Rencontres en chemin, chemins de Rencontre
Geoffroy de la Tousche
N°2018-3 • Juillet 2018
| P. 71-80 |
Sur un autre tonCuré de Dieppe, adjoint pastoral pour le diocèse de Rouen de l’enseignement catholique de Haute-Normandie, ancien de l’I.É.T., le père de la Tousche a raconté récemment aux étudiants de son ancienne Faculté comment la vie peut basculer un soir de décembre, au détour d’une rue sans intérêt. Mais ce n’était là que les prémices d’un hommage appuyé rendu à une théologie qui « favorise les sorties, les rencontres, et donc les risques ».
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Tout est prêt. C’est Noël dans une semaine. Les cadeaux sont presque tous achetés. La grand-mère arrivera par le train. Le repas est prêt au moins dans les grandes lignes. Ça va être sympa. Et puis, la famille, c’est l’essentiel. Bref, 2000 ans après l’épisode de l’auberge pleine qui n’a pas de place pour accueillir la nouveauté et qui a déplacé Dieu dans une étable, vous permettez la même chose. Qui de vous sera décalé pour ce Noël 2016 ?
C’est dans ces termes que je me suis adressé aux paroissiens le 4e dimanche de l’Avent, il y a un peu plus de 2 ans. Autant vous dire que j’étais assez content de ma punch-line ! Sauf que c’est moi que le Seigneur avait décidé de décaler. Le soir de ce dimanche, des amis prêtres devaient venir diner à Dieppe, dans la ville dont je suis curé depuis septembre 2013. Tout était prêt. Surtout l’apéro.
À l’heure où ils devaient arriver, ils m’appellent pour me dire qu’un accident sur l’autoroute les ralentit considérablement. Leur arrivée est décalée de plus de deux heures. Ils proposent de faire demi-tour, de revenir une autre fois. J’insiste en disant que tout est prêt, que je vais les attendre. Telle est la décision prise.
Dans le froid de la nuit déjà tombée, je sors pour aller voir la mer et prier le chapelet. Puisque j’ai le temps, je fais un assez grand tour, humant la mer, méditant sur les bateaux à quai, priant pour ces jours de fête qui vont rassembler une grande partie de l’humanité. Rentrant au presbytère, mon esprit se met à divaguer sur l’une des trois rues que je peux prendre. La première mène à un parking, non merci. La troisième est celle que je prends tout le temps. Celle du milieu est sans intérêt. Mais voici qu’arrivé au début de cette rue, je me dis : « tu deviens un vieux gars si tu ne prends pas celle-là » et je la prends. Sans intérêt. Par pur défi mental puisque le résultat est le même.
Sauf qu’au milieu de cette petite rue, une forme humaine est assise sur la marche d’un magasin en face d’un kebab à l’odeur si reconnaissable. Cette forme est recouverte d’une capuche. Je passe devant elle. Je la dépasse d’un mètre. Je m’arrête. Pétrifié. Obligé. Déjà bouleversé. Demi-tour. Je m’approche de la forme et demande ce qu’elle fait là. La capuche se relève et le jeune homme me fait le geste qu’il ne comprend pas. Je pose la même question en anglais. C’est le début d’un regard. D’une relation. D’une histoire qui va connaître dans ses premières minutes une violence aussi intense que vraie. Comme un cri. Comme le cri d’une naissance qui se fait attendre pour un souffle nouveau. Ensuite ce ne sera que douceur, émerveillement, développement, découverte, accompagnement. Cette violence réside dans mes questions intrusives. Je ne m’en rends pas compte. Dieppe depuis quelques mois est littéralement envahie par de très nombreux migrants qui cherchent à se faufiler dans le ferryboat qui part deux fois par jour en Angleterre. Les pouvoirs publics sont sur les dents. Les réseaux sociaux racontent des histoires sordides. Des associations, magnifiques de don de soi mais souvent politisées, d’aide aux migrants tirent toutes les ficelles pour activer des réseaux de protection mais aussi pour idéologiser ces drames humains. La population a peur. Il fait nuit et froid. Mes questions attendent des réponses obligatoires pour venir en aide à cet homme, Muhannad, libyen. Je lui ai demandé son nom et d’où il vient. Je suis riche de ma position. De mon auberge prête pour mes amis. Lui n’a rien. Il est pauvre. Et ne demande rien. Alors au bout de quelques questions, il s’énerve et me dit que si je ne veux pas l’aider, il ne m’a rien demandé et que cela ne posera pas de problème. Aussitôt, désarçonné par cette réponse, je lui souris et lui dis qu’il ne peut pas rester là cette nuit. Que je peux peut-être l’aider en appelant une personne. Il hésite. Il raisonne. Quelques secondes de silence lui permettent de décider de me suivre. Les pas sont silencieux. Lourds. Graves. Je ne calcule plus rien. J’espère seulement que mon ami du Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile va me répondre pour me donner quelques indications. Arrivé au secrétariat du presbytère, je découvre un visage si triste qu’il me bouleverse. J’imagine que je ne peux rien imaginer de son histoire. J’appelle mon ami. Muhannad en m’entendant parler se met alors à pleurer comme je n’ai jamais vu quelqu’un pleurer. J’apprendrai bien des semaines plus tard que cette manière de faire est un code dans son pays pour commanditer un assassinat en règle. Il est alors sûr de mourir. Pourquoi les codes français seraient-ils différents de ceux de son pays ? Inconsolable. Je n’ai rien que mon être pour être face à lui. Le sourire peut être une hypocrisie. Les mots rassurants peuvent être un mensonge. Les propositions de manger, d’aller aux toilettes, de boire un verre d’eau, sont toutes suspectes. Il va mourir. Il en est sûr. Alors sa vie défile. Son père et ses activités proches du pouvoir. Sa mère avec ses mariages et une fratrie explosée. Un pays fui. Une mer traversée sur un canot rempli d’africains. Une réception par un paquebot. La Sardaigne. Le continent. La fuite. Des histoires que seul lui connait. La survie. Encore la fuite. Une seule idée : l’Angleterre. Alors c’est l’Allemagne. Où ? Comment ? Avec qui ? Mes questions devront se taire. Des éléments arriveront. Pas tout, ni tous. Jamais. Peu importe. Puis les Pays-Bas. Suffisamment longtemps pour engager une procédure d’accueil, refusée en première et seconde instance avec obligation de quitter le territoire sous un mois. Un bus Euroline. Paris. Violence et faim. La fuite. Encore. La peur. L’inconnu. Puis un bus charter pour aller à Dieppe, où il y a un bateau. Le repérage des supermarchés grâce à la Wifidu bus pour se nourrir à pas cher. Une découverte de la ville. Puis une rue, dans l’odeur d’un kébab, la plus proche peut-être d’une odeur de son pays. Et l’attente. Il se dit que Dieu l’a abandonné. Alors il compte les passants qui ne s’arrêtent pas. Il dit à Dieu que le prochain qui passera, soit il mourra, soit il aura la vie. Et moi je me dis que si je ne prends pas cette rue, je deviendrai un vieux garçon. Ma vie change. La sienne aussi. Il dit aujourd’hui surtout la sienne. Nous ne sommes pas d’accord !
Cette longue introduction n’est que le reflet de la considération de nos vies comme un chemin avec des rencontres. Nous sommes les disciples de la « Voie » dont parlent les Actes des Apôtres. Sur mon chemin, il y eut trois ans à Bruxelles, ici même. Trois ans de rencontres. Pendant ces trois années, j’ai été accompagné et bousculé. Depuis vingt-cinq ans, je répète que ce sont les années où mon cerveau a démarré. Ici mon auberge a été décalée. Ici, tout a été mis en œuvre pour approfondir un existant déjà bien enraciné. Mais surtout, ici, tout a été mis en œuvre pour éveiller des perspectives qui dans leur ordination au Christ ontologiseraient ce que je suis devenu aujourd’hui. Le premier examen d’Écriture sur Matthieu 16 et la « Primauté de Pierre » serait comme couronné par le séminaire « Congar et la papauté ». Ce séminaire de Licence exigé par mon directeur d’études alors que je n’étais qu’en 3e année, m’a même fait passer une semaine entière à l’abbaye de Chevetogne : il fallait travailler ce sujet dans la perspective œcuménique. Les quatre années suivantes à Rome seront alors un déploiement presque naturel de ces mises en bouche pour aboutir à la thèse en théologie dogmatique sur « Le Magistère ordinaire universel dans Lumen gentium 22 et 25 ». J’ai eu la grâce d’être dirigé par le Père Karl Joseph Becker, jésuite de la plus grande simplicité. Benoît XVI le nommerait par la suite Cardinal en reconnaissance de son travail théologique. Son petit bureau de la Grégorienne ne désemplissait jamais. On en sortait tout à la fois dépité de devoir refaire intégralement son travail et mystérieusement élevé à une exigence nouvelle honorant la capacité que le maître semblait vous accorder. C’est le même sourire faisant rayonner son intelligence que je trouvais chez mon directeur d’études, chargé de mon éveil. C’est la même folie géniale que j’écoutais sans presque rien comprendre d’un professeur d’exégèse. C’est la même sainte crainte que j’ai éprouvée quand deux fois en trois ans j’ai passé la porte du bureau d’Albert Chapelle. C’est le même bonheur de la sévérité d’un professeur si désireux d’élever nos esprits à plus que le mineur enjeu des examens que j’ai retrouvé. C’est la même dynamique pastorale de l’incroyable séminaire de l’évangile de Saint Jean dirigé par tel professeur d’exégèse qui me donne aujourd’hui de proposer une conférence par semaine en paroisse depuis quinze ans. Mais s’il me fallait maintenant être exhaustif de tous ces noms glorieux que ma misère a rencontrés, depuis les professeurs jusqu’aux élèves, je tomberais rapidement dans la rubrique a-théologique de la nécrologie ! Non ! l’Institut d’Études Théologiques est éloigné de la mort puisqu’il choisit la vie et nous la fait choisir ! Sans cesse. C’est ici que tout a été ordonné en vue de ce que je suis aujourd’hui. Jamais je n’aurais pu l’imaginer et encore moins le dire un jour. Mais c’est avec la même émotion que je l’affirme, au même titre que la rencontre avec Muhannad.
Alors, je le dis dans la même provocation qui vous a fait agir envers moi : non l’I.É.T. ne mourra pas. À vous, à nous, d’entendre les appels de l’Esprit à reprendre des risques, car ils seront tous théologiques. C’est une certitude. C’est le propre de notre foi. C’est le propre de l’incarnation du Verbe de Dieu. C’est le propre de la kénose du Christ. C’est le propre d’Abraham. C’est le propre de François. Voici notre Dieu : toujours en risque. La liberté de l’incarnation a conduit Athanase à l’exil mais a fait choisir à Clovis le baptême catholique plutôt qu’arien. C’est là le cœur de ce qui devrait être notre relation avec l’islam, tout comme ce fut le cœur de tous les conciles œcuméniques, jusqu’au dernier compris. Notre Église meurt de ne regarder que le péché de ses membres, de vouloir tout calculer en publiant des décrets, de ne pas sortir de la structure tridentine pour oser partir à la rencontre du monde contemporain, notre monde, hors des sentiers archi-battus d’un monde disparu.
L’I.É.T. dans sa logique pédagogique a sans cesse favorisé les sorties, les rencontres et donc les risques. Vous devez demeurer pour nous les penseurs de ces risques. Nous avons besoin de vous. Nous avons le nez dans le guidon de la pastorale. Nous avons les mains trempées dans des vasques d’une eau qui baptise druidiquement des médailles aux signes de l’horoscope avec plus de solennité que des enfants qui n’auront la foi que par un miracle que l’on attend sans plus y croire. Nous sommes les gentils animateurs de mariages plus symboliques que même logiques puisque tout est déjà écrit (enfants, chat, maison, voiture : tout est accompli). Nous célébrons les funérailles d’un nombre si grand de saints méconnus que les Bollandistes ont un avenir assuré. Nous organisons la vie de paroisses comme celle admirablement décrite dans « Monsieur le Curé fait sa crise ». Les confessionnaux sont des placards à balais. Le catéchisme est un reliquat datant d’avant l’écran que nos services nationaux de la catéchèse s’évertuent de mettre à jour en créant justement des programmes numériques par nature virtuels et donc désincarnés !
Alors oui, pardonnez-moi d’insister. Si c’est l’argent qui meut vos décisions, nous pourrions vendre des crêpes à la sortie de toutes les paroisses ou cathédrales qui ont respectivement un curé ou un évêque ancien de l’I.É.T. Les recettes seraient sûrement excellentes ! Bien conscient de ne connaître en rien les tenants et aboutissants de cette résolution, il faut quand même bien que le petit fransquillon qui arrive chez vous continue sa réputation d’intervenant décalé en terrain conquis. Merci d’avoir exercé votre patience à mon égard, notamment à ce sujet, pendant trois ans. Je ne suis pas sûr de vous avoir déjà exprimé cette reconnaissance. Pardon surtout si j’en ai blessé par mon comportement de conquistador déjà vainqueur.
Si l’on me demandait de décrire l’I.É.T., je parlerais d’un prie-Dieu. Pourtant, le cœur de l’institut n’est pas la piété dans la forme apparente de cette petite chaise renversée pour faire souffrir ses genoux sur du rotin fatigué qui craque dès que l’on bouge ! Mais en vérité, l’I.É.T. ne se vérifie qu’à genoux. C’est-à-dire dans l’attitude humble de celui qui reconnaît ses faiblesses et qui demande à l’Esprit Saint de venir en Consolateur et en Inspirateur. Ce que j’ai vu de l’I.É.T., ce sont des professeurs se mettre à genoux pour trouver humblement l’axe de l’intelligence que le Créateur voulait voir se développer en chacune de nos vies. Pour que cette intelligence ne devienne pas gnose, la petite messe quotidienne rassemblant tant de charismes, de communautés et d’histoires, unifiait nos cœurs. Dans la colère d’une liturgie considérée par certains comme négligée, dans l’agacement créé par l’incompréhensible non-participation des prêtres à la concélébration, dans le trop-plein d’une messe typée par l’animateur plus que par le missel, j’ai intégré sur le long terme cette certitude du prie-Dieu. Ou si vous voulez, de la kénose. Comment faire de l’I.É.T. un centre non-orgueilleux si ce n’est par l’abandon à ces possibles réalités qui n’étaient en vérité que l’antichambre du vrai monde de nos églises, communautés, paroisses ?
Les exercices de confession sont encore à mes yeux l’expression la plus puissante du mystère caché de l’I.É.T.
Parce qu’au final, ce qui demeure c’est l’amour.
Parce qu’au final, ce qui demeure pour les personnes, c’est d’avoir rencontré l’amour qui les a écoutées. Dans la confession, en accompagnement spirituel organisé ou non, en rendez-vous, dans l’incalculé des rencontres, dans l’imprévu de nos agendas surbookés, voilà bien la vérité de l’Évangile. La rencontre avec le Christ n’est pas une rencontre de foule. Quand le Christ rencontre les foules, soit elles le quittent dès qu’il parle de sa résurrection, soit elles réclament sa mort après l’avoir acclamé.
L’Évangile est un face à face avec notre frère rédempteur.
L’Église est le rassemblement de ceux qui ont fait cette rencontre, qui en ont eu la grâce. Ils étaient à genoux. Ils avaient faim, étaient malades, abandonnés. Ils ont vécu la Rencontre. Ils ont été relevés.
L’I.É.T. m’a permis cette Rencontre. Cette Rencontre continue. Elle dure. Elle est dure. Elle bouleverse chaque jour. Elle bouscule, dérange et décale sans cesse. Elle invite doucement et avec amour à discerner, accompagner, intégrer ces vies avec leurs joies et leurs peines, leurs tristesses et leurs angoisses. Cette rencontre est unique de l’unicité de nos vies et de l’unique plan de Dieu pour son humanité. La communion de toutes ces rencontres réalise patiemment et passionnément l’unité de notre vie.
*
À genoux aujourd’hui, je rends grâce à Dieu et vous remercie de votre attention. Muhannad, qui a lu ces pages, m’a dit de vous dire : « Ils vous ont donné ; vous avez reçu ; vous m’avez donné ; j’ai reçu ; un jour je donnerai. Dites-le leur : je leur dis merci ».