Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’autre Thérèse de Lisieux

(1e partie)

Yann Vagneux

N°2020-2 Avril 2020

| P. 47-60 |

Orientation

Prêtre du diocèse de Chambéry et des Missions étrangères de Paris, présent depuis huit ans à Bénarès, le père Vagneux nous propose de suivre, après l’aventure spirituelle du bénédictin Henri Le Saux (Vs Cs 2019-4, p. 29-42), le rude itinéraire de sœur Thérèse Lemoine, depuis le Carmel de Lisieux jusqu’à son dernier ermitage au bord du Gange. Contenu en lien : Vidéo « L’autre Thérèse de Lisieux » (8:00)

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Pourquoi fallait-il cette brusque fin alors que tout semblait s’éclaircir ?... Le fait est qu’entre le 19 et 22 septembre 1976, elle disparut sans laisser de traces [...]. On peut tout supposer : accident, mauvais coup... On ne sait rien et on ne peut rien déduire de ses lettres. [...] Mais nous ne pouvons pas croire que sa mission se soit terminée par ce qui fut apparemment un échec, qui rappelle celui du vendredi saint ; Dieu lui avait demandé le sacrifice de tout pour l’Inde, nul doute que l’Inde bénéficiera de son sacrifice et de son intercession au séjour des élus. “Si le grain de froment ne tombe en terre...” [1] ».

De sœur Thérèse de Jésus (1925-1976), il ne semblait rester aucune trace, hormis une notice nécrologique rappelant la destinée étonnante d’une carmélite de Lisieux partie rejoindre Henri Le Saux (1910-1973) aux Indes. Aussi, quand au mois d’avril 2005 la prieure sœur Dominique me demandait s’il était possible d’en savoir un peu plus, je lui exprimais mes doutes, rappelant l’étrange disparition de la religieuse trente ans auparavant. Cependant, j’acceptais de me mettre en quête d’autres traces, sans guère d’espoir de succès... Effectivement, durant plus de dix ans rien de nouveau n’apparut. Mais, soudainement, en l’espace de trois ans, de Lisieux à Pondichéry, en passant par Delhi, plus de sept cents pages de lettres refirent surface et elles reconstituaient la mosaïque d’une personnalité exceptionnelle, tant par ce qui lui fut donné de vivre extérieurement qu’intérieurement. En effet, non seulement les différentes correspondances permettaient de suivre Thérèse de semaine en semaine durant près de vingt ans mais elles dessinaient aussi un impressionnant itinéraire spirituel qu’une des dernières missives résumait par une citation de saint Jean (1 Jn 5,4) : « Notre victoire, c’est justement notre foi [2] ». Pleines de l’âpreté du Carmel où l’on ne se paye pas de mots et remplies de la ferveur de l’Inde qui sait être aussi terrible, ces lettres écrites avec tant d’amour ressuscitaient l’autre Thérèse de Lisieux. J’en avais désormais l’intime certitude : dans la constellation carmélitaine, une nouvelle étoile s’était mise à briller.

Le swami et la carmélite (1959-1963)

À la fin des années 1950, madame Le Saux s’adressa à la communauté de Lisieux pour confier son inquiétude au sujet du cheminement de son fils bénédictin qui vivait aux Indes depuis une dizaine d’années. Lorsqu’elle lut quelques lettres du moine, la prieure mère Françoise-Thérèse [3], bien loin de s’offusquer de leur contenu, se montra fort intéressée et, quelque temps plus tard, elle accepta volontiers le lien spirituel qu’Henri Le Saux désirait entre le carmel normand et l’ashram du Shantivanam, fondé en 1950 avec Jules Monchanin (1895-1957). Une correspondance régulière s’ensuivit et mère Françoise-Thérèse eut l’idée d’associer sœur Thérèse, la maîtresse des novices : « c’est ainsi que commença un grand échange épistolaire et la naissance d’une vocation nouvelle pour cette sœur [4] ».

Lorsque Thérèse Lemoine entra à vingt-deux ans en 1947 au carmel de Lisieux toujours dirigé par mère Agnès [5], celui-ci était encore imprégné de l’ »ouragan de gloire » qui avait accompagné la béatification puis la canonisation de Thérèse Martin en 1925. Si, comme pour toute sa génération, la nouvelle carmélite fut profondément marquée par son homonyme, elle était habitée par une inextinguible soif que ne pouvait apaiser L’histoire d’une âme, reflet sans doute encore trop déformé de la « course de géant » accomplie par la sainte à l’ombre du même cloître, cinquante ans auparavant :

Depuis ma petite enfance, j’ai la nostalgie de “Dieu seul” et, à vrai dire, partout où j’ai passé, même en famille où j’avais tout pour être heureuse, je me sentais également étrangère avec ce dévorant besoin d’un au-delà qui soit un absolu [6].

Mère Françoise-Thérèse savait les grands désirs de sœur Thérèse de Jésus. Elle pressentait aussi qu’ils ne pourraient être comblés que dans un itinéraire de foi à travers l’inconnu : « Que ferez-vous désormais pour rendre à votre divin Époux amour pour amour ? Ah ! C’est bien simple, vous ferez comme le saint patriarche Élie dont il est dit : “Il marcha avec Dieu” [7] ».

La correspondance [8] avec Henri Le Saux, de quinze ans son aîné, fut une bénédiction pour sœur Thérèse. Entre les deux religieux échangeant dans l’intensité de leur quête spirituelle, une véritable fraternité des profondeurs s’instaura dès les premières missives de 1959 : « Combien émouvant de se trouver en contact si immédiat avec Thérèse confiant si simplement les secrets de son cœur... [9] ». Le bénédictin trouva en la carmélite une âme à sa mesure et il put lui offrir toute la finesse de son accompagnement spirituel. L’un et l’autre, en des géographies certes différentes, désiraient la même simplicité dans laquelle Dieu se donne en son âpre nudité. Des bords de la Kaveri, le bénédictin écrivait : « La vie chrétienne et religieuse est tellement simple, et justement comme sa simplicité échappe, on en fabrique des surimpositions où l’on puisse, à sa satisfaction, se sentir, se connaître chrétien et spirituel [10] » ; du fond de son vallon normand, la carmélite répondait :

Ah, combien je trouve avec vous nos vies religieuses encombrées et devenues artificielles ! Nous ne nous en rendons même plus compte et, quand on le sent, on réalise avec douleur que l’on se trouve dans une impasse [11].

Celui qui était désormais connu en Inde sous le nom de swami Abhishiktananda comprit parfaitement le désir qui animait la jeune maîtresse des novices de trente-quatre ans. Il perçut aussi sa vive intelligence des choses spirituelles. Aussi, il n’hésita pas à lui partager les fruits du dépouillement intérieur qu’opérait en son être la rencontre de l’hindouisme – particulièrement l’expérience de non-dualité (advaita) [12] : « Le contemplatif n’est pas celui qui s’est ramassé dans l’idée qu’il s’est fait de Dieu et qui en jouit. Le contemplatif réel est celui qui a laissé l’Esprit l’enlever et lui ôter tout appui, même en ce qu’il appelait sa contemplation [13] ». Pour Thérèse, l’Inde semblait répondre parfaitement à ce qu’elle cherchait au fond de son cœur. « Nulle âme qui sentit l’appel réel au-dedans ne peut demeurer insensible au souffle qui passe en la tension de l’Inde vers l’absolu [14] », lui écrivait le swami. Il n’est pas étonnant qu’au fil des lettres, Thérèse sentit de plus en plus l’appel à rejoindre la terre spirituelle qui s’ouvrait à elle. Cela d’autant plus qu’Henri Le Saux lui confiait son projet d’un Shantivanam féminin, tout imprégné de l’esprit des « saints ermites du Mont Carmel qui s’enfonçaient dans une solitude si profonde [15] » – exactement le souffle originel de l’ordre auquel Thérèse voulait revenir :

Ce à quoi je m’accroche dans une aspiration de tout l’être : l’esprit du Carmel en sa pureté toute nue. Or, vous devez bien le deviner un peu, l’Inde me sollicite puissamment par la conscience que j’ai d’une sorte de fraternité d’âme entre elle et moi et il me semble qu’une communion profonde avec ce qu’elle a de meilleur peut seule me donner ce vers quoi je tends sans pouvoir nettement le définir [16].

Mise au fait de l’appel que Thérèse ressentait envers l’Inde ainsi que des projets du père Le Saux, mère Françoise-Thérèse n’eut de cesse d’encourager sa protégée. Avec la même audace que la petite Thérèse suppliant jadis Léon XIII de la laisser entrer au carmel à quinze ans, la maîtresse des novices de Lisieux écrivit à Jean XXIII en décembre 1962 pour lui demander la permission d’« aller fonder dans l’Inde un ermitage » et de se « consacrer à la vie contemplative appelée par cette région du monde ». La réponse de Rome parvint en février 1963 par la voix de monseigneur Paul-Pierre Philippe [17], secrétaire de la Sacrée Congrégation des Religieux et visiteur du carmel de Lisieux. Il était demandé à Thérèse un double sacrifice : se libérer du « mirage » de quitter sa communauté et mettre un terme à sa correspondance avec le père Le Saux. Meurtrie, la carmélite écrivit une dernière lettre d’adieu au swami :

Je ne puis vouloir autre chose que l’obéissance, bien sûr, et je vous remercie de m’avoir tellement orientée dans la voie du détachement et de l’abandon : j’étais prête au sacrifice et j’espère ne l’avoir pas trop mal fait [...]. Dans ma lettre de février, je vous disais combien je portais au cœur la nostalgie de “l’autre rive” [18] mais “l’autre rive”, il faut l’atteindre seul et le Seigneur s’entend à couper les attaches, même quand c’est lui qui les a précédemment nouées comme c’est bien le cas ici. Je pressens la solitude morale et spirituelle où je vais me trouver car vous êtes le seul prêtre avec qui j’étais à l’aise et le fait d’obéir de tout mon cœur ne peut changer mon âme en ses aspirations et ses besoins les plus profonds, même en me dévouant totalement à mon carmel, je continuerai à m’y sentir en terre étrangère. [...] Je suis de plus en plus saisie par cette “épaisseur” de foi en laquelle le chrétien doit, devrait vivre. Ce n’est pas peu de chose que de se maintenir dans cet essentiel invisible. Dieu s’enveloppe tellement de silence et de mystère que je sens parfois me frôler l’aile sombre du découragement qui m’invite à en rester là dans un “à quoi bon !” désabusé, quand ce n’est pas une tentation furtive de doute, plus sombre encore [19].

Un carmel en Inde (1964-1967)

Alors que Thérèse était plongée dans la nuit du sacrifice et que s’était effondré pour elle le projet d’une fondation indienne, Henri Le Saux ne perdit pas espoir, se rappelant tout ce qu’il avait vécu jadis à l’abbaye de Kergonan : « Pour mon compte, j’ai attendu treize ans avant de pouvoir faire une demande officielle de départ aux Indes. Et pendant ces treize ans, que de fois tout ne fut-il pas remis en question quand quelque lueur s’était levée. Simplement confiance et abandon. Ce qui importe est non de faire telle chose pour Dieu mais de le laisser faire par nous ce qu’il désire faire. La préparation essentielle à l’Inde, c’est l’approfondissement de la vie intérieure [20] ». Pour le moment, la possibilité d’un Shantivanam féminin, reposait dans la venue de sœur Marie-Gilberte, carmélite de Saint-Pair, avec qui le bénédictin correspondait depuis 1961. Cependant, alors que tout semblait prêt pour son départ, la religieuse tomba gravement malade et ce nouveau rebondissement permit une véritable substitution spirituelle au profit de Thérèse. Entre-temps, mère Françoise-Thérèse, forte de ses nombreuses relations dans l’Église, était entrée en contact avec le carmel de Pondichéry qui se montra immédiatement favorable à soutenir un tel projet en accueillant les religieuses françaises liées au père Le Saux. Par ailleurs, elle réussit à faire fléchir le redoutable monseigneur Philippe qui, en octobre 1964, mit un terme à l’épreuve de Thérèse : « J’estime devoir vous permettre de vous transférer dans un carmel de l’Inde. Je n’ai évidemment pas grâce pour juger de votre “vocation indienne” mais j’estime ne pas avoir le droit de vous imposer plus longtemps de rester au carmel de Lisieux [21] ».

Thérèse lut cette permission comme un mot d’ordre et, le 4 septembre 1965, elle s’embarqua de Marseille sur un paquebot des Messageries Maritimes. Au dos de l’image souvenir de son départ, elle fit inscrire la destinée d’Élie qu’elle voulait de plus en plus faire sienne : « Il marcha jusqu’à la montagne de Dieu » (1 R 19,8). À Bombay, Henri Le Saux l’attendait au bout du quai et c’est là qu’ils se rencontrèrent pour la première fois, le 20 septembre. Ensuite, la religieuse s’envola pour Madras et Pondichéry où mère Caroline [22] et les carmélites l’accueillirent comme l’une de leurs sœurs. C’est avec elles qu’elle fit son adaptation en Inde, tout en restant profondément enracinée dans l’esprit du Carmel qu’elle voulait voir présider à la fondation envisagée : « Même une âme plus contemplative que la mienne mais venant directement du monde ne pourrait apporter ce je ne sais quoi de solide et de libre à la fois que donne à une vie spirituelle la grâce d’avoir été nourrie de la tradition d’un grand ordre [23] ». Du Carmel, en effet, Thérèse pressentait « que l’hindou comprendra le langage s’il est authentique : le vrai silence contemplatif [24] ».

Comme mère Françoise-Thérèse, mère Caroline eut la finesse spirituelle de percevoir l’appel singulier de Thérèse. Elle ne chercha jamais à la retenir dans sa communauté mais, dans une confiance indéfectible, elle l’encouragea à trouver sa voie propre. De son côté, Henri Le Saux suivait les premiers pas de la carmélite à Pondichéry, tout en l’attendant au Nord car il voulait d’abord « tenter » pour elle « l’Inde vraiment sacrée, celle du Gange [25] ». Pour celle qui voulait être témoin silencieux du Christ au cœur de son nouveau peuple, il y avait « nécessité de contact hindou dans notre vocation pour l’accomplissement même de cette vocation. C’est par tous les pores de notre peau que le mystère hindou doit nous pénétrer, de façon que nous l’assumions, le sublimions [26] ». Cependant, avant de rejoindre le swami sur les bords du Gange, sœur Thérèse devait surmonter deux obstacles qui revinrent constamment durant sa vie en Inde et accrurent d’année en année son abandon au Seigneur. Tout d’abord, obtenir le renouvellement annuel de son permis de résidence. Ensuite, obtenir un indult pour vivre en dehors de la clôture, tout en restant carmélite. Pour cela, il fallait convaincre les autorités ecclésiastiques du bien-fondé d’un projet fort singulier... De nouveaux mois d’épreuves intérieures commencèrent pour Thérèse. Pour la fortifier, Henri Le Saux lui rappelait que « l’espérance théologale ne commence vraiment que lorsque s’est évanoui tout espoir humain. Il faut que tout sorte absolument de Lui [27] ». De son côté, en faisant mémoire du chemin parcouru, Thérèse renouvelait son acte de foi en Celui qui l’avait appelée au Carmel et entraînée en Inde :

Sur le plan surnaturel, on ne peut douter de la merveilleuse conduite du Seigneur, antérieure à tout ce déroulement si invraisemblable quand on en revoit chaque étape. Pour moi, ce matin encore, en renouvelant mon sacrifice de non-réalisation possible de mon désir, je sentais, par-delà même ma volonté d’obéissance, une attente comme inconfusible du “oui”, comme si l’appel intérieur était trop certain pour pouvoir être déçu [28].

Le 22 juillet 1967, un indult de trois ans fut accordé par la Sacrée Congrégation des Religieux. Il permettait à Thérèse de se mettre en route vers un monde totalement nouveau pour elle qui venait de vivre vingt ans en clôture – ce qui la provoquait à un plus grand abandon :

Si la paix demeure au fond, ce n’est quand même pas sans quelque effroi que j’aborde l’aventure. Finie la sécurité du carmel ; au lieu de la solitude familiale, la solitude plus intime de l’étrangère en milieu culturel et religieux si différent, sans compter l’affrontement de sa foi à des problèmes nouveaux. Je crois que tout cela fera un bon creuset de purification [29].

Par monts et par vaux (1967-1970)

Quand, le 1er novembre 1967, elle quitta Pondichéry pour prendre à Madras l’avion pour Delhi, Thérèse avait revêtu un sari, « seul moyen de ne pas se faire remarquer », que les deux sœurs indiennes Gratia et Gloria lui avaient appris à porter. Cependant, avec son « naturel timide » et sa « santé fragile », il fallait à ses sœurs beaucoup de confiance, tant elle « était humainement peu préparée à une telle entreprise [30] ». « C’est que dans les plans divins », écrivait mère Caroline, « il y a toujours un inconnu humain qui exige une foi sans faille et un abandon total. Prions ensemble pour elle. Si nous avons tous nos apaisements quant à son esprit surnaturel, son bon jugement et sa maturité spirituelle, il n’en est pas ainsi pour sa résistance physique – l’enveloppe est fragile. Mais nous savons que Dieu se joue des instruments, pourvu qu’ils se laissent mener par lui [31] ». En France où les nouvelles circulaient très rapidement dans les cloîtres, mère Françoise-Thérèse expliqua le projet de Thérèse de « se consacrer à l’établissement d’une forme de vie religieuse contemplative d’inspiration érémitique et accordée à la tradition spirituelle de l’Inde, par petits groupes insérés dans les régions à forte majorité hindoue et aptes au dialogue spirituel [32] ».

Quelques jours plus tard, la carmélite retrouva Abhishiktananda à Haridwar et ensemble ils allèrent à Rishikesh. Thérèse fut immédiatement saisie par la ferveur religieuse des bords du fleuve sacré :

Ici, l’action de grâces s’impose aux âmes du dedans d’elles-mêmes. L’atmosphère d’intériorité est tellement dense que personne n’a envie de s’en aller. Il fait bon prier avec de telles âmes. On se sent de la même race, avec au cœur la même soif de Dieu. [...] Le paysage est splendide. C’est l’achèvement des Himalayas à l’entrée du Gange dans la plaine. Les derniers contreforts montagneux sont couverts de forêts et ces forêts sont parsemées d’ermites. C’est vraiment ici le monde de la vie spirituelle – sans doute le lieu de la terre le plus chargé d’une ferveur séculaire. J’avoue que j’aimerais y planter ma tente ! Le Seigneur seul sait encore ce qu’il en sera de ce désir [33].

Confrontée pour la première fois à la profondeur spirituelle de l’hindouisme, la carmélite discerna un peu plus les contours de son appel : « Ma vocation contemplative ne change pas. Je pense même qu’elle s’approfondira bien davantage au contact des vrais contemplatifs de l’Inde. De les rencontrer réveille mon âme et l’oblige à s’interroger sur sa propre fidélité [34] » ou encore, écrivait-elle : « Ces premières semaines de vie hors clôture me font sentir avec une acuité accrue qu’il s’agit moins de faire et de fonder quelque chose que d’être pour nos frères hindous une présence transparente du Seigneur [35] ».

Au bout d’une semaine, Abhishiktananda et Thérèse partirent pour l’ashram œcuménique de Jyotiniketan [36] qui devint au fil des années une véritable famille spirituelle pour la carmélite. De là, elle continua seule pour Indore afin de commencer l’apprentissage du hindi, la langue du Nord. Durant la saison chaude, de mai à août 1968, elle séjourna dans les montagnes érodées de Pachmarhi en compagnie de l’allemande Lucy Cornelssen. Cette disciple de Ramana Maharshi avait embrassé l’hindouisme dans son austère voie de non-dualité (advaita). Si les deux femmes communiaient au même silence, la présence de l’aînée fut éprouvante pour la carmélite mais elle l’aida à grandir intérieurement. C’est une femme changée qu’Abhishiktananda retrouva à Madras à la fin août, toute recouverte de « cette simplicité déserte et sauvage qu’habitent dans l’unité les pauvres d’esprit : ils n’y trouvent rien, sinon le silence libre qui répond toujours à l’éternité [37] ».

Ayant obtenu le renouvellement de son visa pour un an, Thérèse reprit la route du Nord en compagnie de Maria Bidoli, une jeune étudiante italienne de trente-deux ans liée à Henri Le Saux. Après plus de quarante heures de train, les deux femmes arrivèrent à Allahabad où elles s’établirent d’abord chez les Narang – une famille qui se prit d’affection pour elles –, puis chez la brahmane Sheela Gupta. Leur installation était certes modeste mais les six mois du début décembre 1968 à la fin mai 1969 permirent à Thérèse d’entrer plus profondément dans la culture hindoue de l’Inde du Nord. Cependant, comme il était difficile de trouver un équilibre de vie entre une étudiante en sanskrit et une carmélite assoiffée d’érémitisme, elles décidèrent d’un commun accord de ne pas poursuivre l’expérience et Maria Bidoli partit rejoindre Bettina Bäumer [38] à Bénarès.

Alors que les chaleurs intenables de l’été s’abattaient sur les plaines, Thérèse partit pour le Kumaon où elle séjourna d’abord dans un ashram gandhien à Kausani, puis, de juin à août 1969, dans un bungalow qui lui fut prêté à Bhowali. Cette vie dans le silence des Himalayas fut un temps de grande consolation intérieure pour la carmélite qui discernait avec plus d’évidence son chemin :

Oui, vraiment je crois que j’ai compris là quelque chose de décisif pour l’avenir : à savoir que la solitude avec le Seigneur et pour lui était le fond de mon appel. Il y a deux jours, dimanche, j’errais dans les collines ; il y avait des multitudes de petites fleurs minuscules et très simples auxquelles personne ne prêtait attention et qui n’étaient là que pour la joie de leur créateur. Je me sentirais vraiment comblée si je pouvais devenir en quelque coin ignoré une simple présence d’amour pour la seule joie de son Dieu [39]...

Quand elle revint brièvement à Pondichéry pour les formalités de son visa, mère Caroline la trouva « toujours aussi maigre et gentille, de plus en plus à l’aise dans “sa voie” [40] ». Puis, Thérèse se remit en route vers le Nord, embrassant avec aisance la vie pèlerine des moines et moniales de l’hindouisme. À ses sœurs de Lisieux qui l’accompagnaient par la prière, Thérèse ne manquait pas d’exprimer dans ses lettres sa « reconnaissance pour la confiance donnée à la carmélite vagabonde » qu’elle était devenue, ajoutant : « Mais [...] au fond de moi-même, il n’y a pas de vagabondage parce que le Seigneur seul, il me semble, demeure le centre de mon attraction, le roc magnétique qui ne bouge pas et attire inexorablement à Lui [41] ».

(à suivre)

[1MERE CAROLINE, Notice nécrologique de sœur Thérèse, 30 août 1980.

[2Lettre de sœur Thérèse au carmel de Lisieux du 21 avril 1976.

[3Mère Françoise-Thérèse de l’Enfant-Jésus (1903-1979) fut une figure de premier plan dans l’histoire du carmel de Lisieux. En 1951, elle prit la succession de mère Agnès et fut élue prieure à trois reprises. Elle fut aussi la première présidente fédérale des carmels de France en 1956. À partir de 1959, elle entretint une correspondance suivie avec Henri Le Saux.

[4Témoignage de sœur Thérèse de Felcourt qui partit en Inde en 1951 pour le carmel de Shembaganur. Elle fit ensuite partie des fondations de Soso et Hazaribagh au Jharkhand. Henri Le Saux avait pensé à elle pour son projet d’un Shantivanam féminin.

[5Mère Agnès (1861-1951) était Pauline Martin, la sœur de Thérèse de Lisieux dont elle servit jusqu’au bout la mémoire. Elle devint prieure à vie par décret de Pie XI en 1923.

[6Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux de juin 1961.

[7Paroles de mère Françoise-Thérèse à sœur Thérèse lors de sa profession perpétuelle le 16 octobre 1951.

[8Cette correspondance est quasiment complète dans les deux sens alors que le moine breton n’avait pas l’habitude de garder les missives de ses interlocuteurs. C’est la preuve de l’attachement très fort qu’il a porté à Thérèse durant quatorze ans.

[9Lettre d’Henri Le Saux à mère Françoise-Thérèse du 20 mars 1960.

[10Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 1er octobre 1960.

[11Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 4 mars 1961.

[12Abhishiktananda fut durablement marqué par la voie de non-dualité (advaita) dont il découvrit l’incarnation la plus pure en son siècle chez Ramana Maharshi (1879-1950), le sage d’Arunachala.

[13Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 14 janvier 1962.

[14Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 17 août 1961.

[15THERESE D’AVILA, Le château intérieur, cinquième demeure.

[16Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 25 mars 1962.

[17Le dominicain Paul-Pierre Philippe (1905-1984) fut appelé à Rome en 1959 comme secrétaire de la Sacrée Congrégation des Religieux. En 1967, il devint le secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Créé cardinal par Paul VI le 5 mars 1973, il fut le préfet de la Congrégation pour les Églises orientales jusqu’en 1980.

[18« L’autre rive » est une magnifique métaphore de l’hindouisme pour désigner l’Éveil spirituel.

[19Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 13 avril 1963.

[20Lettre d’Henri Le Saux à mère Françoise-Thérèse du 21 avril 1963.

[21Lettre de monseigneur Philippe à sœur Thérèse du 23 octobre 1964.

[22Mère Marie-Caroline de Jésus-Marie (1903-1997) était une femme d’exception. De nationalité belge, elle entra en 1938 au carmel d’Anvers. En 1950, elle partit pour le Japon fonder le carmel de Fukuoka où elle resta jusqu’en 1954. Elle partit ensuite à Pondichéry où elle rebâtit le carmel dont elle fut la prieure durant trente ans.

[23Lettre de sœur Thérèse à sœur Marie de la Rédemption (Lisieux) du 20 juillet 1967.

[24Lettre de sœur Thérèse au carmel de Lisieux du 18 juillet 1967.

[25Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 12 septembre 1966.

[26Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 12 août 1966.

[27Lettre d’Henri Le Saux à sœur Thérèse du 12 septembre 1966.

[28Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse et mère Marthe du 18 juin 1967.

[29Lettre de sœur Thérèse à sœur Marie-Gilberte du 25 octobre 1967.

[30Lettre de mère Françoise-Thérèse au carmel de Saint-Pair du 5 décembre 1967.

[31Lettre de mère Caroline à la communauté du carmel de Lisieux du 2 novembre 1967.

[32Lettre de mère Françoise-Thérèse au carmel de Saint-Pair du 5 décembre 1967.

[33Lettre de sœur Thérèse à Jean et Béatrice Lemoine du 9 novembre 1967.

[34Lettre de sœur Thérèse aux carmels de Lisieux et de Saint-Pair du 19 novembre 1967.

[35Lettre de sœur Thérèse au carmel de Lisieux du 23 décembre 1967.

[36L’ashram de Jyotiniketan fut fondé en 1954 par le prêtre anglican Murray Rogers (1917-2006) avec son épouse Mary (1916-2007) et Heather Sandeman.

[37HADEWIJCH D’ANVERS, Écrits mystiques des béguines, Paris, Le Seuil, 1985, p. 175. Thérèse cita ce magnifique vers dans une lettre à mère Françoise-Thérèse du 21 avril 1968.

[38Bettina Bäumer (née en 1940) était en lien avec Henri Le Saux depuis 1963. En 1967, elle s’établit à Bénarès auprès de Raimon Panikkar (1918-2010). Ayant pris la nationalité indienne, elle est aujourd’hui une spécialiste mondialement reconnue du Shivaïsme du Cachemire.

[39Lettre de sœur Thérèse à sœur Marie-Lucile (Lisieux) du 12 août 1969.

[40Lettre de mère Caroline à mère Françoise-Thérèse du 31 août 1969.

[41Lettre de sœur Thérèse au carmel de Lisieux du 21 septembre 1969.

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