Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Cor orans. L’Instruction sur la vie contemplative féminine

Stefano Conotter, o.c.d.

N°2018-4 Octobre 2018

| P. 9-26 |

Kairos

Le père carme Stefano Conotter, aujourd’hui prieur à Bruxelles, a été maître des novices en Italie et prieur en Roumanie ; il présente la récente Instruction Cor orans (15 mai 2018), qui applique la constitution Vultum Dei quaerere (26 juin 2016) sur la vie contemplative féminine – un document qu’on aurait tort de croire réservé aux moniales de vie cloîtrée.

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Durant ma licence en théologie, je devais présenter deux travaux de trente pages et j’avais proposé au p. Albert Chapelle, qui présidait alors l’Institut d’Études Théologiques de Bruxelles, comme sujet de l’un d’eux, la clôture des moniales. C’est que la Congrégation pour les Instituts des Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique (CIVCSVA) venait de publier l’instruction sur la vie contemplative féminine Verbi Sponsa (13 mai 1999). La réponse que m’a donnée le père Chapelle fut aussi inattendue pour moi que riche d’indications précieuses : « je ne corrigerais pas un travail sur ce sujet, parce que vous aussi, les frères carmes, vous avez une clôture et il serait bon que vous réfléchissiez d’abord à votre manière de la vivre, avant de parler de celle des moniales [1] ». Cette leçon m’a inspiré une attitude de respect et de discrétion qui m’a ensuite beaucoup aidé dans mes relations d’apostolat et de fraternité avec nos sœurs moniales.

On peut d’ailleurs radicaliser la question et se demander pourquoi la hiérarchie ecclésiastique aurait à définir le sens et les normes de la vie contemplative féminine. N’y a-t-il pas en cela du paternalisme ou un cléricalisme dur à mourir – pour ne pas dire une conception machiste qui ne devrait plus exister dans l’Église ? Si ce risque n’est pas dépassé définitivement, il convient toutefois de reconnaître la signification théologique profonde de cette intervention hiérarchique. En effet, dans la vie contemplative féminine, l’Église se reconnaît d’une manière tout à fait spéciale en son identité native, comme Épouse totalement dédiée à son Époux, Jésus-Christ. La dimension féminine et mariale est bien la plus originaire pour définir l’essence de l’Église et c’est en rapport avec elle que la dimension pétrinienne et ministérielle se comprend comme re-présentation de l’unique sacerdoce du Christ, Époux de l’Église [2]. La vie contemplative des moniales est précieuse à ce point parce que l’Église se reconnaît en elle de manière privilégiée et c’est pourquoi elle prend soin et de la promouvoir dans la fidélité à son inspiration propre et de la défendre de ce qui peut la menacer, de l’extérieur aussi bien que de l’intérieur.

Publiée le 15 mai 2018, l’instruction d’application Cor Orans (CO) est un document très attendu depuis que le Pape François avait promulgué, le 26 juin 2016, la Constitution Vultum Dei quaerere (VDq) sur la vie contemplative féminine. Dans la disposition finale de cette Constitution, à l’article 14 § 1, on pouvait lire en effet : « La Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique, édictera, selon l’esprit et les normes de la présente Constitution apostolique, une nouvelle Instruction sur les sujets mentionnés au n° 12 ».

Vultum Dei quaerere

Avant de lire ce n° 12, je voudrais chercher à saisir l’esprit de la Constitution apostolique, esprit dans lequel la CIVCSVA devait ensuite édicter l’instruction d’application Cor orans. Je crois que nous devons d’abord chercher cet ethos dans le document programmatique du magistère du pape François, l’Exhortation apostolique Evangelii Gaudium. Au paragraphe intitulé « Un renouveau ecclésial qu’on ne peut différer », on lisait :

J’imagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclésiale devienne un canal adéquat pour l’évangélisation du monde actuel, plus que pour l’auto-préservation (EG, 27).

Cela peut sembler paradoxal de chercher là l’esprit d’un document sur la vie contemplative, où l’apostolat est exclu ou très réduit. Je crois toutefois que le témoignage que les moniales sont appelées à donner au primat de Dieu et de la vie contemplative constitue la mission propre des monastères et exige un renouvellement de la signification publique de ce même témoignage. Au n° 68 de Cor Orans, la capacité d’un monastère « à exprimer, selon la nature contemplative et la finalité de l’Institut, le témoignage public particulier dû au Christ et à l’Église son Épouse » est le critère ultime pour évaluer sa raison d’être [3]. Le pape François emploie volontiers l’image du phare pour parler de la mission des monastères (« Soyez phares, pour ceux qui sont proches et surtout pour ceux qui sont loin », VDq, 6). Cette conversion missionnaire est surtout soulignée dans le dernier chapitre sur le témoignage des moniales où l’on cite expressément Evangelii Gaudium.

Un autre élément de l’esprit qui animait la Constitution est sa volonté d’être un texte pragmatique, tout en gardant à l’horizon l’idéal de la vocation contemplative. « Il existe – écrit le pape dans Evangelii Gaudium – une tension bipolaire entre l’idée et la réalité... Entre les deux il faut instaurer un dialogue permanent, en évitant que l’idée ne finisse par être séparée de la réalité » (EG, 231).

J’ai estimé nécessaire de donner à l’Église... la présente Constitution apostolique, qui tienne compte tant du chemin intense et fécond parcouru par l’Église elle-même ces dernières décennies, à la lumière des enseignements du Concile Œcuménique Vatican II, que des conditions socio-culturelles qui ont changé. Ce temps a vu un rapide progrès de l’histoire humaine : il est nécessaire de tisser avec elle un dialogue qui sauvegarde cependant les valeurs fondamentales sur lesquelles est fondée la vie contemplative, laquelle, à travers ses exigences de silence, d’écoute, de rappel à l’intériorité, de stabilité, peut et doit constituer un défi pour la mentalité d’aujourd’hui (VDq, 8).

Tout en s’inscrivant dans un processus de réflexion et de discernement voulu par le Pape (via le Questionnaire préalablement adressé à tous les monastères), la Constitution et surtout l’Instruction ont donc un but éminemment pratique, ordonné à la réorganisation des monastères et au lien plus étroit à établir entre eux. Le fait que la Constitution se termine par une « Conclusion dispositive » et que Cor Orans se présente comme une « Instruction sur l’application de Vultum Dei quaerere » indique bien leur caractère pratique.

La formation

Dans la Constitution Vultum Dei quaerere, la formation ouvre la liste des thèmes proposés au discernement et à la révision. Le pape François a voulu ainsi souligner l’importance que la formation revêt, dans la vie contemplative comme ailleurs. C’est d’ailleurs un trait caractéristique de son magistère d’insister sur cette dimension de croissance, au sein de chaque vocation (voir par exemple Amoris Laetitia n° 134).

L’Instruction Cor Orans, en revanche, ne traite le thème de la formation qu’à la fin, après avoir exposé l’autonomie, la fédération et la séparation du monde. Ce choix semble motivé par le fait que plusieurs dispositions qui regardent, d’un point de vue pratique, l’autonomie et les fédérations, ont des conséquences sur les normes qui règlent la formation. C’est sans doute la nature pratique du texte qui a amené à ce renversement, même si la perspective d’ensemble demeure significative.

L’Instruction développe en 71 numéros le thème de la formation, à partir des quelques principes généraux déjà indiqués par Vultum Dei, dans la perspective qui court depuis l’exhortation Vita consecrata. Il y a d’abord l’orientation christologique : la formation se fonde sur la rencontre personnelle avec le Seigneur Jésus et elle se réalise par un itinéraire d’assimilation progressive des sentiments du Christ envers le Père (la sequela Christi). Ensuite, elle a une dimension totalisante : soit dans le temps (« il s’agit d’un processus qui ne finit jamais »), soit dans l’intégralité du sujet (elle « est destinée à saisir en profondeur toute la personne »).

La valeur charismatique de la formation est laissée un peu à l’arrière-plan, avec cette simple incise : « selon son propre charisme ». Il est vrai que, dans le passé, on a pu se concentrer trop sur les détails d’un charisme, en risquant d’oublier l’identité baptismale et évangélique de la vie consacrée ; cependant il ne faudrait pas non plus oublier que la vie religieuse n’existe pas à l’état pur, mais qu’elle se concrétise toujours dans un charisme, une spiritualité, une tradition particulière.

Il est important de souligner la série des paragraphes qui suivent cette exposition des principes généraux : d’abord on traite de la formation permanente et de ses instruments et ensuite de la formation initiale et ses différentes étapes. On veut par-là souligner que la formation permanente n’est pas une simple reprise ou continuation de la vraie formation qui serait celle qui va de l’initiation à la vie religieuse jusqu’à la profession solennelle, mais qu’elle est une « exigence intrinsèque de la consécration religieuse », appartenant à sa nature « de conversion continue du cœur » (CO, 231). C’est donc la formation permanente qui constitue l’humus de la formation initiale, plutôt que d’être un simple aggiornamento de celle-ci. Si la communauté, dans sa vie quotidienne, est à son tour l’humus de la formation permanente, l’Instruction souligne la responsabilité personnelle de chaque membre dans sa propre formation et dans la construction d’une « vie fraternelle qui favorise le cheminement de formation des sœurs ». À la Supérieure du monastère revient toutefois la responsabilité ultime de « promouvoir la formation permanente de la communauté » (CO, 239).

Pour ce qui concerne les instruments de cette formation permanente, on peut renvoyer à la suggestion du père Saverio Canistrà dans sa lettre aux Carmélites déchaussées sur l’instruction Cor Orans, lorsqu’il s’exprime à propos du « projet de vie communautaire [4] ».

La formation initiale est donc présentée par l’Instruction comme un temps privilégié de la formation permanente, où les candidates à la vie monastique sont initiées à la sequela du Christ, selon un charisme spécifique (CO, 250). À la suite de Vultum Dei, on insiste beaucoup sur l’importance et l’objectivité du discernement « libre de toute préoccupation de nombre ou d’efficacité » et aussi sur la nécessité d’un accompagnement personnalisé. Au cœur de la formation initiale, il y a le noviciat, durant lequel la novice commence sa vie dans un Institut donné et qui est un temps d’épreuve, centré sur l’approfondissement de l’amitié avec le Christ, selon le charisme qu’elle est appelée à vivre (CO, 280). Le postulat est présenté, en substance, comme « une étape nécessaire pour une bonne préparation au noviciat » (CO, 269). L’Instruction ajoute l’aspirantat comme étape initiale de connaissance réciproque entre la communauté et la candidate. Cette étape n’était pas codifiée auparavant, même si la pratique en était déjà répandue.

Étant donné que la formation est une « œuvre artisanale » (VDq, 14) et que « la personne se construit très lentement [...] un laps de temps suffisamment long doit être réservé à la formation initiale, pas inférieur à neuf ans, ni supérieur à douze ans » (CO, 253). Cette indication de temps ne modifie pas substantiellement la périodisation de la formation déjà en vigueur. On remarque toutefois que, dans l’Instruction manque une incise, qui était présente dans la Constitution : « autant que possible ». En plus, Vultum Dei distinguait la « formation initiale et celle d’après la profession temporaire », ce que Cor Orans ne fait pas, puisqu’elle écrit : « la formation initiale est structurée en trois étapes consécutives : le postulat, le noviciat, et le temps de la profession temporaire ou “juniorat”, étapes précédées par “l’aspirantat” ». Le père Saverio Canistra, dans sa lettre aux carmélites précitée, donne le schéma suivant :

  • Une année d’aspirantat (prolongeable jusqu’à deux ans)
  • Une année de postulat (prolongeable jusqu’à deux ans)
  • Deux années de noviciat, dont la seconde est l’année canonique
  • Cinq ans de vœux temporaires (prolongeables, conformément au can. 657 § 2, « mais en veillant à ce que douze ans de formation initiale ne soient pas dépassés ».

Trois numéros de Cor orans sont consacrés aux communautés monastiques internationales, qui sont encouragées, en vue de la mission. Mais est exclue absolument la pratique de recruter des candidates dans d’autres pays, dans le « seul but d’assurer la survie du monastère » (CO, 257 ; VDq, art. 3 § 6).

Enfin, dans la Constitution, le Pape François affirmait que « le lieu ordinaire où se déroule le cheminement de la formation est le monastère » (VDq, 14), et l’Instruction affirme plus fortement, au n° 258 : « Tout monastère sui juris, à partir du moment de son érection, est le lieu du noviciat et de la formation initiale, permanente ou continue ».

Dans les numéros suivants, sont exposés les cas où la formation initiale doit se faire « dans un autre monastère de la Fédération, ou dans le lieu de formation initiale commun à plusieurs monastères ». C’est la situation d’un monastère qui ne peut plus assurer une formation de qualité, soit parce que cela résulte de la visite canonique, soit parce qu’il n’est pas encore érigé ou que, tout en étant érigé, il est sous l’affiliation d’un autre monastère.

L’autonomie des monastères

L’autonomie juridique des monastères de moniales avait été décrétée par le pape Pie XII, dans la Constitution Sponsa Christi (21 novembre 1950) : « Les monastères de Moniales, à la différence des autres maisons religieuses de femmes, sont, en vertu du Code et selon ses dispositions, sui juris. Les supérieures de chaque monastère de Moniales sont, de droit, Supérieures majeures » (art. VI § 1).

L’Instruction Cor orans, à la suite de Vultum Dei quaerere, rappelle le but de cette autonomie qui est de « favoriser la stabilité de vie et l’unité interne de chaque communauté, garantissant les conditions pour la vie des moniales » (la Constitution précisait : « les meilleures conditions pour la vie contemplative, n° 28).

Durant les presque 70 ans qui nous séparent de Sponsa Christi, l’autonomie des monastères de Moniales a donné beaucoup de fruits, mais il apparaît qu’elle a suscité aussi des réserves, surtout dans certaines situations où elle a pu devenir un instrument d’isolement et d’autoréférentialité. Une nouvelle réflexion et un nouveau discernement étaient nécessaires pour continuer à promouvoir l’autonomie, mais en la préservant des risques et des limites qu’elle a montrés.

La notion fondamentale que la Constitution affirme, et que l’Instruction reprend, est celle d’une correspondance entre autonomie juridique et réelle autonomie de vie. Une série d’éléments sont donnés pour vérifier l’existence ou non de cette réelle autonomie de vie, à savoir :

  • un nombre minimum de sœurs (pourvu que la majeure partie ne soit pas d’un âge trop avancé) ;
  • la vitalité nécessaire dans le vécu et la transmission du charisme ;
  • une réelle capacité de formation et de gouvernement ;
  • la dignité et la qualité de la vie liturgique, fraternelle et spirituelle ;
  • la pertinence et l’insertion dans l’Église locale ;
  • la possibilité de subsistance ;
  • une structure adaptée des bâtiments du monastère.

Pour qu’ils ne soient pas réduits à une liste à cocher, je crois qu’il est important de comprendre ces éléments d’après la remarque du Pape : « ces critères sont à considérer dans leur globalité et dans une vision d’ensemble ». Il peut y avoir un point plus faible et un autre plus vigoureux, mais ce qui compte, c’est d’offrir des critères d’évaluation crédibles de l’autonomie réelle de la vie [5].

● Une autonomie en développement

La croissance de l’autonomie est traitée par la section 1 qui règle la fondation et en partie par la section 2 qui parle de l’érection canonique.

Une fondation peut être l’œuvre d’un seul monastère ou de la Fédération. Dans le premier cas surtout, on souligne que la fondation « doit être l’expression de la maturité d’une communauté » (CO, 21), ce qui récuse d’autres motivations comme par exemple une division à l’intérieur d’un monastère qui pousserait une partie des membres à essaimer. On insiste beaucoup sur la nécessité du discernement préalable, pour vérifier l’opportunité d’une fondation, surtout en ce qui concerne le lieu ; y sont consacrés au moins cinq numéros. C’est la situation de l’Église locale qui est fondamentale en ce discernement. Si la vie monastique est au cœur de l’Église, il faut que le corps ecclésial soit suffisamment consistant et stable pour faire vivre le monastère : par exemple par la présence d’un clerc pour garantir la vie sacramentelle, par la possibilité de futures vocations, par les ressources pour une subsistance digne, etc.

L’Instruction fixe à cinq le nombre de moniales, dont trois de vœux solennels, pour commencer une nouvelle fondation, dont la supérieure locale est nommée par la Supérieure majeure du monastère fondateur ou par la Présidente fédérale [6]. Enfin, l’Instruction fixe à quinze ans le délai adéquat entre la fondation et l’érection d’un monastère de Moniales (CO, 38) et résume en quatre points les conditions pour devenir monastère sui juris : la présence d’au moins huit moniales de vœux solennels, parmi lesquelles il doit y avoir des sœurs capables d’assumer le service de l’autorité, la formation initiale des candidates et l’administration des biens du monastère (CO, 39).

Cette courbe de croissance devrait normalement aboutir à une stabilité du monastère après son érection, selon le rythme de vie propre à chaque réalité vivante, avec des moments de plus grand rayonnement et d’autres de maintien ou même de possible régression, suivis d’autres moments de reprise, etc. Toutefois la possibilité existe que la courbe de décroissance devienne elle-même constante et que ne soient plus réunies les conditions d’une réelle autonomie de vie, condition à son tour de l’autonomie juridique.

● Le rôle de la Présidente fédérale

Le n° 43 de l’Instruction affirme que : « L’autonomie vitale, toujours présupposée pour le maintien de l’autonomie juridique, doit être constamment vérifiée par la Présidente fédérale laquelle, lorsqu’à son avis un monastère manque d’autonomie vitale, doit en informer le Saint-Siège en vue de la nomination d’une Commission ad hoc [7] ». On voit ici justement le renforcement d’un rôle qui semble avoir été jusqu’ici trop faible et inefficace, renforcement qui a surtout pour but d’éviter les nombreuses situations où l’autonomie ne correspond pas à une réalité de vie autonome. Il n’en demeure pas moins, à mon avis, que cette expression « être constamment vérifiée », n’est pas très heureuse. Elle donne le sentiment que la plupart des monastères sont constamment sur une ligne de crête qu’ils risquent toujours de dépasser.

Si la Présidente fédérale constate que la « communauté d’un monastère sui juris ne présente qu’une prétendue autonomie, en réalité très précaire ou, en fait, inexistante » (CO, 54), la première étape envisagée, c’est l’aide par l’affiliation à un autre monastère ou à la Fédération. Son but est d’aider la communauté affiliée à dépasser les difficultés, si l’incapacité à gérer la vie du monastère de manière autonome est seulement temporaire, ou à mettre en place ce qui est nécessaire pour aboutir à la suppression de ce monastère, si la situation se révèle irréversible. Pour entamer cette procédure, « le Saint-Siège évaluera l’opportunité de créer une commission ad hoc formée par l’Ordinaire, la Présidente de la Fédération, l’Assistant fédéral et la Supérieure majeure du monastère » (CO, 56).

Il faut souligner que la motivation ultime de la suppression d’un monastère, dont la situation d’incapacité se présente comme irréversible, est le caractère public de cette forme de consécration religieuse : « un monastère qui ne réussit pas à exprimer, selon la nature contemplative et la finalité de l’Institut, le témoignage public particulier dû au Christ et à l’Église son Épouse, doit être supprimé, en gardant à l’esprit l’utilité pour l’Église et l’Institut auquel appartient le monastère » (CO, 68). Cela signifie que, même s’il y a des témoignages héroïques de sœurs qui persévèrent dans des grandes difficultés – et qu’il faut souvent admirer –, mais sans parvenir à assurer les éléments dont on a parlé, pour que le témoignage de la vie contemplative puisse avoir la forme publique dans laquelle un charisme, et surtout l’Église Épouse, puissent s’attester, il vaut mieux procéder à la suppression. Le caractère public signifie que le mystère de l’Église est ici engagé, de manière explicite et reconnue.

On peut voir là encore à l’œuvre le choix missionnaire que l’Exhortation Evangelii Gaudium a proposé comme critère ultime de tout renouveau, comme nous le disions dans l’introduction (EG, 27) [8].

La fédération des monastères

Tout comme l’autonomie des monastères, la possibilité de se réunir en fédération a été introduite par la Constitution du Pape Pie XII Sponsa Christi. À l’article VII, après l’établissment de l’autonomie au § 1 [9], il est affirmé, au § 2 : « Cette indépendance mutuelle des monastères, plutôt admise en fait qu’imposée par le Droit, n’est nullement contredite par la constitution des Fédérations de monastères ». La Constitution Sponsa Christi ajoutait, en outre : « Aucune règle générale ne prescrit d’établir des Fédérations de monastères. Cependant, ces Fédérations sont très recommandées par le Siège apostolique, tant pour prévenir les maux et les inconvénients que la séparation complète peut causer, que pour favoriser l’observance régulière et la vie contemplative ». Donc, nous voyons là deux réalités visant à mieux réaliser la vocation à la vie contemplative qui devraient s’équilibrer, même si l’accent est encore mis sur l’autonomie du monastère. Cet accent, on le trouvait toujours dans l’instruction Verbi Sponsa de 1999 qui écrit : « La décision d’adhérer ou non (à une fédération) dépend de chaque communauté, dont la liberté doit être respectée » ; « étant au service du monastère, la Fédération doit en respecter l’autonomie juridique ; elle n’a pas d’autorité de gouvernement sur lui et ne peut donc pas prendre de décision sur ce qui concerne le monastère » (VS, 27-28).

En revanche, l’art. 9 de la Constitution Vultum Dei quaerere, repris par Cor Orans au n° 93, rend obligatoire l’appartenance à une Fédération : « Tout d’abord, tous les monastères devront faire partie d’une fédération [10] ». En outre, la nouvelle législation élargit considérablement les responsabilités et les tâches de la Fédération. Évidemment, on s’aperçoit qu’en presque 70 ans d’expérience, depuis Sponsa Christi, les Fédérations se sont révélées un instrument très positif mais, en même temps, peu efficace si on ne leur donne pas plus de pouvoir.

● Un renforcement

L’Instruction réalise ce renforcement des Fédérations, à différents niveaux. Au point de vue de la gestion économique et patrimoniale, on demande que la Fédération soit reconnue, même dans le domaine civil et qu’elle ait son siège social dans l’un des monastères fédérés (CO, 94). La capacité économique de la Fédération n’est plus simplement constituée par une caisse commune pour les dépenses d’une administration ordinaire, alimentée par la cotisation des monastères fédérés, mais elle doit aussi intervenir pour aider, par exemple, un monastère dans une situation de difficulté ou pour les dépenses qui impliquent l’organisation de cours de formation (CO, 101). « Le fonds économique est alimenté par les dons libres des monastères, par les offrandes des bienfaiteurs et par les revenus provenant de l’aliénation des biens des monastères supprimés, tel qu’établi par la présente Instruction » (CO, 102). Selon le n° 73 en effet, « En cas de suppression d’un monastère totalement éteint, lorsqu’il n’y a plus de moniales survivantes [...], les biens du monastère supprimé, les normes du droit canonique et civil étant respectées, sont attribués à la personne juridique supérieure respective, c’est-à-dire à la Fédération de monastères... ». C’est pour cela que s’impose la reconnaissance de la Fédération, même au niveau civil.

● La Présidente fédérale, une Supérieure majeure ?

Cependant, le renforcement majeur que l’Instruction introduit se concentre sur l’élargissement des compétences de la Présidente fédérale. Cor Orans affirme que la Présidente n’est pas une Supérieure majeure, mais qu’elle agit sur la base de ce que l’Instruction lui attribue (CO, 110). Il faut bien dire que ce qu’on lui attribue, ce sont des facultés propres à un Supérieur majeur, fonction qu’elle exercera sans en avoir la forme juridique. La Présidente est élue par l’Assemblée fédérale, pour une période de six ans, ce qui chez les Carmes, par exemple, correspond au mandat du Supérieur Général de l’Ordre, tandis que celui du Supérieur Provincial n’a qu’une durée de trois ans.

Lors de la visite canonique, la Présidente fédérale doit accompagner le Visiteur régulier en tant que co-visitatrice. C’est à elle d’indiquer, par écrit, à la Supérieure majeure du monastère, les solutions les plus appropriées, pour les cas et les situations qui sont venues au jour pendant la visite et d’en informer le Saint-Siège. Six numéros de la section qui concernent la Présidente fédérale se terminent par le leitmotiv : « elle en informe / elle en réfère / elle en communique / elle soumettra... la question au Saint-Siège ». Ceci nous fait comprendre l’intention de la Congrégation pour la Vie Consacrée, de faire de la Présidente fédérale le maillon intermédiaire entre elle-même et les monastères. Jusqu’ici, chaque monastère sui iuris avait comme interlocuteur supérieur directement le Saint-Siège. Le rôle de la présidente fédérale vient donc combler cette « distance » en devenant un interlocuteur plus proche qui se réfère, lui, directement à la Congrégation. La Présidente est assistée dans son service par le Conseil fédéral qu’elle peut consulter quand elle le juge utile ; pour certaines décisions, elle a besoin de son accord ou de son avis : « Cela signifie que la structure de gouvernement de Fédération n’est pas collégiale. La Présidente guide la Fédération, avec l’aide du Conseil [11] ». En ce qui concerne les charges fédérales, l’Économe est élue par l’Assemblée générale pour un sextennat, tout comme la Présidente et les quatre Conseillères ; par contre, la Secrétaire de la Fédération et la Formatrice fédérale sont choisies par la Présidente. Le numéro 129 de Cor Orans indique la tâche de la Formatrice fédérale : « qui détermine et coordonne la formation initiale en commun ». L’Instruction se réfère ici à Vultum Dei quaerere, art. 3 § 7, où l’on parle de la possibilité de promouvoir des maisons de formation initiale communes à plusieurs monastères, si les circonstances le demandent, afin d’assurer une formation de qualité. Dans le cas où il n’y a pas de nécessité d’une formation initiale en commun, on ne dit pas si la Formatrice fédérale a un rôle particulier dans l’organisation de la formation des formatrices, ce qui est avant tout le rôle de la Présidente fédérale (CO, 119-120).

Enfin l’Assistant religieux de la Fédération, figure prévue déjà dans Sponsa Christi, représente le Saint-Siège auprès de la Fédération : « Il accomplit sa tâche dans un esprit de collaboration et de service envers la Fédération, en encourageant la préservation de l’esprit authentique de l’Institut et en aidant par ses conseils la Présidente dans la conduite de la Fédération » (CO, 151).

La clôture

Le thème de la clôture doit être interprété, lui aussi, à la lumière du choix missionnaire proposé par Evangelii Gaudium, critère fondamental de réforme et de renouvellement (EG, 27). En effet, la clôture doit aider les moniales contemplatives à réaliser leur mission d’être « un signe de l’union exclusive de l’Église-Épouse avec son Seigneur suprêmement aimé » (CO, 157). Le Pape François souligne aussi que la clôture signifie la dimension missionnaire de l’intercession :

« Vous continuez à être dans le monde, sans être du monde (cf. Jn 18,19) et bien que séparées de lui, à travers des signes qui expriment votre appartenance au Christ, vous ne cessez pas d’intercéder constamment pour l’humanité, présentant au Seigneur ses craintes et ses espérances, ses joies et ses souffrances ».

L’Instruction reconnait la notion de séparation du monde comme élément constitutif de toute vie consacrée en général, dans la ligne du principe paulinien « de ne pas prendre pour modèle le monde présent (Rm 12,2), en fuyant toute forme de mondanité » (CO, 156). Il me semble important qu’ait été souligné le fait que la séparation du monde appartient à l’essence de la vie consacrée, même s’il existe des manières très différentes de la vivre. Donc, quand nous parlons de clôture – qui exprime l’aspect matériel de la séparation du monde – il est bon de s’interroger soi-même en se demandant comment on la vit, quel est son sens pour moi, quels sont les signes et les espaces concrets qui me la rappellent, comment j’utilise les moyens de communication, etc. C’est à partir de ces questions qu’on peut le mieux saisir la radicalité spécifique de la clôture des moniales contemplatives, « qui est le lieu de l’intimité de l’Église-Épouse... » et répondre aux exigences, considérées comme prioritaires, de demeurer avec le Seigneur » (CO, 160). L’Instruction souligne que chaque communauté est appelée à déterminer la modalité de la séparation du monastère de l’extérieur, mais souligne qu’elle « doit être matérielle et efficace, et pas seulement symbolique ou spirituelle [12] » (CO, 166).

Suivant Vultum Dei quaere, on distingue juridiquement quatre formes de clôture :

  • la clôture commune à toute vie religieuse, qui est la moins rigoureuse ;
  • la clôture papale, qui exclut les œuvres extérieures d’apostolat et qui est observée dans les monastères de moniales entièrement consacrées à la vie contemplative (CO, 183-184) ;
  • la clôture constitutionnelle, qui concerne les moniales professant la vie contemplative en lui associant « un travail légitime d’apostolat ou de charité chrétienne » ;
  • la clôture monastique, « qui permet d’associer, à la fonction première du culte divin, des formes plus larges d’accueil et d’hospitalité ».

*

Nous avons mis en évidence dans l’introduction le caractère pratique de la Constitution Vultum Dei quaere et de l’Instruction Cor Orans. La mise en œuvre de l’Instruction demandera un travail et un itinéraire de conversion qui exigent une disposition au changement et au discernement des formes de la vie et de son organisation.

Il nous semble cependant que l’Instruction est orientée surtout par la préoccupation d’affronter avec efficacité de nombreuses situations de monastères en difficulté qui risquent de vivre l’autonomie juridique comme une survie à tout prix. Cette préoccupation apparaît d’une manière évidente surtout dans le nouveau rôle assigné à la Présidente fédérale.

On peut se demander si dans des situations normales, pour des monastères qui ne vivent pas des situations de difficultés graves, l’organisation que l’Instruction propose comme remède ne risque pas de devenir une structure qui alourdit inutilement la vie. Ce serait l’armure que Saül met à David pour affronter Goliath et qui l’empêche de bouger aisément...

Nous avons souligné aussi que la vie des moniales contemplatives exprime profondément l’identité de l’Église, comme Épouse totalement vouée à l’Époux. Dans la Constitution Vultum Dei quaerere se perçoit un élan, un accent, un écho de la voix de l’Époux qui prend soin de l’Épouse. Dans l’Instruction Cor Orans, on a parfois la sensation d’entendre plutôt la voix de l’intendant de la maison qui cherche les solutions aux problèmes, plutôt que le langage de l’Époux qui contemple et encourage son épouse. Il faut évidemment prendre en compte la nature de l’Instruction en tant que document d’application, mais l’impression n’en demeure pas moins d’une orientation fort marquée vers la solution de situations problématiques.

Je crois que la meilleure attitude des moniales, en réponse à l’Instruction, peut être inspirée par leur identité sponsale, dans une écoute disponible au travail et aux changements demandés par l’Église. C’est dans cette attitude que la voix de l’Époux véritable peut continuer à se faire entendre pour découvrir des nouvelles possibilités et continuer le chemin de discernement. Je pense enfin que la perspective la plus importante à retenir est celle de la conversion missionnaire comme critère ultime de la réforme de la vie des moniales contemplatives, comme de toute l’Église.

« Chères sœurs contemplatives [...] comme Marie, soyez aussi “l’escalier” par lequel Dieu descend pour rencontrer l’homme et par lequel l’homme monte pour rencontrer Dieu et contempler son visage dans le visage du Christ » (VDq, 37).

[1Cette remarquable indication du p. A. Chapelle m’a amené à faire un travail sur un ancien texte de la tradition carmélitaine, l’Institution des premiers moines, pour chercher les fondements de la clôture religieuse dans l’exégèse spirituelle.

[2Pour ce point, voir J.-M. Hennaux, s.j. « Le rapport intrinsèque du sacerdoce ministériel et du sacerdoce commun des fidèles. Pour une symbolique du sacerdoce », NRT 131-2 (2009) p. 211-224.

[3« Un monastère de moniales qui n’exprime pas, selon la nature contemplative et les objectifs de l’Institut, le témoignage public particulier rendu au Christ et à l’Église son épouse, doit être supprimé, en tenant compte de l’utilité de l’Église et de l’Institut auquel appartient le monastère ».

[4Lettre du Préposé Général aux Carmélites Déchaussées sur l’Instruction d’application Cor Orans. http://www.carmelitaniscalzi.com/wp-content/uploads/2018/07/2018_Lettre-General_COR-ORANS_FR.pdf..

[5Voir également sur ce point la Lettre du Père Saverio Canistrà.

[6Ceci est une nouveauté dans le cas, par exemple, des Carmélites, parce que, selon le n° 207 de leurs Constitutions, la supérieure locale d’une fondation était nommée par le Supérieur du monastère (évêque ou supérieur religieux).

[7Dans sa lettre aux Carmélites, le Père Saverio Canistrà définit ce numéro comme « le point peut-être le plus incommode de toute l’Instruction, soit pour le monastère qui est remis à la vigilance prochaine de la Présidente, soit pour la sœur appelée à exercer cette fonction peu agréable ».

[8Voir les mises en garde sévères du Père Canistrà, au sujet de la compréhension erronée du monastère comme propriété privée des moniales qui y résident.

[9« Les monastères de Moniales non seulement sont sui juris ou autonomes (c. 488, 8), mais aussi juridiquement distincts et indépendants les uns des autres ; ils ne sont unis et rattachés entre eux que par des liens spirituels et moraux, même s’ils sont soumis de par le Droit au même premier Ordre ou Religion ».

[10On admet l’éventuelle exonération de cette norme pour des raisons spéciales qu’il revient au Saint-Siège d’évaluer.

[11S. Canistrà, ibidem.

[12Ici le mot symbolique est employé dans un sens étroit, selon la mentalité rationaliste, parce que le symbole en soi est exactement une réalité matérielle qui rend visible une réalité invisible ; on aurait pu employer à sa place, peut-être, le terme « idéal ».

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