Sœur Christiane Meres, o.c.d.
Noëlle Hausman, s.c.m.
N°2018-4 • Octobre 2018
| P. 3-8 |
RencontreEntrée au Carmel de Luxembourg en 1976, sœur Christiane Meres y a assumé diverses charges dont celle de prieure, jusqu’à la fermeture de
2012. Elle rejoint alors le Carmel de Bruxelles, fondé par Anne de Jésus
de Lobera. Un temps prieure de cette communauté internationale et inter- communautaire, elle a pris conscience du vaste patrimoine de sa Fédération et de l’urgence d’en conserver la mémoire – une manière de rendre l’avenir possible.
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Vs Cs • Sœur Christiane, vous êtes moniale contemplative et après diverses responsabilités au Carmel, vous voici chargée des archives au niveau de la Fédération des Carmels de Belgique-Sud. Comment peut-on passer d’une vie dédiée à la prière et aux personnes à cette plongée dans les vieux papiers, tâche qui semble plus inutile encore aux yeux de beaucoup ?
Ch. Meres • Suite à l’appel insistant du Gouvernement général de l’Ordre du Carmel, dès 2007, de prendre soin du patrimoine carmélitain face à la vague des fermetures de nos communautés, la Présidente fédérale des carmélites de Belgique-Sud m’a interpellée pour prendre en charge le classement des archives des communautés fermées de notre Fédération. J’y ai senti un appel de Dieu qui allait me mener vers un royaume inconnu. Sous la houlette de sœur Lydie Rivière, Xavière de Paris qui m’a initiée avec beaucoup d’expérience et de doigté au classement des archives monastiques, j’ai appris sur le terrain et j’ai pris conscience des questions multiples que posent les archives. Pour toute communauté religieuse, les archives sont d’abord un lieu de mémoire, qui traduisent l’histoire des personnes qui nous ont précédés et ont construit le corps du Christ jour après jour. Le travail archivistique lui-même n’est donc pas uniquement un travail technique, c’est un travail spirituel qui implique des connaissances techniques et donc une initiation et une formation.
Vs Cs • L’archiviste que vous êtes devenue n’est-elle pas surprise, voire choquée, par d’anciens conflits ou d’autres mésaventures de toutes sortes qu’elle fait nécessairement réapparaître au grand jour ?
Ch. Meres • L’histoire de nos communautés est une histoire sainte émouvante, tissée à travers des épreuves de fondation, des changements de société souvent dramatiques : persécutions, Révolution française, spoliations, expulsions du début du XXe siècle, exil et destructions des deux Guerres mondiales du XXe siècle. Les archives relatent silencieusement mais véridiquement ces témoignages de foi, de patience, de courage de nos devancières, attestant une fidélité allant parfois jusqu’à l’héroïsme et au martyre. Mais on y trouve aussi des aspects ténébreux de l’histoire communautaire. J’ai eu ainsi l’occasion d’assister au déroulement d’un long procès. J’ai pu entrevoir la blessure secrète d’une communauté qui ne s’est jamais remise d’une mainmise trop autoritaire d’une personne. J’ai découvert d’incroyables exils communautaires suscités par les événements politiques et sociaux.
Vs Cs • Le patrimoine archivistique dont vous parlez n’est donc pas fait seulement de traces écrites ?
Ch. Meres • Il y a tout d’abord les documents écrits, mais aussi les images, les photos, le matériel sonore. Il faut ajouter les objets précieux : œuvres d’art, reliquaires, tableaux, sculptures, objets cultuels, vêtements liturgiques anciens, etc. qui sont à conserver dans un lieu approprié qu’on appelle d’ordinaire le musée. Enfin, le patrimoine archivistique est constitué aussi de livres anciens datant de la période de fondation ou d’une période plus tardive, et que l’on conserve d’ordinaire dans la bibliothèque générale du monastère, dans un rayonnage appelé « Bibliothèque historique ».
Vs Cs • Diriez-vous que ce voyage à travers le temps est une condition de l’avenir ?
Ch. Meres • Faire revivre l’histoire, grâce aux traces documentaires du passé, peut être un moyen pertinent pour annoncer l’Évangile. La mise en ordre et le conditionnement des archives représentent beaucoup plus que la gestion d’un patrimoine. Nos communautés ne sont pas appelées à être des conservatoires de biens précieux ni des musées. Mais à travers ces documents anciens, nous avons à transmettre la foi qu’ils attestent. C’est ainsi qu’ils peuvent devenir des outils d’évangélisation. Déjà nos ancêtres avaient un sens missionnaire très développé. Ils voulaient que la Bonne Nouvelle du Christ soit lisible et audible et ils ont beaucoup investi dans la communication. La fermeture progressive des monastères invite les responsables à réfléchir à la transmission future du charisme thérésien. Il est impossible qu’à l’avenir le charisme des fondateurs se perde malgré la diminution des communautés. Les archives peuvent devenir un outil de formation et un moyen d’évangélisation pour le peuple de Dieu. Contrairement à certains qui pensent qu’il y a des priorités plus urgentes, il me semble que la plongée dans nos racines peut ouvrir la voie à une recherche vivifiante pour le présent et pour l’avenir. Revisitons nos lieux de naissance et l’histoire de nos origines, non pour nous y complaire, encore moins pour les copier, mais afin d’y trouver une source d’espérance.
Vs Cs • Quelles aptitudes attend-on d’un(e) archiviste, dans nos milieux ?
Ch. Meres • La première aptitude requise, me semble-t-il, c’est la discrétion. Ensuite il y a la ténacité requise dans un labeur souvent obscur qui consiste à classer, répertorier, numériser. Un labeur patient aussi pour voir clair au cœur de certains conflits provoqués par des personnes extérieures ou intérieures à la communauté. Enfin un enthousiasme intérieur pour mener jusqu’au bout cette tâche et l’accomplir comme un service rendu à l’histoire de nos communautés et à la grande histoire de l’Église.
Vs Cs • Vous avez écrit ailleurs que « les archives ne mentent pas », qu’elles « parlent sans parler » ; qu’est-ce à dire ?
Ch. Meres • Les hommes peuvent cacher ou interpréter à leur guise des aspects ténébreux de leur passé, mais les archives ne mentent pas. C’est l’une de mes plus grandes prises de conscience. Les archives parlent sans parler. Avant tout elles parlent un langage vrai. Elles révèlent ce que les mots humains cherchent souvent à dissimuler. Elles sont dépositaires d’informations importantes sur la vie de la communauté. Pour qui entre dans leur langage, elles donnent à lire un itinéraire communautaire soit par leur abondance, soit par le manque de documents importants. Les archives constituent une part vitale de la mémoire d’une communauté. Elles témoignent de la vitalité et des souffrances d’une histoire communautaire. Elles sont véritablement les traces de la présence de Dieu dans la vie communautaire. Tout le chemin communautaire est balisé avec ses ombres et ses lumières, prenant appui sur les dynamismes retrouvés et les échecs traversés. Cette mémoire vient de plus loin que nous et va au-delà de nous.
Vs Cs • Ignace d’Antioche écrivait aux Philadelphiens « Pour moi, les archives, c’est Jésus-Christ » (5,8). Comment le comprenez-vous ?
Ch. Meres • Prendre soin des archives communautaires, c’est suivre la trace du Christ dans l’histoire humaine, comme le disait le Pape Paul VI le 26 septembre 1963 : « C’est le Christ qui intervient dans le temps et qui écrit lui-même sa propre histoire, au point que nos bouts de papier sont les échos et les traces de ce passage de l’Église, mieux, du passage du Seigneur Jésus dans le monde. Aussi, avoir le culte de ces papiers, des documents, des archives, est-ce par contrecoup, avoir le culte du Christ, avoir le sens de l’Église, offrir à nous-mêmes et offrir à ceux qui viendront après nous l’histoire de cette phase du passage du Seigneur dans le monde ». Ce patrimoine est un bien d’Église, un bien sacré, aussi précieux que les vases sacrés de l’autel dont parle saint Benoît dans sa Règle. Prendre conscience de cette réalité invite nos communautés à revisiter leur patrimoine, afin d’en valoriser le dynamisme spirituel, même si les problèmes multiples actuels semblent plus urgents.
Propos recueillis par Noëlle Hausman, s.c.m.
Une archive parle sans parler
J’ai une multitude de visages : je suis tantôt un bout de papier à peine déchiffrable, un plan d’architecte, une facture, un sigle, une médaille, un objet précieux ou un livre très ancien, une photo, un CD, une diapositive ou une bande magnétique. À travers tant d’aspects différents je suis une memoria Dei, un témoin vivant de ce que Dieu a fait avec celles qui étaient là avant toi et qui t’ont balisé la route vers aujourd’hui. Même sous un aspect poussiéreux, je suis la mémoire de la vitalité et de la souffrance cachée de ta communauté. Je parle sans parler, mais je ne dis que la vérité. Celui qui sait lire entre les lignes déchiffre grâce à moi un itinéraire communautaire dans ses phases lumineuses et ténébreuses. À mon âge, après le tri, l’inventaire, le classement, le conditionnement matériel dans un lieu sec, ni trop chaud ni trop froid, j’aime résider dans une demeure confortable : une boîte d’archives anti-feu. Habille-moi aussi d’une chemise en papier non-acide. Traite-moi avec précaution et respect. Tu m’appelles un vieux bout de papier, mais sache que je suis la trace vivante du passage du Seigneur dans ta communauté. Je suis le témoin de ton lieu de naissance, de ton histoire d’origine, qui t’ouvre une espérance d’avenir.