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Le « Je veux » de Catherine de Sienne et celui de Jésus

Pierre Gervais, s.j.

N°2019-3 Juillet 2019

| P. 45-54 |

Orientation

Au moment d’achever sa carrière de professeur de théologie dogmatique et sacramentaire à l’I.É.T. de Bruxelles, le jésuite canadien formé pour le Vietnam et qui n’enseigna qu’en Europe, nous offre cette superbe méditation du « Je veux » de Catherine de Sienne, qu’il met en syntonie avec le « Je veux » de Jésus en saint Jean, mais aussi, le « Je veux et désire » d’Ignace de Loyola. Un moment inaugural.

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J’ai fait connaissance avec Catherine de Sienne il y a plus de vingt ans. J’ai alors prié avec elle, ou plutôt, prié des pages entières de son livre Dialogue. Le propre des saints et des mystiques n’est-il pas de nous donner les mots que nous n’arrivons pas à trouver par nous-mêmes pour nous dire devant Dieu dans la prière ? Depuis lors, les années ont passé. De cette fréquentation de Catherine, me reste toujours présente à l’esprit cette lettre à son confesseur, Raymond de Capoue, où elle-même relate l’exécution de ce jeune homme qu’elle avait accompagné jusque dans ses dernières heures, lançant comme prière ultime à l’adresse de la Bonté divine, alors qu’elle tenait dans ses mains sa tête décapitée, son « je veux ». Ce « je veux » avait alors fait résonner en moi un autre « je veux », celui sur lequel se conclut la prière de Jésus à son Père lors de son dernier repas avec ses disciples. Il me donnait de saisir, comme de l’intérieur pour ainsi dire, le mouvement qui traverse cette prière telle qu’en rend compte le chapitre 17 de l’évangile de Jean. Aujourd’hui encore, je ne peux relire et prier ce chapitre de l’évangile de Jean sans avoir à l’esprit cette scène où, face à la mort qui de son couperet frappait brutalement celui qui lui était devenu un frère, Catherine avait lancé son « je veux ». Ainsi en est-il toujours du témoignage des saints et des mystiques, j’imagine, jusque dans leurs actes et leurs gestes. Ils ne donnent pas seulement des mots pour nous dire devant Dieu. Ils ouvrent aux Écritures.

Le « Je veux » de Catherine lors d’une exécution

Nicolas Tuldo était un jeune noble de Pérouse qui avait été condamné à mort pour avoir tenu des propos injurieux à l’égard des magistrats de Sienne. La rigueur de la sentence l’avait révolté, au point de le conduire à refuser tous les secours de la religion. Catherine vint le voir. Touché par sa visite, il entra dans de meilleures dispositions par rapport à sa situation, accepta de se confesser et fit promettre à Catherine d’être à ses côtés le jour fatidique de son exécution, ce qu’elle promit. Catherine devenait sa force et sa consolation dans l’épreuve à affronter.

Le jour de l’exécution, Catherine vint le trouver de grand matin, comme promis. Elle lui fit entendre la messe et recevoir la communion, sa volonté toute unie et soumise à la volonté de Dieu. Ne restait pas moins chez lui la crainte de ne pouvoir tenir bon au moment suprême. La Bonté divine le détrompa, écrit Catherine, en l’enflammant d’un tel amour et d’un tel désir qu’il ne pouvait se rassasier de sa présence, présence qui finalement n’était autre que celle de Catherine. « Reste avec moi, ne m’abandonne pas, je tiendrai bon et je mourrai content », lui dit-il, appuyant la tête contre sa poitrine. « Je sentis alors, écrit Catherine, la joie et le parfum de son sang, comme mêlés au mien que je désire répandre pour le doux Époux, Jésus ». Ce désir n’allait qu’augmentant en elle alors que, pour l’aider à surmonter ses craintes, elle lui disait : « Courage, mon doux frère, car bientôt nous serons aux noces éternelles : tu iras, baigné dans le doux sang du Fils de Dieu, avec le doux nom de Jésus qui ne doit jamais sortir de ta mémoire, et je t’attendrai au lieu de la justice ».

La tristesse de son visage se changea alors en joie, tout étonné qu’il était de la grande grâce qui lui était faite, celle d’avoir Catherine près de lui : « Quoi la douceur de mon âme m’attendra au lieu saint de la justice ! », et cela, au point qu’il lui tardait de s’y trouver pour l’y retrouver : « Oui, j’irai fort et joyeux et il me semble que j’ai encore mille années à attendre, lorsque je pense que vous y serez ».

Comme promis, Catherine l’attendit donc sur le lieu de son exécution. « Je l’attendis en priant et en invoquant sans cesse l’assistance de Marie et de Catherine, vierge et martyre ». Dans l’ardeur de sa prière, elle se baissa et plaça son cou sur le billot, comme pour être la première à y verser son sang, mais sans résultat, constate-t-elle. C’est dans cet état d’esprit qu’elle pria et invoqua Marie, lui disant qu’au moment suprême elle voulait pour lui la lumière et la paix du cœur, et, pour elle, la grâce de le voir retourner à sa fin dernière. Son âme était si enivrée de la promesse que lui faisait Marie, qu’elle ne voyait plus autour d’elle la foule accourue pour assister au spectacle.

Enfin, il arriva, « comme un agneau paisible », note Catherine. En la voyant, il lui sourit et lui demanda de faire sur lui le signe de la croix, ce qu’elle fit tout en lui disant tout bas : « Mon doux frère, allez aux noces éternelles jouir de la vie qui ne finit pas ». Et Catherine de l’accompagner alors et de le soutenir dans ses derniers moments, comme une sœur et une mère. « Il s’étendit avec une grande douceur et je lui découvris le cou. J’étais baissée vers lui et je lui rappelais le sang de l’Agneau. Sa bouche ne disait autre chose que “Jésus, Catherine”, et, en disant ces mots, je reçus sa tête dans mes mains ».

C’est alors que, forte de la promesse qu’elle avait reçue de Marie, forte aussi de son propre désir de répandre son sang pour son divin Époux, « fixant du regard la Bonté divine », dans une prière ultime qui était tout à la fois comme un ordre en faveur de celui qui était devenu pour elle un frère, elle dit : « Je veux ». Aussitôt elle vit, comme dans la clarté du soleil, l’Homme Dieu : « il était présent et il recevait le sang ». Dans ce sang était caché le feu du saint désir que la grâce avait mis en son âme, feu désormais absorbé par le feu de la charité divine. « Dieu recevait ce sang, son désir, son âme, qu’il plaça dans l’ouverture de son côté, trésor de sa miséricorde, montrant ainsi cette grande vérité que c’était par grâce seulement et par miséricorde qu’il la recevait, et non pour quelque mérite personnel ».

La vue de la douceur et de l’amour avec lesquels la bonté de Dieu attendait cette âme séparée de son corps remplit Catherine d’un bonheur ineffable : « comme il la regardait miséricordieusement, écrit-elle, lorsqu’elle entrait dans son côté, toute baignée de ce sang que rendait précieux le sang du Fils de Dieu ». De fait, c’étaient les trois Personnes divines qui l’accueillaient : le Père tout-puissant lui transmettait sa puissance ; le Fils, Sagesse de Dieu et Verbe incarné, lui communiquait cet amour qui lui avait fait accepter par obéissance au Père une mort ignominieuse pour le salut du monde ; et, enfin, l’Esprit l’inondait par son onction d’une joie incomparable. Nicolas entrait au banquet des noces éternelles. Mais, au moment où les portes de la salle de noces allaient se refermer derrière lui, dans un geste plein de délicatesse à l’égard de celle qui l’y avait guidé, il se tourna vers Catherine, lui fit ses adieux et la remercia : « il se retourna, comme fait l’épouse quand elle est arrivée à la porte de l’époux ; elle regarde en arrière et incline la tête pour saluer ceux qui l’ont accompagnée et leur fait un dernier signe de remerciement ».

Catherine se retrouva seule alors, dans une paix délicieuse, jouissant du parfum du sang de l’ami au point de ne pas supporter qu’on lave ce qui en avait jailli sur ses vêtements, toute au regret de devoir rester encore sur terre, mais non sans le sentiment que la première pierre de sa demeure dans l’au-delà venait d’être posée.

Le « Je veux » de la prière sacerdotale de Jésus (Jn 17)

Comme je l’écrivais d’emblée, ce moment de la vie de Catherine de Sienne me revient chaque fois à l’esprit lorsque je relis ou médite la prière de Jésus à son Père au terme de son dernier repas avec ses disciples. L’heure était venue en effet, celle de son passage de ce monde au Père (Jn 13,1). D’où sa prière, prière d’abord pour lui-même au moment de retourner vers lui, prière aussi pour ses disciples que, ce faisant, il est sur le point de laisser dans le monde.

« Père, glorifie ton Fils de la gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde fût afin que ton Fils te glorifie et que par le pouvoir que tu lui as donné sur toute chair, il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés » (17,1). Cette gloire, elle lui sera rendue pour toujours au matin de Pâques. Quant à la mission qui lui avait été confiée, Jésus l’a menée à terme. Les paroles que le Père lui avait données, il les a transmises à ceux qui lui avaient été donnés. Ceux-ci les ont reçues. Ils ont cru en elles et ont reconnu qu’il était sorti d’auprès de lui.

Sa prière devient dès lors prière pour ceux qu’il est sur le point de quitter : « Père très saint, maintenant que je viens vers toi, garde-les dans ton nom, comme je les ai gardés moi-même en ton nom quand j’étais dans le monde (17,11). Prière qui conduit à cette demande ultime : « Sanctifie-les dans la vérité » (17,17). Or c’est précisément pour qu’ils soient sanctifiés dans la vérité que Jésus fait en cet instant au Père l’offrande de sa vie : « pour eux, je me sanctifie moi-même, afin qu’ils soient sanctifiés dans la vérité » (17,15).

De ce dessaisissement de lui-même jaillit alors le « je veux » qui mène sa prière à son terme : « Père, ceux que tu m’as donnés, je veux que là où je suis, eux aussi soient avec moi, afin qu’ils contemplent la gloire que tu m’as donnée parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde » (17,24). Dans ce « je veux » se trouve ressaisi tout le mouvement de la prière de Jésus à la Cène. Dans ce « je veux » se trouve déjà contenu aussi le « je veux » des heures et des jours qui suivent, celui de la croix et celui de sa propre résurrection au matin de Pâques. Ce « je veux » est celui de la volonté humaine de Jésus, unie en sa personne à sa volonté divine, laquelle ne fait qu’un en Dieu avec la volonté du Père. En lui s’opère l’œuvre de la rédemption.

« Demander ce que je veux et désire » dans les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola

Le « Je veux » de Catherine tenant la tête décapitée de Nicolas Toldo est certes d’une nature différente de celui de Jésus à la Cène, même s’il s’inscrit dans son sillage. Il met en présence d’une dimension constitutive de la prière chrétienne. La prière chrétienne n’est pas seulement de l’ordre de la demande. À l’instar de celle de Catherine, elle est d’abord de l’ordre d’un « je veux ».

« Demander ce que je veux et désire », est-il dit dans les Exercices au moment d’entrer en toute heure d’oraison, ce « je veux et désire » ayant tour à tour pour objet, au fil des semaines des Exercices, la douleur pour mes péchés, une connaissance intérieure du Seigneur qui pour moi s’est fait homme, et, en lien avec le mystère de la mort et de la résurrection du Christ, la peine de sa peine et la joie de sa joie. Ces biens, je les veux et désire. Ils concernent ma relation au Christ. C’est pourquoi ils font l’objet de ma demande, sachant par ailleurs que je ne peux me les procurer de moi-même en vertu de quelque mérite que ce soit, mais seulement, comme dit Catherine, « par grâce et par miséricorde ».

Toute l’heure d’oraison consistera dès lors à appliquer au mystère évangélique à contempler toutes les puissances de mon âme, mémoire, intelligence et volonté déjà pour elles-mêmes, mais aussi avec l’aide de la puissance divine, jusqu’au moment où, d’extérieur que j’étais encore au mystère contemplé, j’y deviens intérieur sous la motion divine, touché par les personnes qui le composent, par les paroles qu’elles échangent. « Ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie et satisfait l’âme, mais bien de sentir et goûter les choses intérieurement (Ex. Spi. 2). Or ce qu’il est donné de goûter et de sentir en cet instant, c’est précisément « l’infinie suavité et douceur de la divinité, telle qu’elle émane de l’âme, de ses vertus, et de tout le reste, selon la personne que l’on contemple » (Ex. Spi. 124). C’est une douceur de cet ordre que l’on trouve chez Catherine lorsqu’elle parle de son « doux Époux », du « doux sang du Fils de Dieu », du « doux nom de Jésus », ou encore du « doux frère » qu’est devenu pour elle Nicolas Toldo. Touché par Dieu jusque dans mes sens, je trouve alors le bien que je cherchais et, dans la liberté intérieure retrouvée, je suis rendu capable de faire les choix qui s’imposent et qui me mettront à la suite du Christ.

Tel est l’événement qui advient au cœur de la prière chrétienne, à la manière dont Ignace y introduit. Cet événement, et c’est son fruit, établit l’âme dans la paix, cette « paix délicieuse » dont fait état Catherine suite à l’événement auquel elle a été si intimement liée, l’exécution de Nicolas Toldo. À cette paix s’adjoint pour Ignace la joie, celle qui donne un avant-goût de la joie du Christ ressuscité, paix et joie constituant pour lui les deux composantes de la véritable consolation spirituelle. Ainsi en est-il aussi de la prière chrétienne qui porte sur des biens particuliers, soit pour soi-même soit pour autrui, en lien avec les épreuves qui nous affectent, maladies, difficultés relationnelles, ou encore, à l’échelle du monde, persécutions, conflits armés, sort réservé aux plus pauvres et aux plus démunis dans la société. Ce que je demande alors par l’intercession de Marie, je le veux, tout comme Catherine, en me tournant vers la divine Bonté, fort du fait que le Christ n’a pas seulement annoncé la venue du Royaume par sa parole mais aussi par des actes de puissance en prise sur les personnes et sur les éléments et qui en attestent la venue.

Or il en est ici comme dans la contemplation évangélique où, d’extérieur que l’on était dans un premier temps au récit évangélique, on y était rendu intérieur sous la motion divine, y trouvant ce que l’on cherchait. Ici aussi, face à ces situations qui nous affectent, ce n’est que par une conversion du regard et du cœur qui parfois peut être ressentie comme une mort à soi-même que nous sommes amenés, sous la motion divine, à être affectés par elles en la manière dont le Christ y est présent dans ses actes de puissance. Ce qui ne peut se faire, nous dit Catherine, qu’en étant placé dans « l’ouverture de son côté, trésor de sa miséricorde », le moment présent désormais accepté pour lui-même devenant source de consolation et motif d’espérance.

Ce sont bien les trois Personnes divines qui nous accueillent alors, le Père tout puissant nous communiquant sa puissance, le Fils nous configurant à son mystère de mort et de résurrection, et l’Esprit nous inondant à l’intime de l’âme de l’onction de sa joie.

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