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Rencontre avec Étienne Degrez

Vies Consacrées

N°2019-3 Juillet 2019

| P. 3-14 |

Rencontre

Depuis le Népal un père jésuite belge évoque pour nous sa longue présence « missionnaire » en Inde, puis son service à la Curie générale de Rome, et aujourd’hui, son expérience de formateur dans cette Région jésuite formée d’un tiers de jeunes. Imprégné par l’apport conciliaire de notre revue, il verrait bien que les religieux soient, au Népal et partout, plus clairement des « Témoins de la Cité de Dieu ».

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Vs Cs • Père Degrez, vous êtes né en Belgique, jésuite de longue date, et vous avez, peu après votre formation, vécu très longtemps en Inde. Voulez-vous nous parler de cette longue mission, avec ses aléas, ses questionnements, ses beautés ?

É. D. La première moitié de ma formation jésuite s’est passée en Belgique, l’autre en Inde. Le concile Vatican II commençait sa deuxième session (1963) lorsque je suis entré au noviciat. Mais le concile ne faisait pas vraiment partie de mon horizon. Je souhaitais être prêtre. J’étais jeune et c’était simple. Pourquoi chez les Jésuites ? Par défaut en quelque sorte : je ne connaissais que les prêtres jésuites de mon collège. Tout le reste, ce à quoi je suis attaché aujourd’hui – les missions et la Mission, l’Orient, la vie religieuse et la spiritualité ignatienne – sont venus par après, progressivement. L’option « missions » fut faite au noviciat : de passage en Belgique le provincial de Calcutta fut invité à parler aux novices. Dans leur sagesse, maître des novices et provincial m’invitèrent à prier, me renseigner et discerner. Ce désir de la mission du Bengale ne fut approuvé que trois ans plus tard. Mais déjà, en philosophie, je me mis à lire ce qui me tombait sous la main concernant l’Inde : le roman Gora de Tagore, Asian Drama de Gunnar Myrdal, Le Christ et l’hindouisme de Raymond Panikkar. Je n’ai jamais eu d’attitude négative vis-à-vis des religions non-chrétiennes. Jamais considérées comme païennes, elles suscitaient ma curiosité sympathique. Il n’empêche que, en ce qui concernait les « missions », j’étais dans la ligne de saint François-Xavier : partir « pour les missions », c’était aller Outremer pour y convertir, et baptiser autant de personnes que possible. Il y avait les pays chrétiens et les autres qui étaient « pays de mission ». Je partais donc porter la Bonne Nouvelle à ceux qui n’avaient jamais entendu parler du Christ. Je simplifie un peu mais c’était grosso modo mon état d’esprit.
À ma grande surprise les choses ne se sont pas passées comme prévu. L’Orient, dans sa diversité et sa grande richesse religieuse – très différent de ce que j’avais vécu en Europe – s’est progressivement révélé à moi. Le contact avec l’hindouisme et les hindous (dès mon arrivée à Calcutta, en juillet 1971) et les musulmans, les bouddhistes et même les animistes m’a considérablement enrichi quant à la découverte de la présence et l’action de Dieu parmi les hommes. Cela s’est fait en douceur, au fil des années et des rencontres. Pas tellement l’étude ou des lectures savantes mais la vie quotidienne imprégnée de religiosité de ceux que je côtoyais, et auxquels j’étais envoyé. Des dimensions du christianisme, dormantes en moi, sont devenues plus vives : un sens plus aigu de la transcendance de Dieu (grâce à l’islam), l’hospitalité et la tolérance religieuses (grâce à l’hindouisme), sérénité et paix à chercher en toutes circonstances (grâce au bouddhisme), le besoin de vivre en harmonie avec le monde naturel ambiant car il est divin (grâce aux animistes). Cela dit, j’ai toujours eu le Christ dans mon cœur et ai toujours eu le désir de le faire connaître. J’étais rarement plus heureux que lorsque je pouvais parler librement de lui.
L’hindouisme en particulier mit en question des schémas de pensées et mon appréhension du Divin. Je fus particulièrement marqué par les écrits de Swami Abhishiktananda (Dom Henri Le Saux), un moine bénédictin français, ermite dans l’Himalaya, qui fut sans doute celui qui s’engagea le plus loin dans l’expérience mystique hindoue de l’Advaita (non-dualité). Une de ses réflexions me revient souvent à l’esprit : « En Occident, on est certain de l’existence de l’homme et on doute de l’existence de Dieu. En Inde par contre, on est sûr de l’existence de Dieu, mais on doute de l’existence de l’homme ». La pensée occidentale, me semble-t-il, cherche à définir toujours plus précisément, à rendre les vérités claires, bien circonscrites. La tentation dogmatique. Cette précision conceptuelle cherchée sans relâche n’a-t-elle pas conduit à la réduction de Dieu ? Là se trouve peut-être la raison pour laquelle l’athéisme est né en Occident : le refus d’un Dieu par trop humain et rationnel. L’Orient ne connait pratiquement pas l’athéisme. Je me sens plus à l’aise aujourd’hui dans cette approche orientale des vérités profondes de la foi. De l’impressionisme en quelque sorte : des touches de diverses couleurs – plus il y en a, mieux cela vaut – suggérant Dieu ou quelque vérité transcendantale. Pas de ligne claire mais une présence certaine. Après cette quarantaine d’années en Inde et au Népal, il m’est évident que j’ai certainement reçu autant que j’ai apporté. J’aime croire que j’ai pu être le « canal de la grâce » dans la découverte que certains ont faite du Christ dans leur vie. Oui, et je pourrais en donner quelques témoignages. Mais je suis beaucoup plus conscient de ce que j’ai reçu durant ces années de mission.

Vs Cs • Ensuite, le père P.-H. Kolvenbach vous a appelé à Rome, et vous y avez connu pendant neuf ans de tout autres responsabilités, davantage liées à l’organisation centrale de la Compagnie ; que diriez-vous de ce genre d’engagement institutionnel ? Peut-on y vivre en religieux ?

É. D. En 2003 le père Kolvenbach m’a appelé à Rome pour y être le socius de son délégué (et supérieur majeur) pour les « maisons romaines » de la Compagnie. Cela comprend des œuvres apostoliques confiées par le pape à la Compagnie universelle, en particulier les hautes institutions académiques du Saint-Siège, mais aussi des maisons de formation internationales de la Compagnie à Rome, le Gesù et le Bellarmino et quelques autres œuvres avec leurs communautés.
Le mot socius appartient au jargon jésuite. Il apparaît quelque peu insolite et vieillot dans la terminologie moderne des sciences du management. Mais il a une signification profonde et éminemment jésuite à laquelle je tenais beaucoup. Certains, à la curie généralice, sans doute sous influence américaine, souhaitaient remplacer le titre de socius par executive assistant. Je m’y suis opposé tant que je pouvais. Car le mot socius comprend le sens et la dimension de compagnon. Et il est vrai que celui qui est le premier assistant d’un supérieur majeur jésuite est d’abord un compagnon qui a, entre autres, la tâche délicate d’en être à l’occasion l’admoniteur : rôle discret mais indispensable dans une gouvernance de type ignatien. J’avais connu cela, déjà à Calcutta puis à Delhi. C’est ainsi que j’ai perçu cet engagement institutionnel. D’abord et essentiellement comme compagnon.
Ceci dit, les tâches administratives ne manquaient pas ; c’est évident. Mais, dans mon cas, il y avait l’accompagnement des jeunes jésuites (scolastiques ou prêtres) dans leurs premières années romaines : la grande majorité venait de l’hémisphère sud. Pour beaucoup d’africains et asiatiques débarquant à Rome (en Occident), le choc culturel était considérable. Étant moi-même belge mais ayant vécu la plus grande partie de ma vie en Inde, mon expérience me donnait sans doute de pouvoir mieux les comprendre et les aider à intégrer aussi harmonieusement que possible ce qu’il y a de meilleur en Occident et à Rome, sans perdre leurs racines. L’organisation centrale de la Compagnie dont vous parlez, c’était également le contact quotidien avec son universalité, un aspect de la vocation jésuite qui a toujours eu un profond écho en moi-même. Prier, vivre et discerner à ce niveau-là n’étaient pas insignifiant. Dans mes cours aux juvénistes, à Calcutta et ailleurs, je ne manquais jamais de passer quelque temps sur ce texte de la 32e Congrégation générale : « Il [le compagnon jésuite] appartient à une communauté d’amis dans le Seigneur [...]. Cette communauté est le corps entier de la Compagnie quelque dispersée qu’elle soit sur la surface de la terre » (GC 32, d. 2, n°16). En Inde, la Compagnie de Jésus était terriblement « provinciale » au sens étroit du mot. Il s’était développé une sorte de mystique de la province : on appartenait à une province. L’horizon n’allait guère au-delà. Des comparaisons malsaines et des rivalités s’y sont même développées. L’universalisme de la vocation jésuite en était gravement obscurci. Les choses ont bien changé, grâce aux interventions répétées du père général Adolfo Nicolás et à sa lettre de 2009. À la curie romaine, plus facilement qu’ailleurs, le religieux que je suis vivait avec joie et consolation (ignatienne) cette « communauté du corps entier de la Compagnie ». Je n’avais donc pas vraiment de problème avec cet engagement institutionnel. Car il était au service de la Compagnie universelle.

Vs Cs • Vous êtes depuis peu reparti pour le Népal, au service de la formation de vos plus jeunes confrères népalais ou indiens ; comment voyez-vous les défis qui les attendent aujourd’hui ?

É. D. La Région jésuite du Népal, qui fonctionne comme une province, compte une soixantaine de membres dont quinze scolastiques et trois novices. Seule une poignée d’entre eux sont citoyens du Népal. Les autres sont très majoritairement indiens. Là se trouve déjà un premier défi pour ces jeunes qui, venant du Kerala ou d’Inde centrale, sont volontaires pour le Népal. Pour les Indiens et les Népalais Il n’y a pratiquement pas de frontière entre les deux pays. Ils peuvent passer de l’un à l’autre sans formalité. C’est commode, mais il y a un risque : l’impression trompeuse qu’il n’y a pas de différence. Et cependant il est important que nos jeunes compagnons (Indiens) se perçoivent bien comme invités au Népal. Le pays est différent, plus qu’il n’apparaît à première vue pour un Indien ; non seulement la langue et la culture, mais surtout les mentalités et le système sociopolitique. La sensibilité nationale y est forte mais peu exprimée dans le domaine public car le pays est pris en tenaille entre deux puissants voisins, l’Inde et la Chine, qui y mènent une bataille d’influence. Le dire paraît banal, mais il faut aimer le pays et nos jeunes doivent s’y faire accepter, comme tout missionnaire dans n’importe quel pays. Ce défi n’est peut-être pas le principal, mais il serait dangereux de l’ignorer.
Dans ce contexte d’un nouveau Népal – le pays sort d’une période révolutionnaire, avec chute de la monarchie et adoption d’une constitution séculière –, un autre défi est celui d’y faire évoluer l’engagement apostolique de la Compagnie de Jésus. C’est la tâche de la nouvelle génération. Les circonstances historiques de l’époque (pays strictement hindou) ont fait que les Jésuites sont entrés au Népal par ce qui est leur compétence universellement reconnue : l’éducation de la jeunesse. Sur invitation personnelle du roi Tribhuvan – ce fut en 1951 –, des missionnaires jésuites américains ouvrirent un collège à Katmandou. Les conditions étaient strictes : pas de prosélytisme et une visibilité chrétienne réduite au minimum. Au fil de années, une tolérance religieuse croissante fit que d’autres institutions éducatives furent fondées ; elles sont aujourd’hui au nombre de cinq (sans parler des autres congrégations religieuses). Grâce à leur discrète influence, beaucoup de préjugés antichrétiens ont disparu au sein de l’élite du pays. Cependant, maintenant que le pays est à un tournant de son histoire – un véritable kairos paulinien –, les jésuites, y compris les jeunes, ont de la peine à sortir du modèle institutionnel dans leur engagement apostolique, alors que le kairos actuel permettrait une créativité apostolique plus grande, entre autres dans l’évangélisation directe. C’est là un second défi : le kairos n’a pas encore suscité une réponse apostolique adéquate. M’engager sur ce terrain me mènerait trop loin, mais je voudrais cependant souligner que les jeunes religieux, au Népal, comme partout ailleurs dans le monde, doivent faire face au défi de la mondialisation des médias. Ils n’ont jamais quitté les frontières du sous-continent sud-asiatique mais ils sont soumis aux mêmes tentations médiatiques que d’autres jeunes dans le monde. Et leur culture et milieu de vie ne leur ont pas donné l’outil critique qui permette de faire face à ces sollicitations le plus souvent inspirées par la culture et les problématiques du monde occidental. C’est là un immense défi : ici plus qu’en Europe, me semble-t-il, il est difficile d’y faire face sur base de nos valeurs évangéliques de discernement et de renoncement religieux.

Vs Cs • Il se murmure que vous avez connu la première forme de Vies consacrées, appelée alors Revue des communautés religieuses et même son fameux directeur, le père R. Carpentier ; il se dit aussi que vous êtes, depuis, un fidèle lecteur de notre revue. Comment voyez-vous se tracer l’évolution de la vie religieuse d’avant Vatican II jusqu’à celle de notre temps ?

É. D. En ces années-là (1963-1965) – cela remonte loin... –, le noviciat consistait en un long exercice ascétique de deux ans. La vie y était régulière, c’est-à-dire qu’elle suivait des règles précises et strictes dans tous les domaines : horaire astreignant, lectures ascétiques – qui ne se souvient de la Pratique de la perfection chrétienne (quatre volumes !) de Rodriguez ? – pénitences et discipline corporelle. Tout était minutieusement organisé pour nous inculquer une discipline de vie religieuse. Certains trouvaient cela insupportable. Ce n’était pas mon cas. S’il fallait passer par là pour devenir prêtre, j’y étais disposé. Cependant cela me donna une idée déformée et réductrice de la vie religieuse : l’idéal religieux à atteindre, c’était le scrupuleux respect des règles.
Passant à Eegenhoven-Louvain pour les études de philosophie, je fis la connaissance du père René Carpentier, professeur de théologie. Je ne me souviens plus des circonstances du premier contact, car en fait il y avait à Eegenhoven une stricte séparation des théologiens et des philosophes. Comment ai-je passé cette barrière ? Apparemment je devenais déjà plus audacieux... Le père Carpentier me donna à lire son livre Témoins de la Cité de Dieu. Ce fut une découverte. Rien que le titre donnait un souffle nouveau : être religieux c’est « être témoin ». De ce petit livre sans prétention date mon option personnelle pour la vie religieuse. L’auteur y développait une théorie classique des Pères du désert qui n’est plus guère reprise aujourd’hui, mais qui suscita mon enthousiasme : la vie religieuse (la retraite au désert) est née lorsque les persécutions violentes contre les chrétiens cessèrent. Renoncement et ascèse remplaçaient le témoignage par le sang. Ceux qui prononçaient les vœux de pauvreté, chasteté et obéissance prenaient la relève des martyrs. Avec d’autres lectures (sur diverses traditions religieuses), le père Carpentier me donna à lire la Revue des Communautés Religieuses dont il était le directeur. La revue portait bien son nom, car il était important à cette époque d’aider les communautés et les instituts religieux à prendre le tournant de Vatican II. Je me souviens d’articles plutôt pragmatiques du genre « cas de conscience » à résoudre : habits, horaires, coutumes et modes de vie à modifier et adapter suivant l’esprit du décret Perfectae caritatis de Vatican II. C’est ainsi que, par petites doses, l’aggiornamento de communautés religieuses souvent désemparées se faisait grâce à la RCR. Du beau travail, me semblait-il.
Mes longs séjours en Inde ne me permettaient pas d’en être un lecteur assidu ; mais fidèle quand même, car chaque fois que c’était possible, je retrouvais avec plaisir la revue qui entretemps avait changé de nom. J’en appréciais entre autres les planches humoristiques de Pierre Defoux qui furent publiées durant plusieurs années. Humour et autodérision faisaient du bien. Dans ma recherche continue du sens de la vie religieuse, un article me marqua plus particulièrement : celui de Simon Decloux, sans doute en 1977 ou 1978, sur les maîtres du soupçon et les vœux de religion1. Le dépassement de Marx par le vœu de pauvreté, de Freud par le vœu de chasteté et de Nietzche par le vœu d’obéissance. Chacun des trois vœux traditionnels religieux est une perspective eschatologique libératrice dépassant les visions réductrices de l’homme : à l’économique (Marx), à son affectivité humaine (Freud) et à sa volonté de puissance (Nietzsche). Cette anthropologie des vœux m’aide encore en ce XXIe siècle sécularisé où les trois maîtres n’ont certainement pas dit leur dernier mot.
En ce qui concerne l’évolution de la vie religieuse je reviendrais à l’idée du témoignage – Témoins de la Cité de Dieu. Cependant, nous n’avons pas vraiment retrouvé la radicalité et saveur évangélique souhaitée par Perfectae caritatis. En Asie du Sud, les religieux, et l’Église catholique en général, font beaucoup de bien. C’est reconnu par tous. Mais c’est uniquement perçu comme étant de l’ordre éducatif, caritatif et social. Les témoins, ceux qui par leur vie posent question sur la Cité de Dieu, sont rares. La grande majorité des religieux ont en fait un niveau de vie supérieur à celui de leur propre famille. Peu de non-chrétiens voient en eux des « renonçants ». Et ceux qui pourraient nous rappeler plus explicitement notre vocation de témoins – les instituts contemplatifs et monastiques –, sont quasi-absents. Au Népal, il n’existe qu’une petite communauté de la branche contemplative des Missionnaires de la Charité. La très grande majorité des religieux, hommes et femmes, appartiennent à des instituts apostoliques. Au Népal en particulier, où le monachisme bouddhiste tibétain est très présent, aucun religieux chrétien ne serait capable de témoigner et dialoguer au niveau monastique avec eux. Le déséquilibre apostolat-contemplation est criant. Il nous manque quelque chose...

Vs Cs • Les religieux missionnaires, venus de l’extérieur, et parfois âgés, ont-ils encore une place auprès des religieux autochtones, souvent nombreux, jeunes et entreprenants ?

É. D. La question devrait être posée à plus jeune que moi, bien sûr. Pour parler de la Compagnie de Jésus en Asie méridionale, il reste à peine une petite vingtaine de missionnaires étrangers parmi les 4000 Jésuites du sous-continent : ils sont tous âgés... ou très âgés ! Le phénomène est sans doute plus culturel que religieux : l’Asie méridionale ne connaît pas la nucléarisation extrême des familles qui, en Occident, laisse souvent les générations supérieures esseulées. Ici, les personnes âgées, actives ou pas, ont leur place reconnue dans les communautés, familles ou autres groupes sociaux. Il en est de même pour les missionnaires étrangers. Ils ont passé leur vie au service de la Mission qui leur fut confiée. C’est largement reconnu, et ils en sont fréquemment remerciés ; et cela même lorsqu’ils ont des difficultés à passer la main. Il n’est pas rare qu’un missionnaire étranger, pionnier dans son domaine ou d’une institution dont la réussite apostolique est évidente, se soit tellement identifié à son œuvre qu’il ne collabore qu’avec difficulté avec ceux, confrères plus jeunes, qui lui sont envoyés pour prendre la relève. Cela crée des tensions. Apprendre à vieillir avec grâce (le gracefully anglais qui le dit si joliment) fait également partie de la vie religieuse. Apprendre le détachement vis-à-vis de ce que l’on a créé et développé. Lâcher prise, et accepter d’être hors des circuits décisionnels, fait partie de la vie d’un missionnaire de l’extérieur qui vieillit. Ce n’est d’ailleurs pas propre à la vie missionnaire. Mais il trouvera un rôle d’aîné à jouer, que l’on consulte pour des questions personnelles ou pour d’autres qui requièrent une plus longue expérience apostolique. Si je peux parler de mon cas personnel, j’ai appris incidemment que deux communautés ont demandé au supérieur régional que je leur sois envoyé. Les communautés étaient jeunes et souhaitaient avoir un confrère plus âgé pour établir un certain équilibre. S’ils ne font pas obstacle aux orientations qui les surprennent, s’ils acceptent leur rôle de seconds dans la mission, s’ils prennent leur place d’aînés avec grâce et accompagnent avec sympathie et encouragement leurs confrères plus jeunes, la symbiose entre missionnaires étrangers âgés et les religieux autochtones se fera sans difficulté, du moins en Asie méridionale.

Propos recueillis par Noëlle Hausman, s.c.m.

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