Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vulnérabilité, provocation à la rencontre

Pistes bibliques

Jean-François Lefebvre

N°2020-2 Avril 2020

| P. 33-46 |

Orientation

Directeur du Studium Notre-Dame de Vie, membre de l’institut séculier d’inspiration carmélitaine du même nom, le père Jean-François Lefebvre, bibliste, nous propose un parcours d’Écriture sainte sur un thème qui a soudain pris une brûlante actualité.

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Le terme de « vulnérabilité » fait aujourd’hui florès. Selon le dictionnaire Larousse, la vulnérabilité est associée à la fragilité face à un danger possible, à une insuffisance. Le vulnérable a besoin de protection [1]. Le mot est utilisé aussi bien en sociologie qu’en psychologie ou en droit et il qualifie souvent les destinataires des politiques d’action sociale.

La diffusion rapide de son usage depuis une vingtaine d’années [2] est sans doute liée à la prise de conscience que la vulnérabilité a une dimension englobante, universelle : nous sommes tous, à un moment ou à un autre, vulnérables. L’enfant, l’adolescent, la personne malade ou dépendante du fait de la vieillesse, le migrant, bien sûr, sont vulnérables, mais aussi le jeune adulte en recherche d’emploi, l’actif menacé d’un plan social ou au bord du burn out, la personne dont le couple se décompose. Plus encore, si nous y réfléchissons, quelle que soit l’étape de notre vie, il y a dans notre personnalité et dans les différentes activités ou relations que nous avons, des aspects où nous nous sentons vulnérables, fragiles, et d’autres où nous nous sentons forts, sûrs de nous. Peut-on parler alors de « personnes vulnérables » comme d’une catégorie particulière de personnes qui seraient dépendantes et qu’il faudrait aider ou protéger, alors que les autres personnes seraient invulnérables et complètement autonomes ? N’y a-t-il pas plutôt une part de vulnérabilité en chacun de nous, que nous cherchons à cacher, ou même à fuir ?

Dans quelle mesure la Bible nous donne-t-elle accès à une sagesse qui peut éclairer nos débats contemporains ? C’est ce que je voudrais essayer d’explorer brièvement, à partir d’un petit florilège de textes.

La vulnérabilité d’Adam et Ève

Si l’on prend le terme au sens large, on pourrait dire que la vulnérabilité apparaît dès le chapitre 2 de la Genèse dans ce constat que Dieu fait devant sa créature : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie » (Gn 2,18 ; BJ). À peine sorti des mains du créateur, l’homme a besoin d’une aide qui lui soit assortie, accordée, avec laquelle il puisse vivre une relation d’égal à égal, ce qu’il ne peut pas vivre avec les animaux. Sa vulnérabilité est un appel à la relation.

Toutefois, c’est seulement après avoir mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal que l’homme et la femme vont faire l’expérience d’une vulnérabilité douloureuse, qui s’exprime en besoin de protection : « Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus ; ils cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes » (Gn 3,7). La nudité est dans la Bible l’état de fragilité le plus pénible. Non seulement elle expose au froid mais elle est source de honte et d’humiliation, invitant à se cacher du regard des autres : « j’ai eu peur parce que je suis nu », dit Adam qui fuit son Créateur (Gn 3,10). Or cette vulnérabilité suscite un geste de miséricorde de Dieu qui fait lui-même des tuniques de peau pour l’homme et la femme (Gn 3,21), avant de les renvoyer du jardin d’Éden. Si la faute a conduit le juge divin à prononcer une sentence de bannissement, la vulnérabilité a touché le cœur du père et suscité de sa part un geste plein d’attention et de délicatesse. La vulnérabilité de Caïn, meurtrier de son frère au chapitre 4, conduira le même juge divin à une mesure de clémence pour rendre la sentence supportable.

Plus tard, ce geste de couvrir d’un vêtement sera à nouveau utilisé par le prophète Ézéchiel pour évoquer symboliquement le rapport du Dieu d’Israël et de son peuple. Dans une grande allégorie qui parcourt tout le chapitre 16 d’Ézéchiel, Israël est décrit comme un nouveau-né abandonné, à qui personne n’a donné les soins élémentaires dont il avait besoin pour vivre :

À ta naissance, au jour où tu vins au monde, on ne te coupa pas le cordon, on ne te lava pas dans l’eau pour te nettoyer, on ne te frotta pas de sel, on ne t’enveloppa pas de langes. Nul n’a tourné vers toi un regard de pitié, pour te rendre un de ces devoirs par compassion pour toi. Tu fus jetée en pleine campagne, par dégoût de toi, au jour de ta naissance (Ez 16,4-5).

Ce regard de pitié que les hommes n’ont pas eu, Dieu l’a eu pour Israël, en lui disant : « vis ! » (Ez 16,6) et en s’occupant de l’enfant abandonné. Puis, au temps où le nouveau-né est devenu une jeune fille en âge de se marier, il la couvre du pan de son manteau, dans un geste qui signifie qu’il la prend pour épouse (Ez 16,8).

On voit par là que si la vulnérabilité est une provocation à la rencontre, elle est d’abord une provocation à la rencontre avec Dieu qui se penche avec prédilection sur la personne vulnérable et en prend soin, ayant pour elle la délicatesse d’un père ou d’une mère à l’égard de ses enfants, quels que soient leurs défauts ou leurs fautes.

Le souci de la personne vulnérable dans la loi d’Israël

Cette image d’un Dieu qui se penche sur la personne vulnérable va influencer profondément la Loi d’Israël. Les lois bibliques que l’on trouve dans le Pentateuque ne sont pas un code civil avant la lettre. Il s’agit plutôt d’un recueil de cas d’école qui vise à aider ceux qui devront trancher les conflits, à savoir les notables du village, à discerner ce qui est juste. Plus qu’un manuel de normes à appliquer, la Torah, ou « instruction » de Moïse, est d’abord une source de sagesse, elle est la sagesse de Dieu descendue chez les hommes, comme on le voit dans le ch. 24 du Livre de Ben Sirac le Sage. Elle doit rendre sage le peuple qui l’observe (Dt 4,5-6) en lui dévoilant « l’idéal de Dieu pour la société des hommes [3] ».

Or le Dieu qui communique sa sagesse pour construire une société juste est précisément ce Dieu qui est attentif à la personne vulnérable. Il a choisi « le moins nombreux d’entre tous les peuples » (Dt 7,7), un peuple d’esclaves opprimé par un État puissant, pour être le peuple choisi, celui dont il veut faire le témoin de son amour parmi toutes les nations. Comme un père instruit son enfant par la parole et par l’exemple, ainsi le Dieu d’Israël donne lui-même l’exemple de ce qu’il demande à son peuple.

Tu ne molesteras pas l’étranger ni ne l’opprimeras, car vous-mêmes avez été étrangers dans le pays d’Égypte. Vous ne maltraiterez pas une veuve ni un orphelin. Si tu le maltraites et qu’il crie vers moi, j’écouterai son cri ; ma colère s’enflammera et je vous ferai périr par l’épée ; vos femmes seront veuves et vos fils orphelins [...]. Si tu prends en gage le manteau de quelqu’un, tu le lui rendras au coucher du soleil. C’est sa seule couverture, c’est le manteau dont il enveloppe son corps, dans quoi se couchera-t-il ? S’il crie vers moi je l’écouterai, car je suis compatissant, moi ! (Ex 22,20-23.25-26).

L’étranger, la veuve et l’orphelin, le pauvre qui peut-être n’a pas de toit, ce sont ceux dont personne ne défend les droits, qui sont dépendants de l’hospitalité et de la solidarité des autres. Et la Loi fait un devoir de leur venir en aide, avec un double argument : souviens-toi d’une part, que toi aussi, tu as connu la même vulnérabilité dans tes ancêtres en Égypte et d’autre part, que si tu ne prends pas soin du pauvre, moi, le Seigneur, j’en prendrai soin. Souviens-toi cependant que tu peux toi aussi redevenir vulnérable, et que ta femme et tes enfants peuvent devenir veuve et orphelins. La relation à la personne vulnérable, comme le montre le précepte concernant le manteau, est donc une occasion d’imiter ce Dieu qui a pris soin de ma vulnérabilité.

La personne vulnérable dans la Bible, c’est aussi la personne atteinte d’une infirmité, ou tout simplement la personne âgée. Le livre de Qohéleth nous la dépeint avec beaucoup de justesse dans les détachements successifs que lui impose la vieillesse :

[Et] souviens-toi de ton Créateur aux jours de ton adolescence, avant que viennent les jours mauvais et qu’arrivent les années dont tu diras : « Je ne les aime pas » ; avant que s’obscurcissent le soleil et la lumière, la lune et les étoiles, et que reviennent les nuages après la pluie ; au jour où tremblent les gardiens de la maison, où se courbent les hommes vigoureux, où les femmes, l’une après l’autre, cessent de moudre, où l’obscurité gagne celles qui regardent par la fenêtre. Quand la porte est fermée sur la rue, quand tombe la voix du moulin, quand on se lève à la voix de l’oiseau, quand se taisent toutes les chansons. Quand on redoute la montée et qu’on a des frayeurs en chemin. Et l’amandier est en fleur, et la sauterelle est pesante, et la câpre perd son goût. Tandis que l’homme s’en va vers sa maison d’éternité et les pleureurs tournent déjà dans la rue (Qo 12,1-5).

La tentation est forte de mépriser ces personnes vulnérables, de les humilier, sans penser qu’un jour peut-être, on sera aussi vulnérable qu’eux. Dans le chapitre 19 du Lévitique, là où se trouve le commandement « tu aimeras ton prochain comme toi-même », la Loi invite donc au respect et même plus, à la considération envers ces personnes :

Tu ne maudiras pas un muet et tu ne mettras pas d’obstacle devant un aveugle, mais tu craindras ton Dieu. Je suis YHWH. [...] Tu te lèveras devant une tête chenue, tu honoreras la personne du vieillard et tu craindras ton Dieu. Je suis YHWH (Lv 19,13-14. 32).

Les fautes qui sont ici dénoncées peuvent être commises en toute impunité car la personne vulnérable ne peut pas se défendre. Maudire un muet, se moquer d’un aveugle, est-ce bien grave ? Il n’y a pas mort d’homme. Faut-il donc un commandement pour inviter à se lever devant les anciens ? Or il y a derrière ces commandements l’idée que chaque personne a droit à un regard bienveillant, qui lui renvoie en miroir sa dignité et non son infériorité. Au lieu d’être le lieu d’un rapport de domination, la vulnérabilité peut alors être l’occasion d’une relation valorisante : « tu honoreras la personne du vieillard et tu craindras ton Dieu ». On pourrait dire : tu honoreras ton Dieu en honorant la personne du vieillard ». À l’inverse, affirme le livre des Proverbes, « qui nargue le pauvre outrage son Créateur » (Pr 17,5).

La Bible va encore plus loin. Nous avons vu que la vulnérabilité est une notion englobante, universelle. La vie dans des collines arides de Samarie ou de Judée aux temps bibliques est une vie rude : maladies, accidents, sécheresses, incendies, guerres ou mauvaises récoltes sont des réalités communes. Une famille est à la merci d’un événement qui peut la précipiter en peu de temps dans la spirale de l’endettement et bientôt de l’esclavage. Or la vie dans les villages est souvent source de tensions, de querelles de voisinage ou de disputes de famille. Le prochain devient alors un ennemi. Pourtant, même lorsqu’il est devenu vulnérable, mon ennemi reste mon frère. Sa vulnérabilité ne saurait être pour moi l’occasion d’assouvir ma vengeance, comme le prouve cette loi peu connue :

Si tu rencontres le bœuf ou l’âne de ton ennemi qui vague, tu dois le lui ramener. Si tu vois l’âne de celui qui te déteste tomber sous sa charge, cesse de te tenir à l’écart ; avec lui tu lui viendras en aide (Ex 23,4-5 ; cf. Dt 22,1-4).

La loi d’Israël fait ici appel à la conscience. Si je rencontre le bœuf ou l’âne de mon ennemi qui s’est échappé dans la campagne, il me suffit de m’abstenir d’intervenir pour profiter de sa vulnérabilité et le laisser basculer dans la spirale de la misère par la perte de son unique instrument de travail. Il y a derrière ces commandements l’idée que la vulnérabilité est au contraire une provocation à la solidarité. La vie nous confie les uns aux autres par un tissu de relations multiples appelées à devenir des liens de fraternité. Les querelles de village ne peuvent tenir devant cet impératif, car que ce qui arrive aujourd’hui à mon frère m’arrivera sans doute demain, sous une autre forme, mais en révélant la même fragilité. La vulnérabilité devient ainsi une provocation à la rencontre du prochain, et même à renouer des liens jusque-là distendus ou même rompus. Elle peut alors devenir une provocation à la réconciliation.

La personne vulnérable, source de réconciliation et salut

Les histoires de réconciliations sont nombreuses dans la Bible. L’une des plus connues est celle de Joseph et de ses frères, à la fin du livre de la Genèse (Gn 37-50). Fils préféré de Jacob, Joseph encore jeune homme suscite la jalousie de ses frères qui pensent d’abord le mettre à mort puis le vendent comme esclave à des marchands qui le revendent eux-mêmes en Égypte. Là, protégé par la Providence divine, il finit par prospérer et devenir maître du palais de Pharaon. Entre-temps, Jacob est rongé par le chagrin car Joseph et Benjamin, son plus jeune fils, étaient les seuls enfants de son épouse préférée, Rachel. Lorsque survient la famine dans le pays de Canaan, il envoie ses fils chercher du blé en Égypte, où la politique prévoyante de Joseph a permis de faire des réserves.

Joseph retrouve alors avec émotion ses frères, dont il pourrait facilement se venger. Mais il pense à son père et à son jeune frère Benjamin, resté auprès de Jacob. Et c’est autour de ces deux personnes les plus vulnérables, le plus jeune des frères et le père âgé, que va se nouer la réconciliation. Tous les deux suscitent, de la part des frères autrefois fratricides, un sursaut de solidarité et d’esprit de sacrifice qui touche le cœur de Joseph et l’invite au pardon. L’un de ses frères, Juda, est prêt à se substituer à Benjamin pour rester esclave de Pharaon et éviter à son père de mourir de chagrin. Les personnes vulnérables ont ici catalysé le meilleur des sentiments dont étaient capables les meurtriers jaloux d’autrefois.

Mais il est un autre enseignement que l’on peut retirer de l’histoire de Joseph et qui est récurrent dans les récits bibliques : le salut vient souvent par la personne vulnérable elle-même. Réduit à l’état d’esclave, Joseph devient celui qui sauve ses frères d’une façon complètement inattendue, où le lecteur ne peut voir que la main de la Providence divine.

Ils sont ainsi nombreux, dans la Bible, les pauvres et les petits qui deviennent la cause du salut d’un groupe entier. C’est encore un petit dernier, David, qui sauve Israël du danger des envahisseurs philistins, lui le jeune adolescent tout juste capable de garder les moutons quand ses frères partent à la guerre (1 S 16-17). Le récit est emblématique. Face à David se dresse un colosse arrogant qui défie les armées d’Israël terrorisées. Arrive ce gamin muni seulement de sa fronde et il relève le défi. Saül, le roi, lui fait revêtir son armure mais en fait, elle l’encombre et il s’en défait, pour être plus libre de ses mouvements. Le message est clair : ce n’est pas sur le terrain de la force arrogante que David pourra gagner son combat mais sur celui de la faiblesse assumée pleinement, dans la foi au Dieu Sauveur. Parce qu’il est vulnérable face à son adversaire, David devient invincible et c’est par lui qui vient le salut de son peuple.

Ailleurs, ce sont de saintes femmes désarmées qui obtiennent la défaite d’armées entières, comme dans le cas de Yaël, dans le livre des Juges (Jg 4), ou encore de Judith et d’Esther, dans les livres qui portent leur nom. Mais on pourrait aussi mentionner, dans le premier livre des Rois, la veuve de Sarepta, sur le point de mourir de faim avec son unique enfant (1 R 17). Y a-t-il précarité plus grande que celle-là ? Pourtant, elle accueille un migrant en danger dans son propre pays, le prophète Élie. La personne vulnérable s’ouvre alors au plus vulnérable dans un geste d’hospitalité typique des plus pauvres, et chacun devient l’un pour l’autre source de salut : la veuve, par son hospitalité, sauve le prophète de la faim et de la soif, et le prophète, par la puissance de Dieu, sauve à son tour la veuve et son enfant de la famine, et même, dans le cas du fils unique, de la maladie et de la mort.

Plus loin, dans le deuxième livre des Rois, c’est une petite esclave, enlevée à sa famille par des soldats en campagne, qui va devenir la cause du salut pour son maître, le général Naamân, qui a pourtant causé le malheur de son peuple (2 R 5), et le sien en particulier. L’enfant recommande à Naamân, atteint de lèpre, d’aller voir un prophète d’Israël dont elle sait qu’il fait des miracles. Et voilà à nouveau le fier guerrier face à l’enfant. Mais cette fois, le guerrier est devenu vulnérable et l’enfant lui obtient le salut. Pourtant, il commence par se mettre en colère devant la simplicité du geste qui lui est demandé : se plonger sept fois dans le Jourdain. Ce sont alors ses serviteurs qui lui conseillent de suivre les instructions du prophète, et le fier guerrier qui accepte l’humilité du geste voit sa chair redevenir « comme celle d’un petit enfant » (2 R 5,14). Le corps retrouve sa fraîcheur et sa jeunesse, à l’image de l’âme guérie de son arrogance. La petite esclave, les serviteurs, c’est par eux que le Seigneur a conduit le conquérant de la mort à la vie.

On se trouve ici presque devant une loi de l’agir de Dieu dans l’histoire. Cette loi sera spécialement mise en lumière par les chants du Serviteur dans le livre d’Isaïe, tout particulièrement le quatrième chant.

« Dans ses blessures, nous trouvons la guérison » (Is 53,5)

Ce qui frappe, dans ce quatrième chant bien connu du Serviteur (Is 52,13-53,12), qui est la première lecture du Vendredi Saint, c’est l’importance du regard. On pourrait presque dire que ce chant est l’histoire d’une conversion du regard, comme le montrent les premiers versets :

Voici que mon serviteur prospérera, il grandira, s’élèvera, sera placé très haut. De même que des multitudes avaient été saisies d’épouvante à sa vue – car il n’avait plus figure humaine, et son apparence n’était plus celle d’un homme –, de même des multitudes de nations seront dans la stupéfaction, devant lui des rois resteront bouche close, pour avoir vu ce qui ne leur avait pas été raconté, pour avoir appris ce qu’ils n’avaient pas entendu dire (Is 52,13-15).

L’image de ce personnage est tellement dégradée aux yeux de ceux qui le regardent – et ils sont une multitude – que, pour eux, il ne ressemble plus à un homme. Plus loin, le chant insistera encore sur cet aspect repoussant du serviteur, qui attire le mépris et l’indifférence à ses souffrances :

Comme un surgeon il a grandi devant lui, comme une racine en terre aride ; sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et sans apparence qui nous eût séduits ; objet de mépris, abandonné des hommes, homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu’un devant qui on se voile la face, méprisé, nous n’en faisions aucun cas [...]. Par contrainte et jugement il a été saisi. Parmi ses contemporains, qui s’est inquiété qu’il ait été retranché de la terre des vivants, qu’il ait été frappé pour le crime de son peuple ? (Is 53,2-3.8).

L’insistance est lourde. La souffrance de cet homme est telle qu’elle épouvante. Non seulement il n’attire pas le regard mais, plus grave, quand on le voit, on détourne les yeux. On ne veut pas le voir, comme le nouveau-né abandonné dans le livre d’Ezéchiel (Ez 16), ou comme l’homme tabassé par les brigands dans la parabole du bon Samaritain (cf. Lc 10,29-32). C’est déjà une mise à mort sociale, telle celle du lépreux qui doit habiter en dehors de la communauté et crier « impur ! impur ! » pour qu’on se détourne de lui (cf. Lv 13,45-46). Vu de l’intérieur, par le souffrant lui-même, cela donne ce cri de douleur du psalmiste :

Le cœur me bat, ma force m’abandonne, et la lumière même de mes yeux. Amis et compagnons s’écartent de ma plaie, mes plus proches se tiennent à distance (Ps 38,11-12).

Mais le quatrième chant du serviteur est l’histoire d’un retournement : la multitude a fini par prendre conscience que cette mort sociale était injuste et que, de façon paradoxale, c’est la souffrance et la mort de cet homme qui leur procurent le salut :

Or ce sont nos souffrances qu’il portait et nos douleurs dont il était chargé. Et nous, nous le considérions comme puni, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison (Is 53,4-5).

La foule des bien portants, des bien-pensants qui ont la conscience tranquille et qui se réjouissaient du châtiment de l’homme de douleurs, découvre avec stupéfaction que les rôles sont inversés : c’est elle qui mériterait le châtiment, c’est elle qui a commis les crimes, et c’est lui qui porte les douleurs. « Dans ses blessures nous trouvons la guérison » : la clé du quatrième chant du serviteur est là. C’est par le plus vulnérable qu’est venu le salut de ceux qui ne se savaient pas encore vulnérables. Ceux-là ne découvrent leur propre vulnérabilité, leur besoin de salut, qu’au spectacle de cet homme défiguré, repoussant, qui ne ressemble même plus à un homme et qui, pourtant, finit par voir la lumière et la donner à voir :

À la suite de l’épreuve endurée par son âme, il verra la lumière et sera comblé (Is 53,11).

Nous le savons, à la suite de Jésus lui-même, le Nouveau Testament trouvera dans ce texte prophétique les mots qui exprimaient par avance le mystère de la Passion du Christ [4]. Déjouant les attentes d’un messie triomphant, le Dieu d’Israël a voulu s’unir à l’homme vulnérable pour que sa puissance s’impose non pas par l’arrogance et la brutalité mais par la douceur.

Jésus lui-même, attentif à toute douleur, qu’elle soit physique, morale ou spirituelle, a invité ses disciples à porter un regard nouveau sur le petit, le vulnérable, en affirmant : « En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40). Ils sont nombreux, dans le Nouveau Testament, les enfants malades, les paralytiques, les aveugles qui provoquent à l’acte de foi ou au geste de solidarité. Lorsqu’au lieu de se détourner, le regard se tourne vers le plus vulnérable en acceptant la provocation à la rencontre, de Dieu et du prochain, le salut n’est pas loin. N’y a-t-il pas là pour l’homme d’aujourd’hui, qui cherche souvent à fuir sa vulnérabilité, une invitation à la conversion du regard ?

[1« Vulnérable » désigne celui « qui est exposé à recevoir des blessures, des coups » ; « qui est exposé aux atteintes d’une maladie, qui peut servir de cible facile aux attaques d’un ennemi » ; « qui, par ses insuffisances, ses imperfections, peut donner prise à des attaques : Une argumentation vulnérable ».

[2Je m’inspire ici de l’article suivant : Axelle BRODIEZ-DOLINO, « Le concept de vulnérabilité », publié le 11 février 2016. Consulté le 06/04/2018. (www.laviedes-idees.fr/Le-concept-de-vulnerabilite.html). Voir notamment le graphique de l’usage dans Google scholar de 1970 à 2013.

[3Adrian SCHENKER, La Loi de l’Ancien Testament, visage de l’humain, Connaître la Bible 1, Bruxelles, Lumen Vitae, 1997, p. 19.

[4Voir notamment la reprise du quatrième chant, appliqué à Jésus, en 1 P 2,21-26.

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