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Un pontificat lucanien. Les Actes des Apôtres et le Pape François

Matthieu Bernard

N°2019-4 Octobre 2019

| P. 43-56 |

Orientation

Prêtre du diocèse de Lyon, membre de la Communauté de l’Emmanuel, ingénieur de l’École polytechnique, philosophe et doctorant en théologie, Matthieu Bernard nous partage son étonnement de lecteur des Actes des Apôtres d’y voir en filigrane l’Église même du Pape François. Une découverte.

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Le pontificat de François enthousiasme beaucoup de « supporters » – mais, également, il étonne, surprend ou même dérange. Comme le Christ et l’Évangile ! répondront de nombreux fidèles. C’est entendu. Mais, sauf à déclarer « prophète » le premier contestataire venu, encore faut-il pouvoir saisir de quel « esprit » se revendique l’audace « intempestive » de François. Certes, dans l’Évangile, Jésus fustige l’étroitesse de celui qui refuse le vin nouveau car, dit-on, « le vieux est meilleur » (Lc 5,39) ; pour autant, Jésus invite à ne pas se laisser égarer par le premier messie venu (cf. Lc 21,8).

En lisant les Actes des Apôtres, nous avons été interpellé par une série de péricopes : on les aurait crues écrites par le pape François lui-même ! L’insistance sur le don de l’Esprit et la mission, l’attention pour ceux qui sont exclus, l’enthousiasme pour la rencontre des cultures, le discernement des situations spirituelles : on trouve, en effet, tout cela dans le récit des Actes – et, déjà, dans le troisième évangile. À travers ces deux œuvres, leur auteur, saint Luc, a développé une visée théologique unifiée qui, nous semble-t-il, peut éclairer la portée de certaines décisions ou affirmations du pontificat actuel.

Nous allons donc parcourir quelques péricopes des Actes des Apôtres, sans en proposer une exégèse détaillée [1], mais en relevant leur vive actualité pour l’annonce de l’Évangile au XXIe s. Ainsi se dessinera le visage d’une Église « françoisienne » et lucanienne.

Une Église en sortie

Après un bref prologue, le récit des Actes s’ouvre, on le sait, sur une consigne de Jésus : les Apôtres doivent rester à Jérusalem. Nul vœu de stabilité, toutefois : ce séjour dans la Ville Sainte durera le temps d’une retraite de préparation à l’accueil de l’Esprit Saint, après quoi les disciples seront témoins de Jésus « à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1,8). On peut reconnaître à bon droit, dans ce verset, le programme géographique et théologique des Actes ; en effet, dès le jour de la Pentecôte et jusqu’à la fin du ch. 7, les Apôtres et disciples témoignent à Jérusalem ; puis ils sont dispersés en Judée et en Samarie (cf. Ac 8,1) et cette nouvelle « diaspora » donne l’occasion de nombreuses annonces missionnaires [2], relatées dans les chapitres 8 à 11 et validées par le collège des Apôtres suite à la conversion de Corneille (cf. Ac 11,1-18). Ensuite, le champ missionnaire s’étend en Phénicie, à Chypre et Antioche (cf. Ac 11,19) ; puis en Asie Mineure à partir du ch. 13, en Europe suite à la vision de Paul à Troas (cf. Ac 16,6-10)... et, finalement, à Rome, où s’achève le récit des Actes.

On peut se demander si le programme d’Ac 1,8 a bel et bien été rempli : certes, depuis Jérusalem, Rome peut sembler le bout du monde ; mais, à l’échelle de l’Empire dont elle est la capitale, Rome semble se situer au centre du monde plutôt qu’aux extrémités de la terre ! Cependant, les lecteurs français le savent bien : quand on habite à Lyon, si l’on veut aller à Bordeaux en train, on passe par Paris. Bref, pour aller jusqu’aux confins de la terre, il peut être nécessaire d’établir une plate-forme missionnaire à Rome – c’est d’ailleurs précisément ce qu’explique saint Paul dans la lettre aux Romains : « J’ai un vif désir d’aller chez vous, quand j’irai en Espagne... j’espère en effet vous voir lors de mon passage et recevoir votre aide pour m’y rendre » (Rm 15,23s). Quoi qu’il en soit, on perçoit que la finale des Actes est ouverte : les lecteurs sont appelés à devenir des témoins de la Parole, à la suite des premiers disciples et jusqu’aux extrémités de la terre. Cette description d’une Église « en sortie », dans les termes du pape François, ne doit pas s’entendre simplement d’un point de vue géographique. L’expression « extrémités de la terre » semble, en effet, tirée d’Is 49,6, dans le deuxième « chant du serviteur » donc, ce serviteur établi « lumière des nations païennes ». La mission part de Jérusalem et de la Judée – Israël, donc ; elle se risque chez le plus proche prochain qu’est la Samarie ; mais, finalement, elle doit bien rejoindre toutes les nations païennes. De même que Jésus, au début de son ministère, a été « consacré par l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres » (cf. Is 61,1-2 cité en Lc 4,18-19), de même les Apôtres vont être, sous peu de jours, consacrés par le don de l’Esprit et iront annoncer la bonne nouvelle à ces pauvres que sont les païens qui ne connaissent pas le Dieu d’Israël. Ainsi, tout ce qui était dit si bellement dans l’évangile du souci des pauvres et des pécheurs, éclairera analogiquement dans les Actes l’évangélisation des païens [3]. En conséquence, on comprend que les « périphéries » vers lesquelles les missionnaires de l’Évangile sont envoyés ne sont pas des périphéries d’abord géographiques, mais existentielles.

On perçoit déjà l’affinité du programme missionnaire du pape François avec la première page des Actes des Apôtres. Il est toutefois encore possible de relever deux éléments importants. À Jérusalem, les Apôtres demandent au Seigneur : « Est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume pour Israël » (Ac 1,6). Attente parfaitement légitime, dans le contexte politique et social d’une Palestine soumise au pouvoir romain ; qui plus est, les textes bibliques et intertestamentaires promettaient, pour la plénitude des temps, la restauration du peuple élu dans ses droits, à la face de toutes les nations païennes. Or voici que Jésus rectifie l’inconscient collectif qui s’exprime dans cette demande ; il le fait en proposant un renversement de situations [4] : il ne s’agit pas tant pour Israël d’être rétabli que de témoigner et se mettre ainsi au service de ces mêmes nations païennes. Voici donc la manière dont Dieu « relève Israël son serviteur » (Lc 1,35) ! En d’autres termes, l’Église lucanienne n’est pas autocentrée, mais c’est une Église revêtue de la tenue de service en faveur des « autres ».

Seconde remarque : au moment de l’Ascension de Jésus, deux hommes en vêtements blancs – des anges, messagers du Seigneur – interpellent le groupe des disciples : « Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » (Ac 1,11) Il s’agit ici manifestement d’un avertissement, faisant écho à celui de Jésus en Ac 1,7 : « Vous n’avez pas à connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité ». Double avertissement, donc, contre les courants apocalyptiques du judaïsme, courants très vivaces au Ier siècle et dont on trouve la réception chrétienne notamment dans le corpus johannique. Luc, pour sa part, semble peu en affinité avec les options théologiques de l’apocalyptique ; il estime que la Résurrection de Jésus et le don de l’Esprit-Saint conduisent à une valorisation du monde et une vision enthousiaste de l’histoire humaine [5]. Il ne serait pas difficile de montrer une même valorisation du monde dans l’enseignement du pape François, notamment dans l’encyclique Evangelii Gaudium.

Intégrer plutôt qu’exclure

Nous sommes restés assez longuement sur le début des Actes ; mais puisque, comme le dit Aristote, « le commencement est beaucoup plus que la moitié de l’objectif », il nous faut encore relever un dernier élément du premier chapitre. Sitôt Jésus élevé vers le ciel, on le sait, les Onze Apôtres se rendent à la chambre haute de Jérusalem. Luc prend soin de les nommer (cf. Ac 1,13), puis il ajoute : « Tous, unanimes, étaient assidus à la prière, avec quelques femmes dont Marie la mère de Jésus, et avec les frères de Jésus » (Ac 1,14).

Il nous semble que l’on trouve ici une nette illustration de ce que nous proposons d’appeler « l’œcuménisme lucanien ». De quoi s’agit-il ? Luc, fidèle à son habitude, mentionne la présence de femmes, qui rappellent celles qui ont accompagné Jésus dans son ministère (cf. Lc 8,1-3) ; la suite des Actes donnera de faire connaissance avec d’autres figures féminines. Mais il mentionne également les « frères de Jésus ». Quel que soit le lien de famille exact, il apparaît des écrits du Nouveau Testament qu’il a existé, dans les premiers temps de l’Église, un groupe distinct des Apôtres, le groupe des « frères de Jésus » ; ils ne semblent pas avoir cru en Jésus du temps du ministère public [6] ; mais désormais, après la mort, la résurrection et l’Ascension, ils ont manifestement rejoint le groupe des disciples ; plus tard, l’un d’entre eux, « Jacques le frère du Seigneur » remplira un ministère important au sein de l’Église de Jérusalem [7]. En les mentionnant ici, Luc semble vouloir souligner la communion « d’un même cœur » entre les différents courants de l’Église naissante [8]. Marie, « la mère de Jésus », semble en position médiatrice entre ces différents groupes. N’oublions pas qu’elle est en avance sur tous, puisque l’Esprit saint est déjà venu sur elle au début de l’Évangile (cf. Lc 1,35 ; Ac 1,8), elle est donc déjà entrée en possession de la promesse qu’attend le groupe unanime des disciples ! Peut-être est-il donc permis de reconnaître aussi en elle la mère de l’Église naissante...

Quoi qu’il en soit, cette volonté d’établir la communion entre les différents courants de l’Église, avec leurs principales figures et leurs accents théologiques particuliers, est une caractéristique très nette du récit des Actes ; déjà, en Lc 9,50, Luc avait relevé cette parole de Jésus : « Qui n’est pas contre nous, est pour nous » [9]. Tel est ce que nous appelons, donc, « l’œcuménisme lucanien ».

Mentionnons, en ce sens, d’autres épisodes des Actes : le récit de la Pentecôte rassemble Galiléens et Juifs de la Diaspora, qui deviennent croyants (2,7-11) ; l’institution des Sept vient garantir la communion entre les Hébreux et les Hellénistes (6,1-6) ; la communauté accueille des prêtres juifs (6,7) ; la visite apostolique de Pierre et Jean en Samarie confirme la mission de Philippe (8,14-17), et en retour ils se laissent gagner par le zèle missionnaire de ce même Philippe qu’ils imitent (8,25) ; Ananias, puis Barnabas, accueillent Saul dans l’Église (9,17.27) puis Barnabas lui donne part à la mission (11,25-26) ; le geste d’entraide au temps de la famine garantit l’unité entre Antioche et Jérusalem (11,27-30) ; la répartie de Pierre après sa libération du cachot d’Hérode, « allez l’annoncer à Jacques et aux frères », scelle l’unité et peut-être même la succession entre Pierre et Jacques ; l’Assemblée de Jérusalem propose un consensus pour permettre la mission vers les nations, tout en faisant droit aux préoccupations de certains (ch. 15), etc.

Ce dernier épisode, au demeurant, est particulièrement significatif, puisqu’il dit bien que la figure fondamentale de cet œcuménisme est la communion, en une même Église, des juifs et des païens. D’une certaine manière, et avec un peu d’humour, on pourrait dire que Luc retravaille l’affirmation paulinienne de Ga 3,28 : « ni Juif, ni Grec » ; elle devient dans la théologie des Actes : « et Juifs, et Grecs ! » Certes, Luc ne cache pas les tensions [10] ; mais il propose néanmoins un récit unifiant : tous ont de la place dans l’Église, tous peuvent prendre part à la mission. La symbolique de la maison, importante en Lc – Ac, dit bien cet accent œcuménique [11].

Est-il besoin de souligner que cet accent lucanien est, également, une conviction théologique et pastorale du pape François ? Ses nombreux appels à « intégrer » plutôt qu’à exclure en sont la constante expression. Sa rencontre avec le patriarche orthodoxe russe Kirill, le 12 février 2016, allait évidemment en ce sens. Et, pour leur part, les membres « lefebvristes » de la Fraternité Saint-Pie X et leurs sympathisants furent assez étonnés que François, dès le début de son pontificat, ait voulu poursuivre ou même, si possible, accroître les efforts de son prédécesseur pour tenter de restaurer la communion avec eux.

Initier un chemin de discernement ecclésial

Intégrer dans la communauté de l’Église, donc ; mais pas en contournant un cheminement nécessaire, celui d’un discernement spirituel ecclésial.

À ce titre, le récit de la « conversion de Corneille » est tout à fait emblématique. Certains commentateurs voient dans ce large ensemble (Ac 10,1-11,18), avec ses différentes péripéties, le sommet du livre des Actes des Apôtres ou, pour le moins, un tournant significatif. Sans pouvoir en proposer une exégèse détaillée, rappelons les grandes étapes : Corneille, centurion romain et sympathisant du judaïsme [12], est gratifié d’une vision qui l’invite à faire mander Pierre ; celui-ci, suite à une autre vision, s’interroge sur les frontières du pur et de l’impur et est enjoint par l’Esprit à suivre les envoyés de Corneille ; arrivé chez le centurion, il comprend qu’il peut transgresser l’interdit social de frayer avec les païens, s’émerveille de la largesse de l’accueil divin et annonce la Bonne Nouvelle de Jésus mort et ressuscité ; l’Esprit Saint tombe sur toute l’Assemblée, comme au jour de la Pentecôte, si bien que Pierre comprend qu’il doit accueillir Corneille et sa maisonnée dans l’Église par le rite baptismal ; de retour à Jérusalem, Pierre rapporte les événements aux Apôtres et aux frères, si bien que les auditeurs s’émerveillent et glorifient Dieu : « Voici que Dieu a donné aussi aux nations païennes la conversion qui mène à la Vie ! » (Ac 11,18).

Soulignons plusieurs éléments significatifs de cet ample récit.

  1. Cette section des Actes est marquée par la symbolique du chemin : Corneille envoie des émissaires sur la route de Joppé, Pierre prend la route avec eux, Corneille vient à sa rencontre, ils entrent ensemble dans la maison, Pierre remonte à Jérusalem. Surtout, dans les récits que les différents acteurs font des visions qu’ils ont eues, ou des événements dont ils ont été témoins, ces va-et-vient sont mentionnés. Manière élégante d’indiquer que l’accueil de Corneille suppose un authentiquecheminement spirituel.
  2. Mais l’issue de ce cheminement n’estpas connue à l’avance : Corneille ne sait pas pourquoi l’ange l’enjoint de faire mander Pierre ; celui-ci ne sait pas non plus pourquoi l’Esprit lui dit de suivre les messagers qui frappent à sa porte, il sait simplement que l’Esprit les a envoyés.
  3. Pour autant, ce cheminement ne se déroule pas tout à fait à l’aveugle. La dimension horizontale des allées et venues est, en effet, complétée par la verticalité des visions et motions de l’Esprit Saint qui guident le cheminement. La sorte de toile qui monte et qui descend, dans la vision de Pierre à Joppé, indique nettement cette verticalité ; elle symbolisel’initiative divine qui guide le cheminement.
  4. Dans l’ensemble de la péricope, une importance particulière est donnée à la façon dont les acteursracontent aux autres, parfois à plusieurs reprises, les visions et événements. Le discernement de l’action divine à l’œuvre est donc un acte interprétatif qui passe par la médiation de récits de vie.
  5. De manière connexe à cet aspect interprétatif, il faut encore noter ladimension ecclésiale du discernement : Pierre se rend chez Corneille accompagné de frères (cf. Ac 10,23) ; surtout, l’épilogue de la péricope se déroule à Jérusalem, lorsque l’Église unanime reconnaît les chemins de Dieu et approuve les démarches de Pierre (cf. Ac 11,1-18).

Nous ne pourrons pas nous livrer ici à une analyse détaillée de la fameuse Exhortation apostolique Amoris Lætitia ; mais il semble, en tous cas, que ce document propose d’entrer dans la dynamique d’un cheminement spirituel (1), lequel gagne à être relu à la lumière d’Ac 10,1-11,18. On se plaint parfois que le Pape n’ait pas pris nettement position dans un sens ou dans l’autre : peut-on donner, oui ou non, la communion aux “divorcés-remariés” ? Mais ce refus d’une détermination claire et distincte n’est-il pas motivé par le fait que, précisément, l’issue n’est pas connue à l’avance (2) ? Ainsi, toute prise de position hâtive risque de court-circuiter le cheminement nécessaire.

Ce cheminement, en tous cas, doit être celui d’un authentique discernement spirituel, attentif aux motions de l’Esprit-Saint (3) [13] ; il passe par l’écoute patiente des récits de vie (4) et l’intelligence de toutes les initiatives de Dieu ; enfin, il convient de vivre ce discernement dans une attitude pleinement ecclésiale (5), se gardant de toute volonté de résoudre par soi-même des questions nécessairement délicates [14].

Une dernière remarque. On intitule souvent cette section des Actes la « conversion de Corneille » ; mais il serait peut-être plus exact de l’intituler la « conversion de l’Église ». En effet, le récit indique tant les réticences de Pierre (Ac 10,14.19-20) que la protestation des frères de Jérusalem (Ac 11,1-2) [15], avant que tous entrent dans la reconnaissance des voies de Dieu. Le discernement ecclésial proposé suppose que tous et chacun acceptent la nécessité d’une constante « conversion ». Ceci, encore une fois, nous semble aussi bien lucanien que « françoisien ».

Dans un monde cosmopolite

Nous avons évoqué, précédemment, la valorisation du monde que promeut la théologie lucanienne. Le « monde » dont il s’agit, c’est celui de l’Empire romain, dont Paul et les autres missionnaires vont arpenter certaines grandes routes terrestres et maritimes, en séjournant dans quelques villes importantes.

L’Empire romain se veut universel ; qui plus est, au Ier siècle de notre ère, la Pax Romana, assez bien établie, facilite les échanges et les voyages. À cela, on peut encore ajouter la doctrine stoïcienne de la cosmopolis. Autant d’éléments qui font du bassin méditerranéen, entre l’an 30 et l’an 70, un monde cosmopolite, dans lequel se rencontrent diverses cultures – et divers cultes, subordonnés, toutefois, au culte impérial. En forçant le trait, on pourrait presque y reconnaître les prémices d’une mondialisation heureuse.

Ce contexte est en tous cas, aux yeux de Luc, favorable à la mission chrétienne. Les chapitres 15 à 21 des Actes, notamment, correspondant à ce que l’on appelle traditionnellement les deuxième et troisième voyages missionnaires de Paul, décrivent les péripéties de la rencontre de l’Évangile avec différentes cultures. Certes, cette rencontre passe par un discernement et, parfois, un jugement des mœurs et valeurs en vogue dans les cités évangélisées ; toutefois, la tonalité dominante est celle d’un assez large accueil bienveillant des réalités culturelles grecques et romaines.

Dès saint Justin martyr, les Pères de l’Église ont pu voir en Paul à Athènes un autre Socrate, accomplissant en sa personne la figure du philosophe grec. Le discours à l’Aréopage (Ac 17,22‑31) accorde, de fait, une large place au vocabulaire et aux intuitions du stoïcisme [16]. Certes, l’accueil à ce discours sera réservé ; malgré tout, à la lecture des Actes, on sent Paul à l’aise dans le contexte d’universalité du bassin méditerranéen romain.

Saint Luc, donc, se veut le chantre d’une rencontre providentielle entre l’universel de l’Empire romain et l’universel de l’Évangile. Mutatis mutandis, il en est de même pour le pape François avec l’Union européenne : s’il sait se montrer critique, ses discours, notamment ceux du 25 novembre 2014 au Parlement européen et au Conseil de l’Europe témoignent tout de même d’un regard bienveillant sur le projet des « Pères fondateurs de l’Union Européenne, qui ont souhaité un avenir fondé sur la capacité de travailler ensemble afin de dépasser les divisions, et favoriser la paix et la communion entre tous les peuples du continent [17] ». Rappelons que François fut en 2016 lauréat du Prix international Charlemagne. Également, ses prises de position sur la crise migratoire résultent de la même conviction : une rencontre bienfaisante des cultures est possible, et conforme à l’expansion de l’Évangile.

Certes, le pape François sait également se montrer critique vis-à-vis de la vieille Europe, notamment lorsqu’elle subordonne la dignité de la personne humaine aux seuls intérêts économiques et financiers. Or, là encore, on pourrait dire qu’il ne fait que suivre à la lettre la feuille de route lucanienne des Actes des Apôtres. Lors de ses voyages missionnaires, en effet, Paul ne manque pas de dénoncer la collusion entre le business et le religieux et, plus largement, d’appeler à la conversion face aux séductions de l’« avoir » qui défigurent la dignité de la personne humaine [18]. Mentionnons simplement, à Philippes, la jeune servante possédée par un esprit de divination qui apportait de gros gains à ses maîtres (cf. Ac 16,16-19) ; et, à Éphèse, l’émeute des orfèvres tirant profit des répliques du temple d’Artémis (cf. Ac 19,23-40).

Mais il n’y a pas que l’Europe ! Évoquons, brièvement, le récent accord signé entre la Chine et le Vatican. N’ayant pas de compétences particulières en ce domaine, nous ne nous prononcerons pas sur la pertinence et les limites de cet accord [19]. Mais nous entendons certains s’étonner, voire s’indigner : comment l’Église peut-elle ainsi pactiser avec un pouvoir totalitaire ! Or, ici encore, la lecture des Actes fournit quelques lumières.

En effet, lors des voyages missionnaires de Paul, les officiels romains sont, dans l’ensemble, présentés sous un jour assez favorable : le proconsul Sergius Paulus à Chypre (Ac 13,4-12), le proconsul Gallion à Corinthe (Ac 18,12-17), le magistrat de l’assemblée d’Éphèse (Ac 19,35-40), le tribun à Jérusalem (Ac 21,37-22,29) ou encore le gouverneur Festus (Ac 25,1-12) : tous, même lorsqu’ils ne se convertissent pas à l’Évangile et même lorsqu’ils ont, par ailleurs, un comportement répréhensible, jouent pourtant un rôle positif dans l’intrigue des Actes. Assurant la protection de Paul, ils permettent volens nolens à la mission chrétienne de poursuivre son essor. À tel point que Paul fera appel à César pour être jugé, ce qui permettra providentiellement son départ pour Rome.

Saint Luc, donc, n’ignore pas la nocivité potentielle du pouvoir romain ; il écrit après les martyres de Pierre et de Paul [20]. Pourtant, dans un souci apologétique, il présente l’Empire sous un jour assez favorable, probablement parce qu’il estime que des relations apaisées avec César seront favorables à l’annonce de la Parole – laquelle, à n’en pas douter, produira tôt ou tard son effet : la conversion des cœurs. Gageons que des considérations similaires ont joué dans l’accord conclu entre le Vatican et la Chine.

*

Le parcours que nous venons de proposer est loin d’être exhaustif. On aurait pu, par exemple, montrer également comment Luc semble plus sensible aux enjeux de la morale sociale qu’aux questions de morale sexuelle et familiale. Ici encore, la proximité avec le pape François est patente.

D’autres thématiques, sans doute, pourraient être creusées ; il faudrait également parcourir quelques péricopes de l’évangile selon saint Luc. Que cela soit une invitation à reprendre la lecture de l’œuvre lucanienne !

Valoriser, en tous cas, la figure lucanienne de la théologie pastorale du pape François, permet de bien la situer et d’en saisir la force missionnaire. Rappelons en outre que l’Église s’est toujours refusé à fondre les quatre évangiles en un seul discours univoque : d’autres options théologiques sont donc possibles et légitimes ! Ainsi pourrait-on, assez facilement et sans trop caricaturer, montrer combien Benoît XVI, avec sa profondeur théologique et son goût pour la liturgie, est plus « johannique » que « lucanien » [21]. En opérant de telles appropriations, il conviendra toutefois de garder en mémoire la belle leçon de l’œcuménisme lucanien : cet émerveillement pour l’action de l’Esprit qui unifie et universalise l’Église dans une profonde communion.

[1Pour cela, on pourra se référer, en français, au commentaire récent devenu incontournable : D. Marguerat, Les Actes des Apôtres (1-12), Genève, Labor et Fides, 2007 et Les Actes des Apôtres (13-28), Genève, Labor et Fides, 2015. Également, un peu plus ancien, mais toujours pertinent : Ph. Bossuyt et J. Radermakers, Témoins de la Parole de la Grâce. Lecture des Actes des Apôtres, Bruxelles, Lessius, 1995 ; signalons encore un ouvrage qui recueille le fruit du précédent commentaire et propose une lecture spirituelle des Actes : Ph. Bossuyt, L’Esprit en Actes. Lire les Actes des Apôtres, Bruxelles, Lessius, 1998.

[2Cf. Ac 8,4 : « Ceux qui avaient été dispersés allèrent de lieu en lieu, annonçant la bonne nouvelle de la Parole ».

[3De nombreux passages de l’évangile de Luc associaient déjà miséricorde pour les pauvres et évangélisation des païens. Jean-Noël Aletti a bien mis en évidence cette correspondance entre Lc et Ac ; cf. entre autres : J.-N. Aletti, Le Jésus de Luc, coll. Jésus et Jésus-Christ 98, Paris, Desclée-Mame, 2011, p. 89s.

[4Démarche très lucanienne – cf. le Magnificat.

[5Daniel Marguerat souligne cette « valorisation du monde » dans la théologie lucanienne, et relève les visions de Rome opposées entre les Actes et l’Apocalypse de saint Jean ; il ajoute : « Si le retour de Jésus demeure l’horizon de l’histoire (1,11), Luc voit s’ouvrir pour la chrétienté un futur que n’hypothèque plus l’attente imminente de la parousie ; cette perspective, une fois de plus, a peu en commun avec le voyant de l’Apocalypse, chez qui l’histoire se volatilise sous la pression d’un à-venir terrifiant et libérateur » (D. Marguerat, La première histoire du christianisme (Les Actes des Apôtres), Paris – Genève, Cerf – Labor et Fides, 2003, p. 57). Discuter la lecture qu’il propose de l’Apocalypse dépasse le cadre de notre étude.

[6Cf. Lc 8,19-21 et les parallèles, et surtout Jn 7,1-10 : « ses frères eux-mêmes ne croyaient pas en lui ».

[7Cf. 12,17 ; 15,13 ; 21,18. Il semble en effet raisonnable d’identifier ce « Jacques » – certes pas qualifié en Ac de « frère du Seigneur » – avec celui qu’évoque Paul en Ga 1,19 ; 2,9 ; 1 Co 15,7. Est-ce aussi de lui qu’il s’agit en Lc 24,10 ?

[8Ce, tout en maintenant le rôle singulier des Douze Apôtres, garants de la fidélité à l’enseignement et à la mission reçue de Jésus, comme le montrera bien l’épisode du « remplacement de Judas » en Ac 1,15-26.

[9L’Église lucanienne est donc « inclusive », ouverte à toutes les sortes de disciples ; ceci est, aux yeux de Luc, tout à fait compatible avec un « exclusivisme » christologique exprimé en Lc 11,23 : « Qui n’est pas avec moi est contre moi ». Notons au passage que, parmi les synoptiques, Mc possède seulement la formule « inclusive » (Mc 9,40//Lc 12,50) tandis que Mt rapporte seulement la formule « exclusive » (Mt 12,30//Lc 11,23). Il y a donc bien quelque chose de spécifiquement lucanien dans cet œcuménisme ecclésial.

[10Relevons, significativement, le désaccord entre Paul et Barnabas en Ac 15,36-40.

[11Rappelons que le terme « œcuménisme » est fondé sur le grec oikeô (habiter), venant de oikos (la maison). Dans l’Évangile selon saint Luc, Jésus est accueilli dans différentes maisons ; dans les Actes, parmi de nombreuses références, mentionnons le ch. 16 avec les belles scènes d’hospitalité chez Lydie puis chez le geôlier ; le récit des Actes se termine, en outre, dans le logis de Paul à Rome.

[12Probablement un de ces « craignant-Dieu » qui se tenaient sur le seuil de la synagogue et de l’Assemblée d’Israël, sympathisants, donc, mais pas pleinement intégrés dans la communauté.

[13On pourrait aussi réfléchir au rôle des Écritures dans cette démarche de discernement spirituel.

[14Il faudrait également approfondir la thématique du repas dans le récit des Actes et dans la question actuelle de l’accès à la communion.

[15Daniel Marguerat montre que ces résistances au changement « rédupliquent la contestation d’Ananias de Damas lorsqu’il lui est demandé de guérir Saul (9,13-14) et la répugnance des croyants de Jérusalem à accueillir l’ex-Pharisien (9,26). Luc s’attache à montrer comment Dieu a forcé et bousculé son Église pour la conduire dans la mission universelle » (D. Marguerat, Les Actes des Apôtres (1-12), p. 369s).

[16Même si la matrice de ce discours réside plus encore dans le vocabulaire de la traduction grecque de l’Ancien Testament, la Septante.

[17François, Discours au Parlement européen du 25 novembre 2014.

[18Cf. Ph. Bossuyt et J. Radermakers, Témoins de la Parole de la Grâce, p. 627 : « Luc nous montre à travers le périple missionnaire de Paul, l’impact de la Parole sur nos cultures, et les questions qu’elle leur pose. Les villes retenues ici (...) symbolisent (...) les trois grandes aspirations de l’homme : le pouvoir, avec Philippes, où la domination romaine est pourvoyeuse universelle ; le savoir, avec Athènes, où les philosophies cautionnent une manière de vivre ; l’avoir, avec l’opulente Éphèse, dont le culte d’Artémis garantit la prospérité. »

[19On pourra se référer, par exemple, à : J. Heyndrickx, « Accord historique entre Beijing et le Vatican », Vies consacrées 2019-1, p. 9-16.

[20Tel est l’avis très largement majoritaire, sinon unanime, des spécialistes.

[21Et pour aller plus loin encore : l’exégète américain Keener résume la théologie des Actes dans un ample mouvement : « de l’héritage (Jérusalem) à la mission » (C. S. Keener, Acts. An exegetical commentary, Grand Rapids, Michigan, Baker Academic, 2012). Peut-être la Providence divine, en faisant succéder François à Benoît XVI, lequel reste pourtant toujours vivant, nous enseigne-t-elle à vivre, aujourd’hui encore, ce mouvement de l’héritage (qui demeure) à la mission.

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