Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

B. Cadoré. Avec Lui, écouter l’envers du monde

Chantal van der Plancke

N°2019-3 Juillet 2019

| P. 67-70 |

Chronique - À propos de... Chronique

L’ouvrage que les Éditions du Cerf viennent de consacrer au Maître général de l’Ordre dominicain ravira, avec les amis de l’Ordre, tous ceux qu’une familière de la spiritualité dominicaine permet ici de rejoindre dans « l’Amour qui bouleverse les entrailles de Dieu ».

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B. Cadoré Avec Lui, écouter l’envers du monde

coll. Spiritualité, Paris, Cerf, 2018, 256 p., 20 €

● Ils sont des milliers de frères, des dizaines de milliers de sœurs et des centaines de milliers de laïcs dominicains dans le monde, tellement divers dans leurs charismes et leurs engagements. Dans un apparent désordre, l’Ordre peut sembler anarchique. En quoi réside son unité ? Quel est donc l’idéal des « Prêcheurs » ? « La dominicanité existe-telle ? Sans doute, mais certainement pas comme une essence fixe qui résiderait dans un ciel immuable » (p. 83). Question à laquelle s’attelle le Maître de l’Ordre à la fin de son mandat. C’est à partir de son itinéraire, à travers ses engagements sur le terrain de la médecine, ses responsabilités successives, ses voyages dans le monde et dans différentes couches de la société que le religieux prend la plume. Il le fait avec le désir d’exprimer sa gratitude à l’égard de saint Dominique et de proposer un dialogue avec celles et ceux qui ont à cœur l’évangélisation. Cinq chapitres balisent la route : Devenir dominicain, Être prêcheur, Vivre l’Ordre, Rencontrer le monde, Déployer le mystère.

Dans le premier chapitre, le religieux évoque « les irruptions de Dieu » dans son enfance, « l’empreinte inégalable, ineffaçable » du noviciat. Il réfléchit sur ses espoirs contrariés par des nominations inattendues et l’apprentissage de l’obéissance dans l’Ordre, c’est-à-dire dans « un projet commun dont les frères désirent porter ensemble la responsabilité ». Loin « d’un discours volontariste, parfois presque de type militaire qui ne dit rien de son mystère et même l’éteint », il s’agit du « désir de se laisser saisir par “la grâce d’une obéissance apostolique” en laquelle les frères se soutiennent mutuellement ». Hors de la vocation communautaire, « la vocation de prêcheur qu’on dit sienne n’est plus gardée par la vigilance des autres. Cette vigilance par nos frères et pour nos frères ne fait pas qu’édifier la communauté, elle influe sur le monde... C’est cela, je crois, l’obéissance : confier sa vocation à d’autres. Et cette confiance fait la vie dominicaine » (p. 51). Avec Lui, écouter l’envers du monde, c’est aussi entendre son propre envers. « Il ne m’a pas été facile d’obéir. Toutefois, peu à peu, l’obéissance m’a conduit à écouter et entendre quelque chose de nouveau non pas en moi, mais de moi et sur moi-même [...], l’inconnu qui se révèle être le soi ancien, sa part impensée » (p. 71). La diversité ? « Autant de dominicains, autant de planètes qu’il faut garder comme un trésor. C’est là-dessus qu’il faut veiller. La traversée commune nous est offerte par l’Ordre pour notre sanctification commune. Nos frères sont en quelque sorte nos anges gardiens qui nous conduisent sur le chemin de l’amitié avec Dieu. Ils sont nos évangélisateurs. Et ce n’est pas un slogan. Nous sommes prêcheurs parce que nous sommes frères » (p. 97). Et non parce que nous sommes des « frères prêcheurs » !

Le frère Cadoré tente de briser le cliché selon lequel « la famille dominicaine serait organisée en cercles concentriques avec les frères en son centre, les religieuses au second rang, puis les laïcs à la périphérie ». Ce sont là, dit-il, « des préjugés mondains qui n’ont pas lieu d’être en théologie » (p. 98). Les clercs ne sont pas au centre de l’évangélisation. « Le centre, c’est le Christ ». Le risque de la supériorité pour les « prêcheurs » est permanent ! « Depuis les débuts de l’Ordre, vivre une vraie parité constitue à la fois un pari et un défi ». Également entre anciens et jeunes, et plus encore entre hommes et femmes. Les moniales de Dominique ont existé dix ans avant les frères, signe de la priorité de la contemplation à la source de la prédication. Les laïcs étaient présents autour de Dominique depuis le début de l’Ordre. « Trop longtemps la transmission a procédé depuis le pôle clérical ». « L’Ordre a donc le devoir de se structurer dans la réciprocité » (p. 110)...

Le Maître de l’Ordre se situe en pèlerin au milieu du monde qu’il a pour mission de visiter en soutenant ses frères et sœurs. Fidèle à sa lecture de l’endroit et de l’envers, il souligne les magnifiques avancées qui manifestent la créativité de Dieu pour que tous soient un. Mais aussi l’envers et les revers, les fractures et les fermetures. Il redoute particulièrement trois tentations liées à la globalisation : la montée de « l’identitarisme » (national, culturel ou religieux, d’opinion ou de génération) qui amène à reconstruire l’histoire à partir de soi-même et à exclure l’autre ; l’indifférence face aux processus de marginalisation économique et sociale : cette banalité placidement acceptée et dépolitisée à force d’injustices consenties ; et enfin la désaffection à l’égard de tous ceux dont l’accès à l’étude est rendu impossible : « l’école est devenue un tamis implacable » et la tyrannie de l’instantané érode « la longue patience de la transmission sans laquelle il n’est pas de sujet libre, affranchi et autonome ».

Trois tentations, trois chantiers sur lesquels l’Ordre prêcheur de la Miséricorde s’est illustré : par « une sainte insurrection », un esprit de résistance qui fait monter à la conscience commune et rationnelle l’injustice et le mensonge qui justifient la situation intolérable de ceux qui comptent pour rien. Les tragédies « désignent un enjeu crucial de la prédication de l’Évangile ». Créer avec les exclus « des foyers de communions, qui seraient autant de sacrements révélant ce que l’humanité est promise à devenir [...] Le faire à partir d’eux. Les laisser faire avec nous et pour nous. À mes yeux, telle est la priorité absolue. Tel est le levier apte à soulever le monde et à l’élever à la juste hauteur de sa vraie dignité » (p. 157). Pour ce faire, l’Ordre n’a ni spécialisation sociale ni politique, seulement le désir de la rencontre, la patience de l’amitié et, surtout, l’Amour qui bouleverse les entrailles de Dieu et dans lequel « tous peuvent renaître de Sa miséricorde ». L’essentiel est d’en revenir toujours « à la source de la Sainte Prédication » (sans rester obnubilé par les chiffres et la logique autoréférentielle de la gestion) et de garder « le charisme de l’itinérance », ce détachement (de nos œuvres) toujours au cœur de saint Dominique.

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