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Aumônerie catholique et transgression euthanasique

Xavier Dijon, s.j.

N°2019-1 Janvier 2019

| P. 17-32 |

Kairos

Philosophe, juriste renommé, écrivain bien connu de nos lecteurs, le père Dijon s’engage aujourd’hui dans tous les combats éthiques qui conditionnent notre civilisation : la question des migrants, du transhumanisme, de l’intégration sociale et non moins, comme ici, celle de l’euthanasie, examinée et réfléchie, à la lumière de la Parole de Dieu, dans toutes ses dimensions humaines.

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Depuis que la Belgique [1] a adopté en 2002 une loi qui dépénalise partiellement l’euthanasie aux conditions qu’elle énonce – maladie grave et incurable, souffrances insupportables et inapaisables, volonté persistante du malade, obligation de signalement à une commission d’évaluation, etc. –, la pratique de l’euthanasie dans les hôpitaux et maisons de repos a pris une telle extension que, quittant le domaine de l’exception rare, elle est devenue dans tous les milieux, même chrétiens, une option parfaitement envisageable dès lors que le patient est arrivé en fin de vie [2].

Par ailleurs, dans l’encyclique Evangelium Vitae (1995), la position de l’Église ne laisse place à aucune ambigüité. Après avoir précisé le sens de l’euthanasie [3], le pape Jean-Paul II poursuit :

En conformité avec le Magistère de mes prédécesseurs et en communion avec les évêques de l’Église catholique, je confirme que l’euthanasie est une grave violation de la Loi de Dieu, en tant que meurtre délibéré moralement inacceptable d’une personne humaine.

Prises dans cette tension entre – du côté civil et médical – une dépénalisation de plus en plus large de l’euthanasie et – du côté ecclésial – une condamnation ferme de cette pratique, les équipes d’aumônerie catholique présentes dans les institutions de soins se trouvent régulièrement confrontées à des situations qui suscitent leur perplexité, voire leur déchirement. Comment l’agent pastoral pourra-t-il aider les malades qu’il accompagne à se situer dans ce conflit ?

Dans un premier temps, nous cherchons à justifier l’attitude pastorale du refus de la transgression euthanasique, la considérant plutôt comme une tentation ; le second temps entre dans le débat proprement théologique sur la mobilisation de l’Écriture sainte dans la tentative de légitimation de l’euthanasie.

La tâche de l’agent pastoral

● Le témoignage de l’agent pastoral

L’agent pastoral a comme premier devoir, bien sûr, d’écouter la personne qui s’ouvre à lui pour lui confier son vécu, ses désirs, ses craintes. En brisant ainsi l’enfermement que risque de connaître le malade, il noue avec lui une relation salutaire dans la confiance. Si le patient aborde avec l’agent pastoral – explicitement ou à demi-mots – la question de l’euthanasie, il s’agira d’abord d’entendre la plainte, la demande et ses raisons, et de les laisser peser en soi pour qu’elles soient réellement partagées. Il s’agira ensuite d’aider le malade à se situer lui-même dans sa foi (s’il est croyant) ou dans sa simple humanité (s’il n’adhère pas à une confession particulière).

L’agent pastoral pourra d’abord se rappeler que, dans une société pluraliste, la disposition légale et la conscience éthique ne se recouvrent pas nécessairement. Puisque les conceptions du bon diffèrent d’un citoyen à l’autre (il s’agit alors de l’éthique, selon J. Habermas), le débat démocratique aboutira à ce qui est jugé juste pour l’ensemble de la population (dans le vocabulaire habermassien, il s’agit alors de la morale). Avec la conséquence que la norme légale ainsi énoncée (le juste) ne dit pas toujours ce qui est, par exemple pour un croyant catholique, la voie de sa propre éthique (le bon). D’ailleurs, la disposition légale elle-même prévoit que, si des sujets sont heurtés dans leur conviction intime, ils peuvent opposer leur objection de conscience au geste que la loi permet. Ainsi, aucun membre du personnel soignant n’est tenu de procéder à une euthanasie.

L’agent pastoral pourra ensuite faire appel à la conscience du malade, dont la spontanéité doit très probablement reconnaître l’illicéité de l’acte euthanasique : sa volonté d’en finir avec la souffrance va-t-elle jusqu’à demander à un médecin de poser sur lui le geste homicide, et à l’ensemble du personnel soignant, de porter le poids de ce geste ? Est-ce vraiment, dans le sanctuaire inviolable de sa conscience la décision qu’il prend en toute liberté ? Sa demande n’est-elle pas, par exemple, suscitée par le souci de ne plus incommoder son entourage ? Enfin, l’agent pastoral pourra (se) rappeler que l’inter-dit de l’Église doit être compris comme un dit qui s’échange inter-, c’est-à-dire une parole qui continue à se dire entre le patient et son entourage. C’est un oui à la relation et à la vie. Il s’agira donc d’aider le patient à entrer dans la réconciliation avec ce qui lui arrive, soit au plan humain (la mémoire des bienfaits donnés, reçus ; la mémoire des épreuves déjà traversées, etc.), soit au plan explicitement chrétien (la prière, les sacrements,...).

● La culpabilité et la transgression

Mais, dira-t-on, le rappel de la position sévère de l’Église en matière d’euthanasie risque de réveiller la culpabilité chez le patient.

Il est vrai qu’il faut choisir le moment opportun et les manières pertinentes [4]. Cependant, il est bon de garder à l’esprit que la culpabilité n’est pas nécessairement malsaine. Ce sentiment peut certes tourner en pathologie mais, de soi, il constitue un précieux signal pour l’exercice de la vie morale. Ainsi, il serait particulièrement dangereux pour la vie sociale que la personne qui a commis un méfait ne se sente jamais en faute.

En tout cas, l’option de l’agent pastoral est claire : il peut certes comprendre, mais il n’est pas autorisé à approuver un acte qui transgresse la loi de Dieu, encore moins à prétendre que l’on puisse grandir dans la transgression [5].

Dans une conception païenne qui place les dieux en rivalité avec les hommes, la transgression peut être vue comme une source de grandeur tout à l’honneur de l’homme. Ainsi fit Prométhée qui a osé ravir le feu aux dieux de l’Olympe. Mais c’est parce qu’il avait en face de lui le Dieu écrasant qu’est Zeus ; il l’a d’ailleurs durement payé. Mais le Père de Jésus n’est pas Zeus : le Christ, doux et humble de cœur, révèle que Dieu, lui aussi, est doux et humble de cœur.

Du coup, en régime chrétien, la transgression ne doit pas s’appeler grandeur ; elle doit s’appeler tentation. Un chrétien devra donc adopter, face au Tentateur, la même réponse que Jésus : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu » (Mt 4,7). N’est-il pas bon, en effet, de nous rappeler de temps à autre que notre liberté est l’enjeu d’un débat, où nous voulons le bien, certes, mais où nous sommes aussi tentés par le mal ? De la sorte, nous serons moins enclins à considérer que toutes les idées et tous les désirs qui occupent notre esprit – parfois jusqu’à l’obsession – seraient nécessairement du bien. La prière que le Seigneur nous a apprise le dit d’ailleurs fort bien : « Ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre-nous du mal ».

Or, par rapport à cette attitude que devrait adopter, nous semble-t-il, l’agent pastoral, deux objections peuvent être soulevées d’un point de vue simplement humain, concernant d’abord le respect de la volonté du patient, ensuite le soulagement de sa souffrance.

● Le respect de la volonté

Si l’agent pastoral se présente au patient comme un frère humain (ou une sœur) convaincu du bien-fondé de la doctrine ecclésiale qui invite les soignants à laisser venir la mort mais sans jamais la provoquer, il pourra dans certains cas être bien reçu par le malade qui retrouvera, dans ces paroles de consolation, sa propre conviction, jusque-là trop enfouie dans les angoisses du malheur ; mais l’agent pastoral pourra aussi susciter une réaction négative : qui est-il, lui (variante : qui est l’Église) pour vouloir imposer au malade une volonté qui n’est pas la sienne [6] ?

Que dire, en réponse, sinon qu’il ne s’agit pas, pour l’aumônier, d’imposer une volonté particulière, mais d’exprimer une conviction profonde concernant à la fois le don divin de la vie et la nature sociale de l’homme. Le malade veut certes demander la mort, mais il est normal qu’un membre de l’aumônerie ne souhaite pas entrer dans ces vues-là, même s’il a accepté d’entendre et de comprendre cette demande en profondeur. La vérité qu’exprime l’Église à cet égard n’est pas seulement chrétienne ; elle est d’abord profondément humaine et touche donc la vérité de toute personne, même de celle qui s’y oppose. Cette vérité peut donc être rappelée très légitimement par l’agent pastoral, sans qu’il ait à considérer la volonté du malade comme une idole devant laquelle il devrait s’incliner. Dans tout dialogue, quel qu’il soit, il ne s’agit pas de fusionner avec l’interlocuteur – ici, avec le malade – mais d’échanger avec lui, sur la base des convictions respectives des deux partenaires.

L’autodétermination est une bonne chose lorsque le patient est amené à faire le choix des traitements qu’il va subir, mais elle ne le dispense pas de se conformer à la norme morale qui lui enjoint le respect de toute vie humaine, y compris de la sienne. Dès lors, si la volonté du patient porte sur un acte objectivement illicite, il n’y pas lieu de la suivre. Par contre, plutôt que d’entrer dans les grincements et les malaises que provoque la volonté euthanasique, et d’enclencher ainsi la fuite en avant qui consiste à commettre l’euthanasie suivante pour justifier les euthanasies précédentes, on pourra davantage souligner la paix que donne la soumission de tous – patient, soignants, famille – au déroulement de l’existence humaine jusqu’à sa fin naturelle. N’est-il pas plus paisible en effet, pour un malade, de se réconcilier avec sa propre condition corporelle dans l’abandon à la réalité plutôt que de vouloir tout garder sous son contrôle par un durcissement de sa volonté ?

● Le soulagement de la souffrance

Mais la question nous est relancée : pouvez-vous laisser une personne humaine se débattre avec ses souffrances sans lui accorder l’issue qu’elle demande ? Ici encore, l’agent pastoral qui entend se conformer à la tradition morale de l’Église pourra se voir encourir le reproche de manquer de cœur, voire de soumettre le patient aux traitements inhumains et dégradants que prohibent les textes relatifs aux droits humains.

En réalité, ni l’agent pastoral ni l’Église n’infligent rien au patient. L’Église, dont l’aumônier est le témoin, veut seulement se mettre à la suite du Christ qui a voulu, à la fois, soulager les souffrances en opérant des guérisons et des délivrances, mais aussi endurer lui-même l’agonie, les douleurs physiques et les peines morales de sa Passion, dans la pleine liberté de celui qui veut aller jusqu’au bout de l’amour.

La fraternité chrétienne – et déjà la fraternité humaine – nous oblige certes à agir pour soulager la souffrance d’autrui, mais il y a plusieurs manières d’exercer la compassion [7]. Sans doute le chrétien n’a-t-il – pas plus qu’un autre – la possibilité de percer les derniers secrets de la souffrance, qui reste un mystérieux abîme. Mais, sur fond de cette ignorance, il sait au moins une chose : que le geste de mort posé sur le malade dans le but de supprimer sa souffrance est une solution qui n’en est pas une puisqu’elle consiste en un homicide, c’est-à-dire en une coupure radicale de la relation. L’euthanasie accrédite ainsi dans le corps social l’idée qu’un être humain peut disposer de la vie d’un autre être humain, ouvrant la porte à des violences qui accentueront encore le poids des souffrances de tous.

Il faudra dès lors que l’agent pastoral s’emploie à garder la relation pleinement humaine avec le malade, tout en cherchant à soulager ses souffrances, dont on dit, d’après le témoignage des gens de terrain, qu’elles sont plus pesantes encore au plan moral qu’au plan physique. L’institution des soins palliatifs va dans ce sens, et c’est une bénédiction. Mais on sait que le passage par ce type de soins avant l’acte euthanasique – c’est-à-dire le filtre palliatif – n’est pas légalement obligatoire, alors même que le geste de mort ne peut être posé que sur un patient qui subit des souffrances inapaisables ; on sait aussi que les unités palliatives se laissent parfois gagner par la contagion euthanasique, alors qu’il s’agit de deux philosophies radicalement différentes : supprimer la vie, d’un côté, l’accompagner, de l’autre.

En Belgique, nous venons de le voir, la mission de l’agent pastoral mis en présence d’un malade en fin de vie a été rendue plus délicate par le changement législatif opéré en 2002. Mais la situation du pasteur est rendue plus inconfortable encore lorsque l’Écriture sainte elle-même est mobilisée pour légitimer l’euthanasie.

Le débat théologique

L’argumentation théologique déployée par quelques auteurs belges pour tenter de justifier le geste euthanasique peut s’articuler sans trop d’artifice autour des trois personnes de la Trinité : Père, Fils et Esprit [8].

● Le Père créateur

À propos du Père, l’argumentation est simple : puisque le Créateur nous a donné la vie, ce don justifie que nous le fassions nôtre jusqu’à en disposer entièrement. Sinon, il ne s’agirait pas réellement d’une libéralité de la part du Donateur, et le donataire – l’homme, en l’occurrence – ne serait pas réellement libre d’en faire ce qu’il veut ; il resterait un esclave, sans pouvoir prendre la responsabilité de sa propre vie [9].

En réalité, pareil argument est resté à mi-parcours de la Geste créatrice. Car il est vrai que Dieu a donné la vie à l’homme en imprimant son Souffle dans la glaise qu’il avait modelée, comme le dit la poésie biblique (Gn 2,7), mais Dieu ne prend cette libre initiative qu’en vue de nouer une alliance. D’ailleurs, dans la vie courante, tout cadeau n’a-t-il pas pour but d’exprimer ou de raviver un lien ? Le don n’est pas là pour que le donataire se passe du donateur mais, au contraire, pour que tous deux gardent le souvenir du lien noué par ce don. Saint Augustin utilise à cet égard la belle image de la bague qui sert de promesse d’alliance entre les fiancés [10].

Il faut d’ailleurs se méfier du vocabulaire qui objective la vie comme un cadeau qui passerait du pouvoir d’un sujet au pouvoir d’un autre sujet, lequel pourrait alors en disposer comme il l’entend. Car la vie, inobjectivable, n’appartient à personne. Elle est le Don en-deçà duquel il n’est pas possible de remonter, sinon en se faisant soi-même la source de ce Don, c’est-à-dire, paradoxalement, en posant sur soi-même un geste de mort, qui est le contraire de la vie... En réalité, la vie est là comme le trait d’union, à la fois discret et évident, qui nous relie à Dieu et les uns aux autres. C’est en considérant la grâce insurpassable de la vie que nous comprenons la reconnaissance due au Créateur, y compris lorsqu’Il dit dans le Décalogue : « Tu ne tueras pas » (Ex 20,13). Tu n’exerceras pas ta maîtrise, ni sur la vie d’autrui, ni sur la tienne, car ton ingratitude serait une violence.

Pour rester dans le registre biblique, on ajoutera d’ailleurs que l’attitude du bénéficiaire qui s’approprie le don jusqu’à se couper lui-même du Donateur ressemble fort à la proposition qu’a faite le Serpent à Ève au jardin d’Éden (« Vous serez comme des dieux », Gn 3,5), ou le diable à Jésus dans le désert (« Change ces pierres en pains », Mt 4,3). Certes, répétons-le, la tentation fait partie de la condition humaine, mais il importe de la reconnaître comme telle.

Après le rapport de la créature à son Créateur, la relation du Fils à ses frères humains peut être également mobilisée pour tenter une légitimation de l’euthanasie. Or le Fils est, à la fois, législateur et serviteur.

● Le Fils, Législateur

Jésus ne vient pas abolir la loi, mais l’accomplir (cf. Mt 5,17) pour que ses disciples aillent, comme lui, jusqu’au bout de l’amour de Dieu et du prochain. Une première précision quant à la loi concerne le meurtre ; une seconde, la charité.

Quand Jésus évoque la loi qui énonce « Tu ne tueras pas, et si quelqu’un tue, il en répondra au tribunal », il ajoute : « Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal » (Mt 5,23). Ce faisant, le Christ n’énonce-t-il pas une précieuse indication quant à l’acte interdit ? À entendre l’argumentation ici proposée, en effet, la prohibition biblique porterait sur le meurtre en tant qu’il est commis dans un esprit de colère contre la personne que le meurtrier veut supprimer, mais elle n’interdirait pas le geste de mort posé dans un esprit de compassion envers le patient dont le médecin respecte, au contraire, l’altérité [11].

Deux remarques sur cet argument : d’abord, un soignant est-il toujours sûr que son geste de donner volontairement la mort – même contre sa propre volonté – soit exempt de toute colère de sa part, ou de la part de l’entourage du patient ? Qui connaît en effet les arcanes de son propre cœur pour dire qu’il supprime objectivement une vie humaine, dans un pur désir fusionnel d’effacement, sans ressentir aucune colère, ni contre l’autre, ni contre lui-même ni contre Dieu ? Ensuite, et plus fondamentalement, le respect de l’altérité d’autrui ne commence-t-il pas par le respect de sa propre vie ? Car un sujet, dans son intégralité, ne se réduit jamais aux seules décisions qu’il a prises : déjà, a-t-il seulement décidé de naître ? Sans doute le médecin a-t-il accueilli la volonté du patient, mais il a ramené à cette seule volonté toute l’objectivité charnelle et souffrante du malade, pour y répondre par sa propre volonté subjective de compassion ; il n’en reste pas moins vrai qu’il n’a pas accueilli cette objectivité d’autrui puisqu’il l’a fait disparaître dans la mort.

Après l’utilisation de la précision donnée par Jésus quant au meurtre, celle qui concerne la charité est suscitée par la question du légiste : « Et qui est mon prochain ? » (Lc 10,29), à laquelle le Christ répond par une parabole qui met en valeur le geste d’un dissident venu de Samarie. Or, puisque Jésus raconte cette histoire pour inviter son interlocuteur à se déplacer depuis son propre point de vue jusqu’à celui d’autrui (« Qui a été le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ? »), n’est-il pas possible d’interpréter la parabole dans le sens où la vraie charité consiste à accéder à la requête du malade qui demande l’euthanasie [12] ? Alors que le prêtre et le lévite, soucieux de la pureté morale de leurs principes (qui commandent de ne pas toucher le sang, impur), n’ont pas voulu entendre la détresse du blessé au bord de la route, l’étranger hérétique a su prendre ses responsabilités. Un modèle pour le médecin qui abrège la vie d’un patient qui n’en finit pas de souffrir ?

On se demande tout de même si pareille lecture qui remplace l’huile et le vin du Samaritain par la seringue du produit létal, ne bouleverse pas de fond en comble l’intention du texte évangélique. Certes, il y a contraste entre les deux premiers protagonistes de la parabole qui passent leur chemin, et le troisième qui s’arrête, touché de compassion. En ce sens-là, le Bon Samaritain est modèle d’écoute pour tout soignant comme pour tout agent pastoral, tandis que les deux premiers passants forment des contre-exemples. Mais il faut lire la Bible dans tout son contexte : la relation ainsi nouée dans la compassion ne se situe pas en dehors de la Loi que Dieu a donnée à Moïse, et que Jésus affine à l’extrême dans le Sermon sur la montagne. Puisque Jésus rappelle lui-même le commandement « Tu ne tueras point » (Mt 5,21), il ne peut pas, quelques chapitres plus loin, donner en exemple un Samaritain qui donnerait la mort à un blessé au bord de la route.

Les tentatives entreprises pour justifier l’euthanasie par la Bible peuvent ainsi s’appuyer sur une lecture personnelle de l’enseignement de Jésus [13] ; mais aussi de sa Passion.

● Le Fils, Serviteur souffrant

La passion du Seigneur n’est-elle pas à ce point tragique – agonie, tortures, crucifixion, descente aux enfers – qu’elle pourrait rejoindre également la décision de recourir à l’euthanasie ? D’une part, en effet, comme soignant, le médecin qui pose le geste de mort sur son patient peut se sentir lui-même dans une position semblable à celle de Jésus qui souffre son agonie à Gethsémani ; il participerait ainsi à la souffrance du Christ qui tient à sauver autrui, quitte à marcher pour cela, lui aussi, contre sa propre volonté [14]. D’autre part, du côté du malade, alors que sa souffrance lui sépare le corps de l’âme (« Il n’est plus lui-même », dit son entourage) et qu’elle divise parfois aussi sa propre famille, la descente de Jésus aux enfers en son âme pour y délivrer les âmes des justes, semble épouser cette double déchirure, de telle sorte que le geste euthanasique – déchiré lui aussi puisqu’il constitue une transgression de l’interdit de tuer – permettrait au mourant et à sa famille, si un chrétien veut bien leur proposer cette lecture-là, d’espérer une certaine réunification comme celle qu’opère, après la descente aux enfers, la résurrection du Christ [15]. Bref, il s’agirait, d’un point de vue chrétien, de prendre le temps d’insérer le geste euthanasique dans la tragédie du Triduum pascal, de telle sorte que l’entrée volontaire du malade dans la mort sous le signe du Christ – attesté par la présence de chrétiens à son chevet – serait relue comme un passage vers la vie de Pâques [16].

Comment ne pas être touché par la volonté, manifestée par des praticiens chrétiens, de relier leur acceptation (d’ailleurs à contrecœur) du geste euthanasique avec la manière dont le Seigneur Jésus, dans sa Passion, a affronté le tragique de la condition humaine ? Mais comment ne pas être frappé aussi par la déchirure que leur argumentation – si sincère soit-elle – provoque dans la confession de foi chrétienne ? Car si le Christ est entré librement dans sa Passion, il n’a jamais demandé la mort ; il l’a subie de la part des juifs et des païens. Dans sa prière au Jardin des Oliviers, il a demandé à son Père que le calice de l’angoisse et de la mort s’éloigne de lui, mais s’il a accepté de vivre sa Passion, c’est pour que tous ses disciples et, finalement tous les hommes, puissent vivre leur vie et leur mort dans l’obéissance aux commandements, c’est-à-dire dans l’amour de leur Père et de leur prochain.

Or c’est cette obéissance radicale du Christ à son Père (« Non pas ma volonté mais la tienne » Lc 22,42) que l’on ne retrouve pas dans l’argumentaire qui soutient la transgression euthanasique. De même que le Christ a attendu le salut de son Père (« En tes mains, je remets mon esprit », Lc 23,46), le croyant est appelé à attendre patiemment son salut du Christ lui-même. Il est vrai que la maladie est déchirante (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », Mt 27,46), mais le chrétien – et donc l’agent pastoral – est invité à porter sur le tragique de la condition humaine le regard de foi que donne l’espérance en la résurrection.

● L’Esprit de sainteté

Un dernier mot pour clore ce débat théologique : après l’acte créateur du Père, puis la loi précisée par le Fils et le salut qu’il offre en sa passion, est-il possible d’invoquer la personne de l’Esprit pour légitimer le geste euthanasique ?

À vrai dire, les ouvrages rédigés par les auteurs chrétiens en Belgique pour adoucir l’interdit de l’euthanasie ne mentionnent pas explicitement, sauf erreur, l’Esprit Saint, mais peut-être soutiendraient-ils que cette Troisième personne de la Trinité se trouve à chacune de leurs pages. Des phrases telles que celle de Jésus à Nicodème « Le vent souffle où il veut : tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Il en est ainsi pour qui est né du souffle de l’Esprit » (Jn 3,8) ou celle de saint Paul aux Corinthiens : « Or, le Seigneur, c’est l’Esprit, et là où l’Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté » (2 Co 3,17), peuvent en effet être lues comme un rappel de ce que le chrétien n’est pas enfermé dans un code moral prescrit par l’Église, mais qu’il doit plutôt chercher sa voie éthique, dans la délibération avec d’autres.

D’où peut-être l’appel privilégié à la conscience, par exemple sous la plume du Docteur C. Van Oost : « Le primat de la conscience est capital dans l’Église. Celle-ci indique une ligne : l’euthanasie n’est pas une bonne chose, et je partage cette idée. Mais dans les situations concrètes, le croyant doit faire appel à son for intérieur. Qu’il s’agisse du patient qui fait la demande pour lui-même ou du médecin qui consent à le suivre [17] » ou encore « Je n’attends pas de l’Église qu’elle me protège, me donne des directives ou s’érige en juge moral de ma pratique. J’attends d’elle qu’elle aide les médecins à réfléchir [18] ».

Comme l’autonomie davantage reconnue de nos jours aux malades, on ne peut que saluer ici la volonté des soignants d’exercer leur propre responsabilité éthique. Encore faut-il voir que cette responsabilité – comme son nom l’indique – n’est jamais qu’une réponse à une interpellation qui, pour le croyant, vient de plus loin que l’humain. Or, dans la tradition chrétienne, l’Esprit, qui poursuit son œuvre dans le monde et achève toute sanctification, ne se détache pas de l’Église ; il veut, au contraire, l’éclairer et la fortifier sans cesse pour qu’elle poursuive sa mission. Il y aurait dès lors danger à détacher l’Esprit de l’Église, un peu comme il y a danger, dans l’euthanasie précisément, de détacher l’esprit humain de sa pesanteur charnelle. Car l’Église, voulue par le Père et par le Fils, entend se laisser conduire par l’Esprit pour amener les humains à recevoir la création comme un don du Père et à accueillir les mots et les gestes du Fils comme la voie de leur salut.

*

La position de fidélité à Dieu et à l’Église que prend l’agent pastoral à l’intime de sa conscience est difficile à tenir ; elle le sera de plus en plus dans notre société qui, identifiant toujours davantage la dignité humaine avec la libre disposition de soi, multiplie les pentes qui vont vers la transgression homicide. Les reproches de fondamentalisme viendront, et de manque de pitié, et de culpabilisation de ceux qui ne suivent pas cette voie. D’où l’importance, pour l’agent pastoral, d’enraciner d’abord paisiblement sa conviction dans la Parole de Dieu reçue en Église, puis d’entrer dans la prière. Peut-être celle du poète :

Seigneur, donne à chacun sa propre mort,
Qui soit vraiment issue de cette vie,
Où il trouva l’amour, un sens et sa détresse.
Car nous ne sommes que la feuille et que l’écorce.
La grande mort que chacun porte en soi,
Elle est le fruit autour duquel tout change.

Ô Seigneur, donne à chacun sa propre mort,
la mort issue de cette vie
où il trouva l’amour, un sens et la détresse.
Car nous ne sommes que l’écorce et que la feuille.
La grande mort que tout homme en soi porte,
tel est le fruit autour duquel gravite tout.
C’est pour lui que les jeunes filles
s’éveillent et, comme un arbre, sortent d’un luth,
pour lui que des garçons rêvent d’être des hommes,
que des adolescents à des femmes confient
des angoisses que nul autre ne peut assumer.
C’est pour ce fruit que toute chose vue reste,
comme de l’éternel, même effacée depuis longtemps,
et tous ceux qui créèrent et bâtirent l’enveloppèrent
d’un univers, le gelèrent et le fondirent,
l’irriguèrent de vent, de lumière.
En lui entra toute chaleur,
brûlure à blanc des cœurs et des cerveaux – :
mais tes anges passant comme nuées d’oiseaux,
ils trouvèrent tous les fruits verts.
Seigneur : nous sommes plus pauvres encore
que les plus pauvres bêtes
qui, même aveugles, meurent leur mort,
parce qu’aucun de nous n’est encore jamais mort.
Oh ! donne-nous celui qui trouvera la science
de lier la vie en espaliers
pour lesquels fleurira un printemps plus précoce. [19]

[1Cet article est la reprise d’un exposé de juin 2018 aux étudiants du Certificat en pastorale de la santé à la Faculté de théologie de Louvain-la-Neuve.

[2En réalité, la loi du 28 mai 2002 ne concerne pas seulement la fin de vie, mais « si le médecin est d’avis que le décès du patient majeur n’interviendra manifestement pas à brève échéance », il doit prendre des précautions supplémentaires (second contrôle médical extérieur et délai de réflexion plus long).

[3« Par euthanasie au sens strict, on doit entendre une action ou une omission qui, de soi et dans l’intention, donne la mort afin de supprimer ainsi toute douleur. “L’euthanasie se situe donc au niveau des intentions et à celui des procédés employés” » (Evangelium Vitae, n° 65).

[4Par exemple, il est plus délicat, pour une équipe d’aumônerie, d’intervenir lorsque le processus d’euthanasie est déjà enclenché et accepté par l’ensemble de l’équipe soignante. D’où l’importance de rencontrer les grands malades dans les meilleurs délais.

[5L’expression apparaît sous la plume de Gabriel Ringlet, « Vous me coucherez nu sur la terre nue », L’accompagnement spirituel jusqu’à l’euthanasie, Paris, Albin Michel, 2017, p. 117.

[6On lit par exemple dans C. Van Oost, Médecin catholique, pourquoi je pratique l’euthanasie, Paris, Presses de la Renaissance, 2014 : « Il me semble que le rôle d’un accompagnateur n’est pas d’apporter des réponses. Mais d’être dans l’instant présent, avec et pour l’autre, sans aucune attente, donc sans aucune ‘ mission’, pour l’aider à descendre dans la profondeur de son existence. Il faut partir du malade et de ses questions, plutôt que de relire sa vie au prisme de la religion » (p. 170).

[7Voir à ce sujet le petit ouvrage de J. Ricot, Du bon usage de la compassion, Paris, PUF, 2013.

[8Faut-il s’étonner de la possibilité de légitimer un acte illicite par le moyen de l’Écriture sainte ? Le diable lui-même ne s’est-il pas servi du procédé ? Ayant entendu Jésus lui répondre, lors de la première tentation au désert, que l’homme ne vit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt 4,4), il utilise précisément la parole de Dieu quand il invite Jésus à se jeter du faîte du Temple : « Il donnera des ordres à ses anges... » (Psaume 91).

[9Cette argumentation de P. de Locht (« L’euthanasie en question », Louvain 63, nov. 1995, p. 15-17) est reprise dans D. Jacquemin, « L’euthanasie, un lieu pour le théologien ? », dans E. Gaziaux (éd), Paroles de foi et réalités éthiques..., Bruxelles, Lumen Vitae, 2016, p. 34-36.

[10Saint Augustin pose la question : « Supposons qu’un fiancé donne une bague à sa fiancée ; si celle-ci préfère la bague à son fiancé, qui a fait cette bague pour elle, ne surprend-on pas, dans cet attachement au cadeau du fiancé, un cœur adultère, encore que cette jeune fille aime ce que lui a donné son fiancé ? » (Traité sur la 1ère épitre de Jean (ad Parthos), commentaire sur Jn 2,11 ; PL 35, 1995).

[11L’argument est présent chez C. Van Oost (op. cit., p. 80) et chez M. Desmet, Euthanasie, waarom niet ? pleidooi voor nuance en nietweten, Lannoo, 2015, p. 297. Ce second auteur insiste sur la différence entre tuer et commettre un meurtre puisque l’interdit porte sur le meurtre, dont la racine est bel et bien la colère. Tuer reste, sans doute, une transgression, mais serait acceptable dans certaines circonstances.

[12On trouve l’argument chez D. Jacquemin, art. cit., p. 36-40, suivi par l’infirmier P. Hamande dont le témoignage est recueilli par J. Dewez : « L’euthanasie en maison de repos ; de l’interdit à la transgression », dans L’Appel 406 (avril 2018), p. 10-11.

[13On devine également sans peine le parti qu’il est possible de prendre de la phrase de Jésus : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat » (Mc 2,23) pour prouver que l’interdit n’est pas premier. Voir en ce sens C. Van Oost, op. cit., p. 82.

[14Cf. C. Van Oost, op. cit., p. 81.

[15Voir M. Desmet, op. cit., p. 298-301.

[16Voir en ce sens D. Jacquemin, art. cit., p. 44-45 : « Patient comme soignants feront l’expérience de ne pas rester terrassés par la mort si chacun, et dans la vérité de la rencontre, s’est efforcé de correspondre au mieux aux enjeux profonds du tragique de la demande » (p. 45).

[17C. Van Oost, op. cit., p. 87.

[18Idem, p. 88.

[19Rainer Maria Rilke, Le Livre de la Pauvreté et de la Mort. Traduit de l’allemand et présenté par Jacques Legrand Coll. « Les carnets spirituels », 94, Paris-Orbey, Arfuyen, 2016, p. 37-41.

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