abord occupé des clôtures (pour les vaches et les ânes), puis de la cuisine de la communauté jusqu’à ce qu’il reçoive récemment la charge de l’économat. Il est aussi responsable de « l’école du cœur », le petit studium des jeunes frères en formation, ce qui l’a conduit à réfléchir à cette distinction des « fors », si classique et si méconnue.
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
La vie religieuse a été marquée profondément par les précurseurs qu’ont été les Pères du Désert. Au cœur de la pédagogie des Pères, il y a le mouvement exprimé par la Parole de Dieu : « Interroge ton père, il t’instruira » (Dt 32,7). Dans la vie religieuse, quelque chose de cette paternité spirituelle a toujours été vécue : « ce que tu vis à la suite du Christ, c’est ce que moi aussi je désire vivre, apprends-moi ! ». Dans la vie religieuse, même si cela se manifeste différemment en fonction des différentes traditions spirituelles, une paternité/maternité spirituelle est souvent reconnue aux supérieur(e)s. Aujourd’hui l’Église est particulièrement attentive aux risques d’abus et d’emprise qui peuvent naître dans cette relation entre un religieux et son supérieur. Déjà chez les Pères du Désert, des garde-fous ont dû être mis en place pour éviter des abus [1].
Toute la question est de savoir si l’accompagnateur spirituel [2] conduit réellement au Christ et à laisser jaillir la vie de l’Esprit dans celui qu’il écoute ou bien, s’il ramène à lui-même. De même pour celui qui est écouté : s’il vient pour entendre tout ce qu’il doit faire, pour s’éviter le risque de devoir prendre en main sa propre vie, est-on encore dans une relation juste ? Il me semble que l’emprise et l’infantilisation sont les deux risques majeurs contre lesquels la distinction des fors vient mettre en garde. Vouloir une transparence absolue pour éviter des abus ne semble pas la meilleure voie. C’est souvent là que commencent les abus. La responsabilisation de chacun devant le Seigneur, l’apprentissage du discernement des esprits et du combat spirituel, la prise en compte de son humanité sont bien plus le lieu de la lutte contre les abus. C’est en cela qu’il y a un passage à opérer de l’idole à l’icône [3] : est-ce que la relation conduit au Christ et au Père dans la grâce de l’Esprit Saint ? Ou bien conduit-elle à un ersatz de vie spirituelle mais qui finalement ne conduit qu’à un enfermement ?
Au XVIIe siècle est apparue dans les séminaires la distinction entre for interne et for externe.
« Le for interne est ce qui relève de l’ordre de la conscience, ce que je vis au fond de moi, dans ma relation à Dieu et aux autres, et qui n’a pas vocation à être connu des autres. L’Église est très attentive à le protéger. Nul ne doit être forcé à le divulguer. Le for externe, en revanche, est ce qui peut être vu par d’autres, ce qui relève davantage du comportement [4]. »
Selon les mots de dom Dysmas de Lassus, prieur général des Chartreux : « ces concepts sont commodes, mais dans la vie réelle d’une communauté monastique cette approche fonctionne mal ». Pourtant, il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain. La distinction entre for interne et for externe permet de poser ces critères qui permettent qu’une relation qui vise avant tout à engendrer la vie dans l’Esprit ne conduise pas à une relation d’emprise. Il ne s’agit pas donc d’opposer de façon dogmatique les deux fors mais de comprendre comment « les deux fors ne sont pas une séparation mais une relation [5] » tout en respectant leur distinction [6]. Comment les mettre en relation ? Si je suis accompagné par un accompagnateur spirituel et que je rencontre régulièrement le supérieur de la communauté : qu’est-ce qui relève de l’un et de l’autre ? Est-ce que ce que je dis à mon accompagnateur spirituel ne concerne absolument pas mon supérieur ? Prenons l’exemple d’un service qui m’est confié et face auquel je suis traversé de violents mouvements intérieurs qui viennent me déstabiliser dans mon chemin à la suite du Christ. Il est clair que j’ai à m’en ouvrir à mon accompagnateur mais ne dois-je pas aussi en parler à mon supérieur ? Il peut être bon de rappeler que les supérieurs ne sont pas des devins.
L’expression « passer de l’idole à l’icône » vient éclairer ce que je veux dire. La distinction entre for interne et for externe est relative, dans le sens où elle sert à mettre en relation. Ce qui est premier, est de pouvoir se mettre sous le regard du Christ. Le supérieur et l’accompagnateur sont les intermédiaires de cette relation unique envers le Seigneur. Ils ne peuvent en aucun cas être des idoles qui ramènent à eux-mêmes l’adoration qui est due à Dieu seul. Mais pour le religieux aussi, ni le supérieur ni l’accompagnateur ne peuvent devenir des idoles qui l’empêchent de prendre en main son propre chemin spirituel. Un religieux qui dirait sans cesse « Mon accompagnateur m’a dit... » devrait au moins être questionné : « Et toi, comment te situes-tu par rapport à cela ? Que désires-tu ? » La question de devenir adulte dans sa foi, déjà présente dans le Nouveau Testament, est tout aussi cruciale pour la vie religieuse. Dans toute notre réflexion nous garderons en tête le canon 630 du Code de droit canonique qui dit bien l’équilibre à tenir dans la vie religieuse :
§1. Les Supérieurs reconnaîtront aux membres la liberté qui leur est due pour ce qui concerne le sacrement de pénitence et la direction de conscience, restant sauve la discipline de l’institut.
§2. Les Supérieurs veilleront, selon le droit propre, à mettre à la disposition des membres des confesseurs idoines auxquels ils puissent se confesser fréquemment.
§3. Dans les monastères de moniales, dans les maisons de formation et dans les communautés laïques nombreuses, il y aura des confesseurs ordinaires approuvés par l’Ordinaire du lieu, la communauté ayant donné son avis, sans qu’il y ait pour autant l’obligation de s’adresser à eux.
§4. Les supérieurs n’entendront pas leurs sujets en confession, à moins que ceux-ci ne le leur demandent spontanément.
§5. Les membres iront avec confiance à leurs Supérieurs auxquels ils pourront s’ouvrir librement et spontanément. Cependant il est interdit aux Supérieurs de les induire de quelque manière que ce soit à leur faire l’ouverture de leur conscience.
Pour éclairer ces questions je partirai d’abord de ce qui est en jeu dans la distinction des fors pour ensuite voir comment ceux-ci peuvent jouer dans deux situations concrètes. La première situation sera celle de la formation initiale et du rôle du maître des novices. Ensuite j’aborderai la manière dont la distinction des fors peut jouer dans la relation entre un religieux en crise grave et son supérieur.
De quoi s’agit-il ?
Le terme « for » (du latin forum : la place publique) est un terme juridique qui indique le lieu où est rendu le jugement [7]. Le for interne indique alors le « jugement de notre conscience » et le for extérieur indique le jugement des hommes (« le tribunal des hommes »). « Aujourd’hui nous dirions que le for est une « instance », où se trouve prononcé un jugement [8] ». Pour expliquer la différence entre les deux, nous pouvons voir comment la distinction des fors s’applique dans le cadre du discernement d’une vocation.
Il y a, d’une part, le for interne de la personne qui fait la demande de pouvoir faire partie de la communauté : elle a à faire son propre chemin de discernement pour pouvoir poser ce jugement intérieur, selon sa conscience. Ce discernement est personnel même s’il est accompagné. Ce n’est pas à l’accompagnateur spirituel de prendre la décision à la place de la personne qu’il accompagne. Son rôle sera d’accompagner et de vérifier que ce discernement est fait sérieusement et sans illusion (et là, il a à juger et même parfois à intervenir si le discernement n’est pas fait en vérité).
D’autre part, il y a le jugement au for externe qui est porté par la communauté, à travers les instances responsables : le supérieur, le conseil [9] et le chapitre. Celui-ci doit juger de la capacité de la personne à faire partie de la communauté. Cette capacité s’indique par sa vie : peut-il entrer dans la vie que notre communauté propose dans toutes les dimensions de celle-ci ? Est-ce que sa demande rejoint ce que nous portons comme chemin particulier de vivre l’Évangile ?
La distinction entre les deux fors permet avant tout de garder chacun à sa juste place. La communauté n’a pas à choisir à la place du candidat, aussi génial ou bon frère qu’il puisse paraître. C’est à lui à faire le choix pour cette vie [10]. Son « oui » ne peut venir que de lui-même. Et ce choix doit partir d’un discernement personnel. L’origine latine du mot « for », le forum, peut nous éclairer à ce propos. Le forum, dans la cité antique, est la place publique, le lieu de réunion. Le lieu aussi où les différentes voix peuvent s’exprimer. Ces différentes voix qui m’habitent [11] et qui viennent m’affecter témoignent de mon combat spirituel personnel en fonction de mon histoire, de mon caractère.
« La relecture spirituelle, pour sa part, est en quête non pas des symptômes mais des signes de l’Esprit Saint à travers les sentiments de la personne, son histoire, son expérience humaine, sa foi, son espérance, sa charité. Cette relecture consiste à regarder comment, à travers les événements, la prière, la vie ecclésiale, etc., la personne a perçu des signes de l’Esprit Saint dans sa vie pour lui devenir « docile » – selon le langage de saint Paul. La vie spirituelle suppose d’avoir conscience de l’action de l’Esprit. Et le rôle de l’accompagnateur consiste – à travers les signes que la personne accompagnée perçoit dans sa vie, et la façon dont elle en parle – à l’aider à découvrir comment l’Esprit Saint travaille au cœur de cette vie personnelle [12]. »
Comment alors reconnaître, dans cette multiplicité de voix, la voie que le Seigneur m’ouvre, à laquelle je veux répondre et dans laquelle je veux m’engager ?
« S’il est vrai que la conscience est le lieu où résonne la voix de Dieu, qui nous indique comment nous comporter, il est également vrai qu’il faut apprendre à écouter cette voix avec grande attention pour savoir la reconnaître et la distinguer des autres voix. En effet, il ne faut pas confondre cette voix avec celles qui proviennent d’un subjectivisme qui ignore ou néglige les sources et les critères auxquels on ne peut renoncer et qui sont contraignants dans la formation du jugement de conscience [13] ».
C’est là l’importance de l’apprentissage du discernement personnel, de la mise à l’écoute du Seigneur qui parle au plus profond de mon cœur. C’est là notre responsabilité à tous, devant le Seigneur, de prendre au sérieux ce discernement. Je ne peux pas abdiquer ma liberté [14]. Le respect du for interne de la personne permet justement à ce discernement d’opérer parce que le discernement suppose un chemin qui prend du temps avant de pouvoir poser un choix sous le regard du Seigneur.
Une fois ce choix posé, j’ai à le déposer et à oser une parole. Comme l’exprime bien le P. Bernard Pitaud, le for externe n’est pas un agresseur dont il conviendrait de se protéger. Le lieu du for externe est d’abord d’accueillir cette parole qui est dite. Saint Pierre nous invite à être « toujours prêts à rendre compte de notre espérance » (1 P 3,16). J’ai à témoigner comment je suis arrivé à faire ce choix en « âme et conscience ». Je ne dois pas nécessairement tout dire, mais ce qui est le plus important est de ne rien cacher [15]. C’est à moi, et pas à celui qui m’accompagne et qui est juste garant de mon cheminement, de faire cette synthèse de ce que j’ai découvert de mon terreau et qui me permet de risquer cette parole qui ose exprimer un choix [16]. Et cette parole est à vérifier au for externe : est-ce que ce choix qui est fait correspond à ce que la communauté veut vivre ?
Dans le cadre de la formation initiale (postulat, noviciat)
Le maître des novices occupe une place tout à fait particulière. D’une part, il est celui que le supérieur délègue pour former les novices et exerce de ce fait une certaine autorité envers eux [17]. Et d’autre part, il est aussi celui qui accompagne les novices. Comment alors faire en sorte que la distinction entre for interne et for externe soit bien vécue, à la fois du côté du maître des novices et de celui du postulant ou du novice ?
Je pense que la première chose à prendre en compte, c’est que le postulat et le noviciat sont un temps limité, à respecter comme tel. C’est un temps qui est donné pour former jusque dans les profondeurs et découvrir comment le Seigneur agit avec moi et comment je trouve ma place dans le charisme de la communauté dans laquelle j’entre. Mais à la fin de ce temps, il y a un choix à poser (même si pendant le temps du noviciat ce choix peut aussi advenir : c’est au maître des novices d’avoir cette disponibilité du cœur de pouvoir écouter un frère jusqu’au bout, même s’il semble au novice que son chemin n’est pas dans la communauté [18]) : ce choix, même s’il a été accompagné par le maître des novices et que celui-ci peut en être le garant devant la communauté, c’est au novice – et non à celui qui l’accompagne – à l’exprimer au supérieur de la communauté. À la fin du temps du noviciat, il y a d’ailleurs un nouvel équilibre à trouver par rapport au maître des novices. Celui-ci doit accepter de ne plus porter cette casquette dans ses relations avec les frères qu’il a eus comme novices et ceux-ci doivent trouver leur indépendance par rapport à lui [19]. Une communauté où la place du maître des novices est prépondérante dans tout ce qui concerne la vie des frères, me semble risquer un certain déséquilibre.
Au cours même du noviciat, il y a à distinguer entre ce qui relève du for interne et ce qui relève du for externe. Par exemple, le temps de l’accompagnement n’est pas le lieu le plus approprié où le novice vient avec tous ses desiderata au niveau du travail, des missions auxquelles il aimerait participer, etc. C’est d’abord le temps où il vient relire sa vie sous le regard de Dieu et découvrir comment Celui-ci le conduit. Il y a réellement un combat spirituel vécu à travers le travail reçu, les frères qu’il côtoie... mais le temps de l’accompagnement n’est pas le moment pour le maître des novices de trouver des solutions à tout cela ou d’éviter tout combat spirituel. Il s’agit d’abord de découvrir ce qui est en jeu dans les mouvements qui traversent le novice. C’est là où le for interne a à se former au plus profond : à travers ce que le novice découvre de lui-même, des mouvements qui le traversent, de son histoire blessée [20], qu’est-ce qu’il peut et veut réellement vivre à la suite du Christ ?
Le for externe se jouera, avant tout, au niveau du programme de formation proposé au noviciat. Celui-ci doit avant tout fournir un cadre pour que la vocation puisse s’éprouver. Le cadre est important parce que si la formation doit pouvoir être adaptée en fonction de chaque frère, il ne s’agit pas d’agir à la tête du client [21]. Le cadre, à ce niveau-là, ne peut pas dépendre uniquement du maître des novices mais doit être posé et évalué régulièrement en lien avec le supérieur et le Conseil. Le maître des novices doit lui aussi pouvoir rendre compte à la communauté de la manière dont il cherche à faire découvrir et partager le charisme de la communauté.
En temps de crise...
Le temps de crise est d’abord comme un temps du brouillard qui peut être plus ou moins dense, un temps de remise en question où plus rien n’est clair. « Le discernement apparaît sur un fond gris. En cas de vive clarté, on s’en passe ; dans l’obscurité, on prend patience. En bref, le discernement est une pratique pour saison ordinaire dans les climats tempérés : brumes, nuages, éclaircies et averses d’une météo variable. Pour le reste, mieux vaut ne pas précipiter les décisions [22] ». La vie religieuse n’est pas épargnée par ce type de situations. En temps de crise, il peut arriver que le religieux ne sache plus vers qui se tourner à part vers son supérieur. Ou bien que celui-ci en voyant un religieux dériver, porté par le souci de tous ses frères, l’interroge sur ce qu’il vit. En situation idéale, le religieux s’en ouvre à son accompagnateur et c’est avec celui-ci qu’il a à faire le chemin qui lui permet de traverser le brouillard et de prendre une décision quand la lumière se lève. Mais les situations de crise sont rarement idéales. Comment alors respecter la distinction des fors quand un religieux n’a personne d’autre que le supérieur à qui se confier [23] ?
La première chose à souligner c’est que le for interne est toujours à préserver. Non pas qu’il n’ait aucune relation avec le for externe de la communauté. Le frère qui vit un moment de crise doit pouvoir vivre le chemin qu’il a à vivre pour qu’il puisse prendre la meilleure décision possible. Il me semble qu’au nom de la distinction des fors, abandonner le frère à son questionnement serait manquer à la charité la plus élémentaire. Mais c’est au supérieur d’être au clair sur la différence des casquettes qu’il porte. Ce n’est pas d’abord à lui de prendre une décision mais il a à aider le frère pour que celui-ci puisse prendre une décision qui soit un chemin de vie.
Il est évident qu’il ne peut y avoir de complaisance avec les chemins de mort [24]. Le for interne, à moins de le pervertir, ne peut être limité à ce qu’on pourrait appeler « la vie de péché ». Le P. Bruno Régent, s.j., pose la question :
« Toute question du for interne peut surgir un jour dans l’espace du for externe non pas pour elle-même, mais en raison d’un événement public. On peut penser ici aux questions de pédophilie. Si un homme se sait fragile, c’est du for interne, et s’il passe à l’acte, c’est du for externe ? Si un évêque envoie un prêtre dans une situation qui peut être dangereuse pour lui, le prêtre, formé par des années de séparation des deux fors, pourra-t-il parler à son évêque ? [25] »
La distinction entre le for interne et le for externe dans ces cas-ci ne devrait-elle pas aller vers la responsabilisation mutuelle ? La liberté à laquelle le Seigneur nous appelle n’est certainement pas la liberté de faire le mal. « Le discernement n’est pas une manière de contourner les lois mais éducation à user de sa liberté » [26]. Les évêques et les supérieurs majeurs de Belgique l’indiquent : « Chacun doit prendre ses responsabilités. Il serait inadmissible que quelqu’un au fait d’un abus sexuel empêche consciemment la victime d’ébruiter celui-ci, afin de mettre fin à l’abus. Quand seule la parole peut sauver, le silence devient inacceptable et il doit être rompu [27] ». Il ne s’agit pas de rompre le secret de confession [28] (ou celui de l’accompagnement) mais de tout mettre en œuvre pour que la personne se retrouve face à sa propre responsabilité.
Dans l’écoute de ce frère en crise, le supérieur ne porte pas sa casquette de supérieur au sens où il aurait à prendre une décision mais il est père de ce frère et peut lui servir de tuteur jusqu’à ce qu’il soit assez solide pour tenir seul. Un critère pour vérifier si cette paternité est juste est de regarder si elle conduit le frère à prendre sa vie et son discernement en main. Si elle conduit à une infantilisation, c’est que quelque chose pose problème. C’est au supérieur d’être assez au clair dans cette relation [29] : peut-il encore accompagner ou bien doit-il passer la main à un autre accompagnateur ? Ce n’est qu’au moment où pour le frère le brouillard se lève et qu’il peut prendre une décision saine que le supérieur peut accueillir la décision du frère au niveau du for externe. Là, la présence de médiations comme celle du Conseil de la communauté est importante. Elles permettent d’éviter une fusion ou un rejet malsain [30].
Finalement, c’est la croissance dans la liberté qui reste le meilleur indicateur d’une saine relation entre les fors. Liberté qui n’est pas de faire ce que je veux tant que je reste dans les limites des règles, mais qui est celle de vivre mon propre combat spirituel sous le regard du Seigneur. Ignace de Loyola conseille dans les Annotations du début des Exercices spirituels de « laisser agir immédiatement le Créateur avec la créature, et la créature avec son Créateur et Seigneur [31] ». Le respect de la distinction des fors est d’abord un acte de foi que le Seigneur agit avec sa créature. Et que, si ce dialogue est vécu en vérité, il portera du fruit. Mais il ne s’agit pas non plus d’un soliloque où il n’y a que « moi et mon Dieu ». Le respect de mon for interne permet de garder ce cheminement intérieur qui est nécessaire avant de pouvoir poser un choix en âme et en conscience ; ainsi pourra être reconnu mon propre chemin de croissance dans le combat spirituel et sa place dans la façon de vivre l’Évangile que j’ai librement choisi, selon le charisme d’une communauté. « Vous avez été appelés à la liberté » (Ga 5,13).
[1] Il n’y a qu’à voir l’essor des règles monastiques (Pacôme, Basile, Benoît). Cf. Denis VASSE, « La règle, qu’est-ce que c’est ? », dans Échanges, 93, 1969, p. 18-23.
[2] « Les religieux doivent avoir à leur disposition pour le for interne, même non sacramentel, ce qu’il est convenu d’appeler un directeur ou conseiller spirituel. Les instituts religieux ont chacun des membres particulièrement qualifiés et désignés pour aider leurs frères en ce domaine », Potissimum institutioni, 63.
[3] Comme l’indique l’article de X. THEVENOT, « De l’idole à l’icône. Maturation affective et foi chrétienne » dans Christus, 151, 1991, p. 264-274.
[4] C. BURGUN, La Croix, 8/06/2015.
[5] Cf. Dom D. DE LASSUS, Les risques de la vie religieuse, Cerf, 2020, p. 123.
[6] On ne peut pas ne pas penser au critère de Chalcédoine qui est fondateur pour la vie de l’Église. Il s’agit de la distinction « sans séparation, ni confusion » des deux natures humaines et divines dans l’unique personne du Christ.
[7] Je m’inspire ici largement de l’article de B. PITAUD, p.s.s., « Les rapports du for interne et du for externe. Pratiques de l’École française », dans Bulletin de Saint-Sulpice, n° 30, 2004, p. 261-274.
[8] B. PITAUD, ibidem.
[9] Je mets de côté pour l’instant le maître des novices dont le rôle est particulier et sur lequel je reviendrai plus tard.
[10] Cf. can. 219.
[11] Saint Séraphim de Sarov cite, dans le dialogue à Motovilov, une parole de saint Antoine le Grand : « Beaucoup de moines et de vierges ignorent complètement la différence qui existe entre les trois volontés agissant à l’intérieur de l’homme. La première est la volonté de Dieu, parfaite et salvatrice ; la deuxième – notre volonté propre, humaine, qui, en soi, n’est ni néfaste ni salvatrice ; tandis que la troisième – diabolique – est tout à fait néfaste ».
[12] Cl. FLIPO, Discernement et accompagnement spirituel, Documents épiscopat, 8, 2013, p. 4.
[13] CIVCSVA, Faciem tuam, 27. Cf. P. GOUJON, « Discerner pour s’affermir dans la liberté », dans Études, 7, 2012, p. 69.
[14] Tandis que faire le choix de la remettre au Seigneur par la médiation de la communauté est d’un tout autre ordre (« Prends Seigneur et reçois »).
[15] « L’ouverture, oui, mais pas jusqu’à supprimer toute intimité », Dom D. DE LASSUS,o.c., p. 133.
[16] De la même façon quand on consulte un(e) psychologue ou un médecin. Ce n’est pas à eux à prendre contact avec mon supérieur pour voir ce qu’il y a de mieux à faire. C’est ma responsabilité de venir le déposer devant lui.
[17] Je parle à partir de l’expérience d’une communauté où le maître des novices est également l’accompagnateur spirituel de ceux-ci (cf. Potissimum institutioni, 52) même s’il ne s’agit pas de l’expérience de toutes les communautés.
[18] « Jusqu’au bout », s’entend bien entendu du moment où une décision peut être prise en toute vérité et justice. La sagesse du maître des novices devra en ce cas être de pouvoir entendre ce qui se dit pour le frère et l’encourager à faire la plus grande lumière sur ce qu’il veut vivre et à trouver les conditions adéquates à un bon choix.
[19] Au niveau de l’accompagnement avec le maître des novices au moins, une césure doit être envisagée. Idem pour ce qui est du mandat du maître des novices (même s’il est renouvelable). Le droit le prévoit pour le supérieur (et pour l’économe selon les instructions de la CIVCSA). Prévoir un mandat à durée limitée permet d’avoir un terme qui permet de relire, rendre compte et réenvisager sa disponibilité.
[20] Paul Ricœur disait que « tout homme est prisonnier de son passé ».
[21] Sinon il y a le risque réel que le maître des novices ne puisse plus se situer avec justesse par rapport à ses novices. Soit le sentiment maternel prédominera et il cherchera à éviter tout ce qui peut venir troubler son novice. Soit il s’agira d’un transfert négatif où rien de ce que fait le novice ne pourra jamais venir le satisfaire (avec le risque de « casser » celui-ci).
[22] Patrick GOUJON, « Discerner pour s’affermir dans la liberté », dans Études, 7, 2012, p. 64.
[23] « Néanmoins, le membre d’une communauté peut souhaiter, de lui-même et en toute liberté, cheminer avec son supérieur. Mais en aucun cas, ce dernier ne doit susciter un tel souhait ou faire pression sur une volonté récalcitrante » Sœur Chantal-Marie SORLIN, Dérives sectaires dans des communautés catholiques (dossier de presse), CEF, p. 6. D’où la question que nous nous posons ici : est-ce qu’il serait bon pour le supérieur de dire à son Conseil qu’il accompagne un frère de sa propre communauté ? De nouveau la transparence peut être mortifère mais qu’il y ait de la clarté n’est pas nécessairement mauvais.
[24] Selon une parole de Sœur Alice Tholence, r.s.a. : « Il ne peut y avoir de complaisance avec les chemins de mort. »
[25] Cité par DOM D. DE LASSUS, Les risques de la vie religieuse, p. 123.
[26] Patrick GOUJON, « Discerner pour s’affermir dans la liberté », dans Études, 7, 2012, p. 72.
[27] ÉVEQUES ET SUPERIEURS MAJEURS DE BELGIQUE, Une souffrance cachée. Pour une approche globale des abus sexuels dans l’Église, 2012, p. 11.
[28] Ce n’est d’ailleurs pas ce dont parlent les évêques de Belgique.
[29] Une supervision du supérieur en dehors de sa communauté trouve ici tout son sens. Non qu’il ait à partager ce que le frère lui confie mais comment cela le rejoint lui, à la fois dans sa personne et dans son service.
[30] De nouveau le risque d’un transfert (dans un sens ou dans l’autre) est réel et à ne pas minimiser.
[31] Exercices spirituels, 15.