Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’agroécologie à Solan

Hypandia de Solan

N°2020-2 Avril 2020

| P. 11-20 |

Kairos

Higoumène (Supérieure) du Monastère orthodoxe de Solan (Gard), Mère Hypandia a donné ce récit passionnant chez les Dominicaines de Prouilhe, dans le cadre d’un Colloque du diocèse de Carcassonne sur l’écologie. Querida Amazonia mise en œuvre avant la lettre !

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Notre communauté, connue sous l’appellation de « Monastère de Solan », a pour vrai nom « Monastère de la Protection de la Mère de Dieu ». Elle est née dans le Vercors, en 1981, quand quelques femmes sont venues frapper à la porte de Père Placide Deseille, qui y avait fondé un monastère orthodoxe masculin en 1978, sous la dépendance du monastère de Simonos Petra, au Mont Athos. Nous sommes ainsi à l’ombre du voile de la Vierge, et établies sur le roc de la tradition millénaire du monachisme athonite.

Un monastère et une association

Un monastère est un lieu où tout est organisé en vue de faciliter à chaque membre la persévérance dans le but qu’il s’est donné : chercher Dieu, répondre par un engagement de tout son être à l’appel de l’Amour, se laisser pénétrer par l’énergie divine, faire mourir le vieil homme, l’ego, pour devenir une créature nouvelle en Christ. Voilà le but. Tout le reste : la règle, l’ascèse, la prière elle-même, ne sont que des moyens.

Le travail lui aussi tient une grande place dans notre vie, comme moyen de subsistance, bien entendu, mais surtout comme le lieu de l’offrande, lieu du « polissage de l’ego », lieu où doit s’éprouver la cohérence entre les paroles et les gestes, les convictions et les impulsions, la foi et les choix du quotidien.

Mais venons-en à notre histoire : la communauté ayant bien grandi dans les années 1980, il a fallu trouver un autre lieu de vie et une activité rentable pour subvenir à nos besoins croissants. Solan était le nom du mas gardois, dans lequel le groupe de huit femmes que nous étions alors, s’est installé en 1992. Nous cherchions d’abord un bâtiment avec un terrain suffisant pour couvrir nos besoins en fruits et légumes, pour notre autoconsommation, puis, dans un deuxième temps, comme mode de subsistance. Et voici que le bâtiment trouvé était pourvu de 60 hectares de terre (bois et cultures confondus, avec des vignes et des vergers de fruitiers) ! La réponse pour notre activité économique nous avait paru toute trouvée : nous allions travailler la terre. Cependant, et cela a été une évidence dès le départ, nous allions la convertir à l’agriculture biologique.

Faire cela, c’était aller à l’encontre de toute logique : nous n’étions pas du métier, et le métier était lui-même en perdition : les petites exploitations agricoles fermaient les unes derrière les autres.

Nous avons eu beaucoup de mésaventures la première année à Solan : c’était l’année de l’ouverture des marchés européens, avec un effondrement des cours à la clé, et l’année aussi de « l’opération escargot », en protestation contre la mise en place du permis à points ; les routes étaient toutes bloquées, impossible de vendre nos cerises, nos abricots, etc. Malgré cette entrée en matière plutôt catastrophique, malgré surtout le terrible résultat comptable de l’année 1992, malgré les conseils d’amis compétents qui nous disaient que nous nous engagions dans une voie sans issue, malgré le compte bancaire, complètement au rouge, nous n’arrivions pas à nous décider à changer d’option.

Pendant l’été 1993, où nous étions confrontées à ces gros dilem­mes, un ami commun a amené Pierre Rabhi à Solan. Sa parole « n’abandonnez pas la terre, la terre, c’est l’avenir ! » a trouvé un écho profond dans notre cœur, et correspondait, sur un autre plan, à la mise en pratique de la théologie pédagogique de notre Église quant à la sauvegarde de la création. Pierre nous a confortées dans nos intuitions, et nous a aidées à placer celles-ci dans un contexte plus large que la crise économique du monde rural. Il nous a conseillé d’aller à la rencontre de notre terre, d’apprendre à la connaître, non pas comme une série de chiffres, d’arpents et d’unités de production, mais comme un tout organique, vivant, avec lequel nous pouvions collaborer, dont nous pouvions tirer notre subsistance sans l’abîmer.

Il a attiré notre attention sur la nécessité de restaurer les sols et de veiller à la santé des végétaux en amont des maladies ; et puis sur la pertinence, sociale, économique et humaine de travailler sur des circuits courts, de produire et consommer localement, de chercher une autonomie alimentaire la plus large possible.

Il nous a aussi fortement encouragées, je dirais même poussées, à constituer une association qui permettrait à des personnes d’autres horizons que les nôtres, de s’impliquer dans ce projet, dont il a perçu très rapidement la portée en tant que « laboratoire des possibles », pour reprendre son expression.

Cela a été l’origine de l’Association des Amis de Solan qui, depuis, apporte son soutien à la gestion patrimoniale du monas­tère de Solan. Les adhérents de l’Association participent à la vie du domaine de Solan sous la forme d’études et travaux sur le terrain ; de journées d’échanges ; d’ateliers agricoles ; de conférences, notamment lors de la Journée pour la Sauvegarde de la Création.

L’association est donc une passerelle qui ouvre la porte de Solan à des personnes de toutes convictions qui viennent se greffer, d’une façon ou d’une autre, sur notre démarche. Elle nous offre également un cadre pour accueillir des bénévoles et des stagiaires.

Quinze années de patience

Mais revenons à nos débuts : Nous avons commencé à nous former, sur le tas, à l’agriculture biologique. Le pas suivant a été de trouver comment transformer le raisin. Nous avons peu à peu diminué la quantité emmenée à la cave coopérative ; des jus de raisin sont nés, puis un rosé et ensuite un premier vin rouge.

C’est en 1995 que nous avons commencé à faire le marché d’Uzès, pour mettre en pratique le « produire et consommer localement ». Cela a joué un rôle fondamental dans notre intégration locale. Les premières foires sont venues peu après, et c’est là que nous avons vraiment appris le métier de vigneronnes, dans les rencontres, d’une part avec les clients, d’autre part avec les collègues, les autres viticulteurs bio qui nous ont beaucoup aidées.

En 1999, la rencontre avec un œnologue passionné a été le départ de l’aménagement provisoire de l’ancien hangar agricole en cave de vinification.

La mise en place des transformations et de la commercialisation de nos produits transformés étaient la grande urgence, pour faire entrer de l’argent. Cependant, c’était surtout le sol qui avait besoin de soins. Il n’y avait pas un ver de terre à notre arrivée ; même les mauvaises herbes ne poussaient plus dans nos vignes. Un équilibre écologique devait être retrouvé.

Chaque secteur de notre activité : la culture, la transformation, la commercialisation, ont donné lieu à des études et actions, trop longues à exposer ici, où nous ne pouvons qu’enfiler une suite de phrases : analyses de sol, plans d’apport de fumier et compost, préparation de tisanes et purins, travail du sol (oui ou non ? nous avons fini par opter pour le non, depuis quatre ou cinq ans), engrais verts, enherbement de la vigne, présence au marché, discussions et rencontres, fabrication de confitures dans des chaudrons en cuivre, surveillance des barriques, manipulation de bouteilles, de pots, d’outils...

Chaque geste, chaque étape comportait son lot de temps et d’efforts investis pour l’apprentissage d’un métier très complexe et assez vaste. Les résultats escomptés n’étaient pas du tout au rendez-vous, et il a fallu se rendre rapidement à l’évidence que le travail de la terre nous apprend à vivre le dicton : « L’homme propose, et Dieu dispose ». Les belles théories sur la restauration du sol qui accompagnaient les différentes méthodes proposées n’allaient commencer à se réaliser qu’au bout de quinze ans très laborieux d’un travail acharné et semé de déceptions. Notre rapport au temps (de bonnes citadines que nous étions) a changé : il est devenu plus naturel, plus juste (un peu à l’image de la vie spirituelle), et ce, malgré l’urgence des besoins quotidiens.

Raconter l’histoire de l’agroécologie à Solan, ainsi que ses perspectives d’avenir, en si peu de temps, ne permet pas de saisir l’épaisseur des actions, des réflexions, des dilemmes, des joies et des peines, des avancées et des pertes, au fil des jours et des années. À chaque étape, grâce à l’intervention tangible de la Providence divine, nous avons rencontré des personnes-ressource bienveillantes, compétentes, généreuses, qui ont voulu nous aider à acquérir des compétences, ce qui nous dispensait de tout devoir réinventer. Cependant, chacun apporte ses avis, qui s’avèrent contredire ceux des conseillers précédents, et c’est là que commence le travail, propre à chaque communauté, pour faire le tri et adapter les connaissances à la réalité du terrain et de la vie concrète de la communauté. Il faut toujours se méfier des idéologies, et « coller au réel », en développant le sens de l’observation, car le travail de la terre ne peut échapper aux expérimentations empiriques sur le terrain.

D’abord le vin, puis l’arboriculture...

En 1999, donc, nous avons commencé à vinifier la totalité de nos vendanges sur place. Tout a été installé dans des locaux de fortune, avec du matériel de fortune ; les mises en bouteille se passaient dehors, en plein hiver, sous la pluie, et j’en passe. Dès 2001, nous étions devant l’évidence que pour pérenniser l’activité, il fallait avoir des locaux appropriés. D’une part, pour une maîtrise de la température et de la qualité de nos vins, et d’autre part, pour économiser nos dos, qui s’usaient vite avec l’incessante manutention et le déplacement de palettes, cartons et tout le reste.

Cependant, la construction d’une cave, dans notre région, ne s’amortit qu’avec un minimum de onze hectares de vigne. Bâtir une cave pour huit hectares de vigne, c’est une folie. Nous avons décidé malgré tout de le faire, dans une optique patrimoniale – c’est-à-dire dans la conviction que même si le bâtiment n’est pas amorti tout de suite, il restera là pour les générations de moniales à venir. En tant que communauté, il y a une force qui nous permet de ne pas raisonner toujours à court terme. Et puis, nous pressentions – et cela se révèle juste – que ces espaces de travail nous offriraient les conditions idéales pour faire les conserves de la communauté, donc des économies importantes et des avancées vers l’autonomie alimentaire, et d’autre part, qu’ils nous permettraient aussi de diversifier nos productions. Les années ont passé, dans le quotidien du tracteur, du mildiou, du cuivre, de la collaboration avec les levures pour ce grand art de la fermentation, dans les parfums des fruits en cours de cuisson, dans les plantations d’oliviers, de figuiers, de pommiers, et le cortège de soucis d’une arboriculture diversifiée.

Pendant ce temps, nous avons suivi quelques formations à la chambre d’agriculture, qui nous ont permis d’apprendre entre autres la comptabilité analytique par parcelle ; ceci nous a permis de repérer quelles parcelles de vigne étaient trop coûteuses par rapport à leur rendement. Même si nous ne voulons pas nous borner à un regard qui soit économique et à court terme, le besoin de rentabilité reste évident, car il nous faut, en tant qu’êtres de chair, vivre du travail de nos mains, nous nourrir et nous chauffer.

En 2012 nous avons arraché la plus grande partie des vieilles vignes, ramenant la superficie viticole à 5 hectares et demi. Et cela valait la peine ! Nous faisons une économie de frais de culture de l’ordre du tiers, et la diminution de récolte n’est que du quart. D’autre part, la diminution de production nous libère de l’esclavage des ventes aux supermarchés, qui imposent leurs propres prix aux producteurs, sans tenir compte de leurs prix de revient réels.

Il nous faut également composer avec les aléas climatiques : Depuis 2013, nous n’avons que de petites récoltes, à l’exception de 2016. Tantôt la grêle, tantôt la sécheresse... Nous restons dans la profonde certitude qu’une Providence aimante veille sur nous, et que de tout mal, il peut sortir un bien, tout en nous battant pour diversifier les productions afin de ne pas être trop dépendantes de la vigne : nous avons mis en place une gamme de conserves et de condiments, outre les confitures, sirops et pâtes de fruits. Une fabrication d’encens artisanal et la vente de livres et objets religieux complète l’éventail de nos activités économiques.

... et la forêt, quelle parabole !

Au milieu de toute cette bataille, nous avons découvert notre forêt. Nos parcelles cultivables en effet sont assez petites, bordées de bois. À notre arrivée, cette forêt était impénétrable, mais peu à peu, elle s’est révélée à nous, avec ses sous-bois humides et pleins de vie, où l’eau serpente, une eau très pure, point de rencontre de toute un microcosme, mammifères, oiseaux, insectes, plantes rares et moins rares ; bref, la vie dans sa diversité.

Au-delà des aspects naturalistes, dont nous parlons souvent, je voudrais juste souligner combien la vie de ces bois est une source d’émerveillement constant. La force de régénération, les résurrections de chaque printemps, l’équilibre presque sociétal avec les vieux arbres qui « épaulent » les petits, l’ambiance de paix et d’immobile élévation vers le ciel de tout ce monde..., tout cela nous met en face de la grandeur et de la sagesse de notre Créateur, pour l’amour de qui nous vivons.

Mais la forêt présente d’autres aspects plus pragmatiques : l’environnement forestier est un facteur d’équilibre et de santé. La nature porte en elle-même la force de résoudre les problèmes ou déséquilibres qui se manifestent dans son évolution, à condition de laisser les milieux naturels vivre, même s’ils « ne servent à rien », économiquement, à court terme.

Peut-être pouvons-nous comparer la vie consacrée à la forêt. À quoi servent ces gens qui passent des heures immobiles à chanter les louanges de Dieu et à chercher à Le rencontrer ? Tout ce temps « dépensé » à l’église, dans l’immobilité des arbres, à ne rien produire, ne féconde-t-il pas de l’intérieur, tout notre être et nos actions ?

Mots-clés

Dans le même numéro