Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Ces frères et sœurs qui ne sont rien

Marie des Oubliettes

N°2018-4 Octobre 2018

| P. 75-80 |

Sur un autre ton

Sœur Marie des Oubliettes est une sœur de votre communauté. Traversez les lieux de solitude, de souffrance, de lutte, vous l’y découvrirez certainement. Elle nous parle ici des sœurs Bonnepâte et Bonnatout, qu’elle connaît de longue date, ainsi que de frère Valérien de Savérien. Une chose est sûre : le Royaume ne se fait pas sans tous ces saints des oubliettes...

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Il est des sœurs qui, tout au long de leur vie religieuse, semblent délaissées, voire oubliées, par celles, qu’à la suite du Christ, elles s’efforcent de choisir au quotidien.

Que sont devenus les dons, les qualités qu’elles avaient avant d’entrer dans la vie religieuse ? Ne font-ils que sommeiller ? Ou les années de non-exercice les ont-ils réduits à néant ?

Sœur Bonnepâte

Je pense à sœur Bonnepâte ! Dans sa jeunesse, durant plusieurs années, elle était « chef de classe », comme on disait à l’époque en France ; au conseil de classe, elle représentait ceux qui l’avaient choisie et qui usaient les bancs du lycée avec elle. Animatrice en centre de loisirs et en colonie de vacances, elle avait encore le sens des responsabilités, des initiatives, et quand elle fut amenée à travailler, elle s’occupa de la gestion de 150 personnes. Bref, notre sœur Bonnepâte, dans le monde, était ce qu’on appelle une personne généreuse, sur laquelle on pouvait compter et s’appuyer sans hésitation, parce qu’on savait que les mille pattes à son actif étaient solides.

Qu’est devenue sœur Bonnepâte quarante ans après ?

Choisie par ses pairs – comme durant ses années de collège – pour les représenter dans un quelconque conseil, pour apporter sa pierre à l’édification spirituelle de sa communauté ? Que nenni ! L’aide qu’on lui demande n’est que matérielle, toujours matérielle... et notre sœur Bonnepâte se trouve bien souvent utilisée pour son efficacité. Sa solidité d’antan semble s’être transformée au fil des ans en une fragilité étrange. Apparente ? Réelle ? Ou décrétée par des sœurs, qui ne la connaissent pas vraiment mais ont colporté ces « on dit » qui se transmettent de génération en génération et font autant de mal à sœur Bonnepâte qu’à celles qui les véhiculent ? Deviens ce que tu es, ou deviens ce qu’on pense que tu es ?

Notre sœur Bonnepâte n’avait-elle aucun jugement quand, à son poste d’autrefois, elle dialoguait avec les employés pour planifier leur travail ? C’est pourtant ce jugement, et quelques autres compétences, qui ont conduit son patron à la nommer officiellement « chef du personnel ». Des qualités qui semblent aujourd’hui volatilisées, ou en tout cas oubliées au profit d’autres étiquettes : artiste, affective, intello, sans jugement, trop rigide, illuminée, etc. ; des cases rassurantes pour celles qui n’osent pas la rencontre et l’apprivoisement. Ah, chacune a bien son étiquette, dans ce couvent, sa petite case dont il semble impossible de sortir.

Il est des sœurs qui, quoi qu’elles fassent, quoi qu’elles disent, restent toujours dans l’ombre : l’ombre d’elles-mêmes, l’ombre d’une autre, l’ombre, l’ombre toujours l’ombre. En espérant que brille un jour sur elles la lumière. Ambition ? vanité ? justice ? Typiquement féminin ? Bien sûr que non !

Frère Valérien de Savérien

Perdu dans sa Provence natale, Frère Valérien de Savérien est un frère très âgé, un des plus âgés de sa communauté. Il a passé 60 ans au service de la porterie. Toujours le sourire, toujours empressé, il avait l’art d’accueillir l’hôte qui se présentait comme s’il le connaissait depuis toujours. Avec joie et empressement, il introduisait les visiteurs auprès du visité et avait le don de les mettre en valeur... Toujours introduisant, jamais introduit. Il accueillait les familles des frères, comme si elles étaient sa propre famille... Il était si proche de tous qu’on croyait que tous étaient sa famille, mais personne pour lui, pas une visite en 60 ans de service, et ses frères ne l’ont jamais su, ne l’ont jamais vu, n’ont pas su le voir. Ils étaient sans doute trop préoccupés de scruter les Écritures à la suite de saint Ignace de Loyola. Notre pauvre frère de Savérien ne savait ni lire ni écrire, mais son intelligence savamment avide de bon sens et si appliquée à garder les pieds sur terre, permettait à ses frères de ne pas s’éterniser trop longtemps dans les nuages de leurs réflexions.

Sœur Bonnatout

Garder les pieds sur terre... c’est bien ce qui plaît à sœur Bonnatout à travers le service de la cuisine qu’elle assure avec tant de brio.

Notre chère sœur est disponible, généreuse et même délicieuse ! Puisqu’elle est bonne à tout faire, on sait venir lui demander de multiples services dont bien sur celui de la cuisine, où elle excelle. Mais elle vit dans l’ombre de son économe, et le jour où la communauté cherche une nouvelle responsable pour la cuisine, elle se prépare intérieurement, mais, oh stupeur : sœur Bonnatout n’existe plus, personne ne pense à elle, et ses qualités fondent comme neige au soleil, mieux, comme le beurre dans la casserole. Il est des sœurs comme elle, dont le travail n’est jamais reconnu ni valorisé. Comme si elles n’avaient pas le droit d’être « déclarées » et ne pouvaient travailler que cachées, comme des clandestins sans voix ni droits. Bien sûr l’Évangile nous rassure : « beaucoup de derniers seront les premiers » (Mt 19,30) ; bien sûr, le Christ nous exhorte à choisir la dernière place (cf. Lc 14,10)...

Cette même sœur Bonnatout n’a jamais été élue pour participer à une assemblée générale, un chapitre, un conseil provincial... Sans doute a-t-on eu peur qu’elle joue son atout ? De toute sa vie de couvent, en près de 55 ans, jamais elle n’a été choisie pour représenter ses sœurs... Pourtant, comme sœur Bonnepâte, elle était « première de cordée » dans sa jeunesse... Une sœur du même noviciat est même venue lui dire sans hésiter : « Ah, chère sœur Bonnatout, je vais participer à mon 10e chapitre général, quelle corvée ! », sans même s’apercevoir, en faisant ses comptes, que sœur Bonnatout n’était jamais apparue au crédit ! Et notre sœur Bonnatout, silencieuse, de s’efforcer de cultiver la miséricorde et son meilleur atout : cœur ! Mais comment supporter cela paisiblement ? Était-elle vraiment Bonnatout... ou bonne à rien ? Que pensaient d’elle ses sœurs pour la laisser ainsi toujours au seuil de sa communauté ? Car elle était bien seule sur ce seuil. La seule de sa communauté ? Le seuil de sa communauté ?

Sœur Bonnatout ne cherchait pas à faire carrière, non ; elle avait juste besoin de voir sur le visage et dans le regard de ses sœurs qu’elle valait quelque chose, et qu’elles le reconnaissaient. Ne risquait-elle pas de perdre toute confiance en elle au fil des ans si personne ne lui montrait qu’on peut lui faire confiance pour autre chose que l’efficacité matérielle ? Elle était très amie avec sœur Bonnepâte, au point que par moment les langues fourchaient en un malencontreux : « Sœur Bonnepâtatout ! ».

Un rêve mystérieux ?

Plusieurs diront que ces sœurs doivent rechercher la pauvreté du cœur, se réjouir d’être oubliées, vivre tout cela en union avec le Christ pauvre et crucifié. Oui, bien sûr. Mais la communauté n’a-t-elle pas, elle aussi, son chemin spirituel à entreprendre ? Après une journée bien remplie, dans sa chambre, sœur Bonnatout entre en un dialogue intime avec son Seigneur, c’est là sa joie et son repos. Sous son regard et le cœur en paix, elle déroule sa journée quand soudain une idée traverse son esprit : et si mère générale appelait les sœurs Bonnepâte et Bonnatout à sortir de leurs oubliettes pour recevoir leurs conseils ? Quelque chose de mystérieux est en train de se passer, est-ce un rêve de sœur Bonnatout ?

Toujours est-il qu’à quelques chambres de la sienne, Mère générale, entre en une profonde réflexion spirituelle. Il lui semble entendre un appel intérieur à être audacieuse : il lui faut décoller les étiquettes, ouvrir les oubliettes, faire entrer la lumière dans les lieux obscurs de sa communauté, aérer les recoins les plus retirés, aller vers celles auprès de qui on ne va plus, penser à celles à qui on ne pense plus. Osera-t-elle proposer cela à ses collaboratrices les plus proches ?

Ainsi fit elle ! Qu’est-il advenu de ces sœurs et de ce couvent ? Vous en aurez une idée en tentant la même expérience audacieuse. Rappelez-vous : sœur Marie des Oubliettes, sœur Bonnepâte, sœur Bonnatout, frère Valérien sont au milieu de vous. Comme le Royaume.

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