L’économie au service du charisme et de la mission
Étienne Perrot, s.j.
N°2018-3 • Juillet 2018
| P. 11-28 |
KairosÉconomiste jésuite, professeur à l’Institut catholique de Paris, l’ami des Yambassa nous présente à sa manière les « Orientations » tout juste publiées par notre Dicastère, sous le titre latin Boni dispensatores multiformis gratiae Dei. On reconnaîtra le style piquant du « polygraphe posté aux frontières de l’économie, de la sociologie et de la politique », que nos lecteurs ont déjà pu apprécier.
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L’économie est science lugubre, disait-on au XIXe siècle. C’est tout le contraire du charisme et de la mission. « Evangelii gaudium, la joie de l’Évangile ! », proclamait en effet la première encyclique de notre pape François (24 novembre 2013). Comment concilier science lugubre et joie de l’Évangile ? D’abord en revenant au sens premier du mot économie. L’économie, c’est l’organisation de la maison. De la maison commune, bien sûr, comme nous le rappelle l’encyclique Laudato Si’(24 mai 2015). Cela déborde de toutes parts les chiffres, la comptabilité ou les lois de l’offre et de la demande.
C’est dans cet esprit qu’a travaillé, en novembre 2016, le deuxième Symposium des Instituts de vie consacrée et des Sociétés de vie apostolique. Le précédent Symposium, deux ans auparavant, portait sur la gestion des biens au service de l’humain et de la mission de l’Église. La Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et des Sociétés de vie apostolique en avait tiré quelques « Lignes directrices ». Du deuxième Symposium est né un petit livre facile à lire, très équilibré, accessible à tous, et qui porte le titre du présent article L’économie au service du charisme et de la mission [1], avec un sous-titre plein de promesses « Orientations ». C’est par ce dernier mot, « Orientations », que je désignerai ce document.
Il s’agit là non pas d’abord de la gestion des sous, des robinets et des tuyaux de gaz, mais de la gestion de la grâce de Dieu, qui se décline dans les multiples charismes propres à chaque Institut. Selon la formule de l’apôtre Pierre : « Ce que chacun a reçu comme don de la grâce, mettez-le au service des autres, en bons gérants de la grâce de Dieu qui est si diverse » (1 P 4,10). Cette grâce s’incarne dans des postures, dans des pratiques et dans une organisation qui traduisent cette économie. De ce petit livre fort bien fait, je tire trois leçons pratiques, d’application immédiate. Les questions ne sont pas nouvelles, mais elles sont abordées de façon pugnace, ce qui appelle en écho trois points d’attention. L’objectif affiché au paragraphe 18 du document est ambitieux : « Tous les membres des Instituts de vie consacrée et des Sociétés de vie apostolique doivent sentir qu’il est de leur responsabilité d’accorder la plus grande attention à ce que l’administration des ressources économiques soit toujours, de manière réaliste, au service des fins qui expriment leur propre charisme ».
Trois leçons pratiques
● L’inscription du charisme et de la mission dans le tissu de l’Église locale
« Les supérieurs majeurs doivent faire participer l’Église locale aux projets de l’Institut comme aux efforts de gestion ». J’épingle ces derniers mots « comme aux efforts de gestion », qui renversent le point de vue dominant chez beaucoup de membres du clergé. Ceux-ci voient souvent les personnes consacrées comme une main-d’œuvre à bon-marché. En mars dernier, le supplément mensuel de l’Osservatore romano dénonçait le clergé qui traite les religieuses injustement, comme des servantes, qui plus est, mal payées. La Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique, au paragraphe 94 de l’opuscule cité, met les points sur les i d’une manière tout-à-fait opératoire : « Il revient à la Supérieure majeure, par analogie avec ce qui est prévu par le canon 681 § 2, de procéder à des accords avec les Églises locales respectives et de définir avec exactitude ce qui concerne le service de la consacrée et les aspects économiques ». J’épingle, bien sûr, les trois derniers mots « et les aspects économiques », qui soulignent que, pour durer, le service rendu doit s’inscrire dans l’économie.
● Le « patrimoine stable »
Cette exigence de durée justifie la deuxième leçon pratique tirée de ces « Orientations ». Elle concerne le « patrimoine stable ». Comme le rappelle le Droit canonique, son but est de « garantir la subsistance de l’Institut et faciliter la réalisation de ses fins institutionnelles » (canon 114 §§ 1-2). Il ne s’agit pas simplement de faire l’inventaire des biens et immeubles que l’on possède, ni même de distinguer entre les biens qui rapportent un revenu et les biens d’usage, nécessaires à la vie de chacun dans la communauté. Il faut veiller à ce que les uns comme les autres, biens de rapport et biens d’usage, trouvent leur pleine justification dans la finalité de l’Institut.
C’est pourquoi, en ses paragraphes 38 à 40, les « Orientations » déploient cette exigence dans ses deux dimensions, celle de la mémoire et celle du projet. La mémoire ne s’incruste pas simplement dans les bâtiments ou les œuvres d’art plus ou moins pieusement conservées dans quelques greniers. Le document, en son § 39 alinéa a), classe les « maisons-mères » parmi les lieux de mémoire. Mais, immédiatement après, il précise que cette sauvegarde « doit être proportionnée à la capacité de gestion de l’Institut ». Autant dire que la maison mère, comme tous les immeubles, objets et habitudes porteurs de mémoire, sont comme « la maison d’Autriche » ou – si l’on veut rester dans une consonance biblique – la maison que Dieu promet de construire à David. La maison, c’est l’ensemble des consacrés rassemblés dans une tradition, et organisés en vue de la mission. Les « Orientations » suggèrent d’affecter aux différentes composantes de la mission une part délibérée du patrimoine stable ; une part pour la subsistance des membres actifs, une part pour le bien-être des aînés, une part pour soutenir les œuvres structurellement déficitaires, une part pour se lancer dans des missions nouvelles.
Sans entrer dans de telles précisions, hautement souhaitables au demeurant, les « Orientations » rappellent le point crucial : les biens immobilisés et légitimement affectés au patrimoine stable (c’est à dire assignés à cet effet par le Chapitre général ou par le Supérieur général dans le consensus de son Conseil) « ne servent pas à la gestion économique ordinaire ; ce sont des biens capitalisés et investis dans les différentes formes du système financier » (§ 39 d). Puisque le charisme ne s’inscrit pas seulement dans les dépenses, mais également dans les recettes, les « Orientations » précisent que les placements, les dons reçus et le travail « source ordinaire du revenu des consacrés » doivent être pesés au trébuchet de la conscience personnelle et de la légitimité communautaire, c’est-à-dire au charisme (§ 70).
Sur le patrimoine stable
38. Pour des raisons de gestion ordonnée et prévoyante, il convient de procéder à une reconnaissance générale des biens de l’Institut, de ne pas éluder les normes dictées par le droit canonique destinées à garantir la réalisations de ses fins institutionnelles (i.e. : patrimoine stable). D’où l’opportunité d’assumer sans tarder des initiatives adéquates pour l’inventaire des biens inscrits au patrimoine stable, et d’effectuer les actes formels d’assignation nécessaires, si cela n’a pas encore été fait.
À cette fin, le droit propre à chaque institut est appelé à l’acte d’assignation par le biais d’une résolution. Cette prévision doit se trouver dans le code fondamental ou dans un autre document normatif de droit propre, avec le texte suivant ou un autre de même teneur : le patrimoine stable est constitué de tous les biens immobiliers et mobiliers qui, par une légitime assignation, sont destinés à garantir la sécurité économique de l’Institut. Pour les biens de l’Institut tout entier, cette assignation est faite par le Chapitre général ou par le Supérieur général avec le consensus de son Conseil. [...]
39. Le patrimoine stable composé de biens, immobiliers ou mobiliers, garantit la subsistance de l’Institut, des Provinces et des maisons légitimement érigées et de ses membres et assure la réalisation de sa mission. L’attribut stable se comprend comme une garantie qui ne peut ignorer la cohérence d’« une fin correspondant à la mission de l’Église » (can. 114,1-2) et de la mission spécifique des Instituts de vie consacrée et des Sociétés de vie apostolique[...]. [2]
● Un projet pour la mission
Cette exigence de pérennité est celle du projet. « Le problème ne se limite pas à la continuité des œuvres qui expriment le charisme, mais à leur signification socio-ecclésiale qui se traduit en efficacité évangélique » (§ 26). Parler d’efficacité évangélique peut sembler paradoxal. La grâce, la gratuité des dons de Dieu, n’exclut-elle pas toute idée de calcul et d’efficacité ? Le document affirme le contraire, prétendant que l’économie et l’abandon à la Providence marchent la main dans la main. Il est facile de comprendre pourquoi : le gaspillage des dons reçus est une insulte pour le donateur ; c’est en outre un mépris pour ceux qui pourraient bénéficier de notre charisme.
Plus fondamentalement un refus de l’économie dans la gestion, loin de témoigner d’une liberté par rapport aux biens, enferme dans l’illusion d’une indépendance que ni la raison, ni la foi ne sauraient attester. À Dieu seul appartient l’indépendance, rappelle Bossuet dès la première phrase de l’oraison funèbre d’Henriette de France. Loyola coulait cela dans la Devotio moderna : nous prenons l’économie au sérieux parce que nous savons que tout dépend de Dieu et que c’est par amour pour Lui, révélé dans le visage de nos frères et sœurs, que nous mobilisons toute notre intelligence, notre mémoire et notre volonté.
Reste que cette « mentalité de projet », comme dit le texte qui parle même d’analyse et de stratégie, affronte l’incertitude. De quoi nous rappeler que projet et problème ont la même racine (pro-jectus et pro-balein qui veulent tous deux dire « jeter en avant », l’un en latin, l’autre en grec). C’est pourquoi nous faisons confiance à Dieu comme si tout dépendait de nous et rien de Lui. « Je soigne, mais c’est Dieu qui guérit » disait Ambroise Paré. Je fais des projets raisonnables, je chasse le gaspillage, parce que cet effort est porté par mon charisme. Saint Jean de la Croix dirait tout simplement que l’espérance – sans laquelle il n’y a pas de projet – est la nuit de la mémoire [3]. Autant dire que le charisme, s’il veut être au service de la mission, ne peut pas s’enfermer dans l’expérience passée. Invoquer l’expérience contre l’espérance est le signe d’une spiritualité essoufflée.
Dans la pratique, les Instituts dont les forces humaines déclinent se garderont de cette fausse liberté qualifiée à tort de « spirituelle » qui, dans une irresponsabilité consommée, se débarrassent des derniers biens matériels et financiers qu’ils possèdent pour des œuvres qui ne relèvent pas de leur charisme. Au contraire, pour y consacrer leurs ultimes moyens, ils devront chercher des vecteurs existants ou créer des organismes nouveaux capables de traduire au mieux le charisme qui réponde à leur règle de vie, sans céder aux sirènes bienveillantes – fussent-elles ecclésiastiques – toute prêtes à capter leur héritage matériel, immobilier ou financier.
Trois points d’attention
Cette symbiose entre l’économie, le charisme et la mission ébranle la conviction habituelle qui voit dans l’économie l’ennemi premier de la vie consacrée et du dynamisme apostolique. Il semblerait que la Congrégation joue envers les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique le rôle amer que Claudel fait jouer au vieux Don Pélage envers sa jeune épouse Prouhèze, lorsqu’il lui donne au nom du roi une « mission impossible » sur le rocher de Mogador occupé militairement par Don Camille, un amant douteux [4]. Sont en effet de trois sortes les dangers de couler le charisme et la mission dans l’économie. Le verbe « couler » est ici pris dans les deux sens du mot, d’abord dans le sens matriciel, comme du bronze fondant que l’on coule dans un moule pour fabriquer une cloche ; ensuite dans le sens maritime d’un bateau qui coule au fond de la mer. Le premier danger de couler le charisme dans l’économie vient de la technique qui peut étouffe le charisme. Le deuxième est celui de la gestion qui peut faire oublier le service. Le troisième enfin, le plus subtil, surgit de la complexité des problèmes économiques qui souvent conduit à la démission. Les enjeux correspondants sont de taille : ajuster la planification au charisme, faire de la gestion un véritable service de la mission, enfin assumer une responsabilité sans faux-fuyant. Comme pour Prouhèze, le charisme aidant, la mission sera accomplie.
● Ajuster la planification au charisme
Les « Orientations » parlent de « Plan charismatique » (sic), la première fois en association avec le Directoire économique dans les fonctions du Chapitre général (§ 58), la seconde fois en lien avec le budget prévisionnel et la formation des économes (§ 97). « Plan charismatique » semble être un oxymore, une contradiction dans les termes. Comment planifier ce qui est de l’ordre de la grâce ? La réponse se trouve dans les trois premiers des quatre principes d’action développés par notre pape François dans l’encyclique Evangelii gaudium et repris dans les paragraphes 45 à 48 des « Orientations ». Le quatrième n’en est que le corollaire : l’unité prévaut sur le conflit.
Le temps est supérieur à l’espace. Il ne s’agit plus d’occuper un espace et de se contenter d’avoir quelqu’un, une communauté ou une œuvre, dans un secteur déterminé de la vie sociale ; il s’agit de « lancer des processus » et ne pas se contenter d’être là. Un Provincial de mes amis prétendait que la mission n’impliquait pas de placer the right man in the right place (l’homme qu’il faut à l’endroit qu’il faut). Il avait tort. Dans la vie religieuse comme dans celle des affaires, permettre à chacun de déployer le charisme qui lui est propre est la première fonction d’un Supérieur. Mais en un certain sens, il avait également raison. Car « l’endroit qu’il faut » n’est jamais parfaitement connu.
Il convient d’inverser le titre d’un livre célèbre paru après la chute du communisme, selon lequel le monde serait arrivé à « la fin de l’histoire ». En fait, l’histoire continue, avec ses soubresauts et ses rémissions temporaires. Dans les temps qui sont les nôtres aujourd’hui, ce qui semble fini, ce n’est pas l’histoire, c’est la géographie. Les frontières s’estompent, les États eux-mêmes découvrent que leurs limites sont poreuses, les Institutions – et parmi elles les Églises –, constatent que la culture ambiante imbibe leur vision du monde et dévoie leurs manières de procéder. Mais pourquoi en avoir peur et se retrancher derrière nos murailles qui, telle la célèbre muraille de Chine, n’empêcheront pas de pénétrer chez nous les influences extérieures ? Sous l’expression « lancer des processus », il s’agit radicalement de mourir avec le Christ, à la manière du grain de blé tombé en terre : en assimilant et en transformant les éléments nutritifs dont la terre regorge, ce qui conduit à nous accommoder du monde et à l’aimer à la manière du Christ. C’est une autre façon de désigner l’opération qui fait fructifier notre prochain, ceux dont nous nous approchons. Vision ouverte, disent les « Orientations » au paragraphe 25, qui consiste « en même temps à se laisser re-garder (sic) par la réalité qui nous entoure, se laisser interroger par elle, et se regarder à travers ses instances ». Mais quelle réalité ?
La réalité est plus importante que l’idée. C’est, disent les « Orientations » au paragraphe 47, « la manière de répondre aujourd’hui encore aux questions que pose l’histoire ». Un contresens venu de très loin pourrait faire croire que la réalité est séparée de l’idée. Ce serait nous engager dans une spirale étourdissante où nous chercherions la réalité derrière, au-dessous, ou en-dessus de l’idée. Comme la cuisinière qui, cherchant la réalité de l’oignon sous la pelure d’oignon, découvre que sous la pelure se cache une autre pelure qui cache une autre pelure et ainsi de suite, ad nauseum. Loin de cette abstraction qui disjoint idée et réalité, il faut tenir que la réalité est ce qui remet en question l’idée, ce qui la déplace et provoque le mouvement de la mission.
Qui provoque ce mouvement ? À la manière du Christ obéissant, c’est le dérangement produit par ce qui nous touche. Une parole de sa mère incite Jésus à dévoiler son charisme, la rencontre avec la Syrophénicienne fait craquer l’idée fausse qu’il n’était envoyé « qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ». Comme le fait remarquer la Congrégation, tous les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique sont nés de la rencontre avec l’urgence d’une situation sociale ou ecclésiale. Ce dérangement initial ne supprime pas la nécessité de l’idée accrochée à son train logique, la cohérence du projet avec les moyens humains, matériels et financiers. Car, en bonne dialectique, le dérangement suppose un rangement, de même que l’enfant suppose un géniteur. Sans idée, pas de réalité. Et sans réalité, pas d’idée. La pratique nous enseigne d’ailleurs que ne rien programmer (ne pas avoir d’idée), sous prétexte qu’on ne sait pas ce qui peut arriver, c’est la meilleure manière de ne pas pouvoir s’adapter et de manquer la vie réelle.
Le tout est supérieur à la partie. Prise au pied de la lettre le mot « tout » peut faire tomber dans le gouffre des régimes totalitaires, bien illustré par le roman d’Arthur Koestler Le zéro et l’infini, l’infini désignant le Parti communiste – mais l’on peut imaginer n’importe quel organisme –, le zéro désignant tout membre de ce collectif. Il ne s’agit pas de sacrifier la partie au tout, mais de faire en sorte que la partie trouve du sens à se consacrer à la mission de l’Institut. L’enjeu ici est de tenir ensemble les deux injonctions de la devise des Suisses (qui fut aussi celle que le romancier Alexandre Dumas donna aux Trois mousquetaires) : « un pour tous, tous pour un ». La solution de cette contradiction est bien connue ; elle tient en une phrase : passer du pouvoir à l’autorité. Le pouvoir, c’est la capacité de rendre incertain l’avenir de son partenaire. « Faire attendre est le privilège du pouvoir », écrit Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux.
En revanche, l’autorité, c’est la capacité d’entraîner les membres dans des projets collectifs où s’épanouira le charisme de chacun. Ce qui suppose trois conditions, coûteuses pour le Supérieur. D’abord, des objectifs précis. Le vague permet au supérieur de garder son pouvoir, mais détériore son autorité. Ensuite (deuxième condition), des moyens proportionnés, moyens humains, moyens matériels et financiers. Le Supérieur n’honore pas le charisme de l’autorité s’il ne s’interroge pas sur la façon dont le subordonné, avec sa compétence et les moyens qu’on lui donne, pourra assumer sa charge. Enfin (troisième condition), des risques partagés. Perd son autorité le Supérieur qui se met à l’abri en laissant le subordonné supporter seul le poids de l’échec.
● Au service de la mission et non pas de la réglementation
L’autorité permet de s’affranchir de la pesanteur d’une logique économique réduite à l’application des normes, des rubriques et des procédures comptables. Les « Orientations » invitent à passer de l’Homo œconomicus à l’Homo fraternicus (§ 36). Les conditions en sont la confiance qui ne va jamais sans transparence (§§ 41 à 43). Autant de manières nouvelles de parler de ce qui est au cœur de la Doctrine sociale de l’Église, le bien commun (au singulier). La culture moderne, fondée sur le contrat, ne parle pas de bien commun, elle ne parle que de l’intérêt général, une abstraction qui fait couple inverse avec l’individu (quand l’un monte, l’autre descend). En revanche, dans la dynamique du bien commun, le charisme exclut une vision strictement contractuelle des relations communautaires. La modernité conduit à ne faire que ce à quoi je me suis strictement engagé ; ce qui bloque souvent le fonctionnement collectif, car les impondérables ne sont plus assumés. En revanche, le charisme tient compte des besoins de celui qui m’est le plus proche et, compensant les désajustements, contribue au bon résultat de la mission collective. L’appel du charisme se substitue à l’obéissance au règlement, comme la nouvelle loi à l’ancienne.
Une application pratique en est le budget et le bilan prévisionnel dont parle le paragraphe 97. Conçus à la manière d’un règlement obligatoire, budget et bilan prévisionnel noient le charisme dans la pure logique économique ; par une sorte d’esprit pharisien, on évalue alors son projet de vie et son plan apostolique en fonction d’un texte et non pas en fonction d’un appel lancé par Dieu par le vecteur du prochain. En revanche, conçus à la manière d’une balise pour le discernement, ces outils économiques permettent à chacun de se situer dans l’espace social et dans l’histoire de l’Institut.
● Responsables de la mission
La complexité de l’économie encastrée dans les lois de la nature et de la société incite Chapitres généraux et Supérieurs à se décharger de la dimension économique de leur responsabilité soit sur quelques experts – ou supposés tels – tirés du sein de la communauté, soit sur un organisme extérieur. Les décisions de gestion « doivent garantir des formes adéquates de communion, évitant de déléguer les choix économiques uniquement à un groupe ou à une seule personne », suggère le paragraphe 58 des « Orientations ». En fait « la vie consacrée doit se libérer du paradigme technocratique », dit le paragraphe 22, avant de préciser que la liberté rend capable de limiter la technique et de l’orienter. Cela reste vrai même si l’on fait appel à un membre de l’Institut reconnu pour sa compétence. Il n’est pas demandé à tous les Supérieurs d’être des prix Nobel d’économie ni des experts-comptables, mais on attend d’eux qu’ils ne considèrent pas l’économie comme une terra incognita regardée de haut, comme les patriciens d’Athènes regardaient les esclaves au travail. Dans la logique de cette préoccupation, tous les membres de l’Institut ou de la Société de vie apostolique sont invités à partager ce même souci, même s’ils ont en ce domaine des compétences de niveaux différents.
À plusieurs reprises, les « Orientations » parlent du consensus autour du Supérieur ou du Chapitre (§ 61, traitant du Conseil économique). Le consensus n’est pas l’unanimité qui voudrait que « tout le monde soit pour » ; il se contente de la situation où « personne n’est contre », ce qui est sagesse. Mais cela suppose déjà que chacun ait une opinion, et donc ne se désintéresse pas du problème économique. « De cette manière, les œuvres seront gérées dans un esprit d’ouverture, de communion et de coresponsabilité, même lorsque le soin doit en être confié à un petit nombre de consacrés, hommes et femmes » conclut le paragraphe 36.
Pour un sain discernement
Au final, la posture spirituelle exigée par l’harmonie entre l’économie et le charisme au service de la mission appelle les deux qualités que la tribu des Yambassa du Sud Cameroun demande à leur chef. D’abord avoir les « épaules larges », c’est-à-dire non seulement de l’encaisse – on dit aujourd’hui de la résilience – mais également de la science et de la compétence. Les « Orientations » reviennent avec raison à plusieurs reprises sur la formation à la dimension économique (§§ 18, 19, 97). Mais l’humour, qui est sagesse et dimension essentielle de la vie spirituelle, veut que, pour le consacré comme pour le scientifique, la reine des sciences soit la Docte ignorance qui sait qu’elle ne sait pas tout.
Ce qui rejoint la seconde qualité demandée à leur chef par les Yambassa : « avoir vu le diable en face », c’est à dire avoir résisté à la tentation de réduire la vie consacrée et la mission apostolique à sa seule dimension économique – les Écritures ne sont pas un manuel d’économie, et à peine un livre de morale. Ses qualités sont celles qui président à un sain discernement spirituel. Ce discernement, fond de tableau des « Orientations », ne consiste pas à choisir entre deux marques de lave-linge, en décidant « par principe » ou « par habitude » pour la moins chère ou pour la plus connue, mais à reconnaître l’esprit qui fait préférer l’une plutôt qu’une autre. Citant le message du pape François au deuxième Symposium (25 novembre 2016), les « Orientations » dressent le programme suivant :
« Repenser l’économie doit passer par un discernement attentif : écoute de la parole de Dieu et de l’histoire. L’engagement inlassable dans le discernement permettra ainsi de choisir, avec une sagacité créative et un cœur disponible, des œuvres qui offrent une nouvelle dignité “à des personnes victimes du rejet, faibles et fragiles : les enfants à naître, les plus pauvres, les personnes âgées malades, les personnes gravement handicapées” » (§ 15).
Le discernement de l’esprit du Christ dans nos choix économiques se place ainsi sous le signe de la pauvreté. C’est pourquoi le premier chapitre des « Orientations » présente d’emblée « La pauvreté du Christ, nouveauté de l’Évangile ». Loin de dissoudre le discernement dans des formules générales, la pauvreté du Christ, méditée, connue, aimée, place nos choix économiques face au discernement crucifiant, le seul réel. Il est en effet fallacieux de nommer discernement spirituel les préférences qui confrontent quelques grandes valeurs affichées (la justice, l’efficacité, la sécurité, la dignité, la transparence, le respect, la visibilité, la notoriété), avec les surplus de trésorerie que la comptabilité a mis au jour et que l’on peut dépenser sans scrupule. Car, lorsqu’on a l’argent en caisse, on trouve toujours, sans exception, une « bonne » raison pour dépenser ce qui nous fait envie. La plus ambiguë de ces « bonnes » raisons est sans doute la gloire de Dieu. Certes, parfois, ces raisons conduisent à des effets positifs et améliorent la situation de ceux que le Saint Père désigne comme les premiers sujets de notre sollicitude, « les personnes victimes du rejet, faibles et fragiles ». Mais là n’est pas l’essentiel.
Le discernement réel appelé par la dimension économique de notre vie consacrée naît de la contemplation de la croix du Christ. Symboliquement la croix est un poteau planté en terre et dressé vers le ciel, la terre de notre gros bon sens, le ciel de nos valeurs. Accroché à ce poteau, le Christ, nouveau serpent de bronze qui, en reliant la terre au ciel, guérit les morsures de la vie : il nourrit les foules, guérit les malades, console les veuves, réconcilie les égarés. Mais ce poteau, qui permettrait, comme l’échelle de Jacob, d’aller directement de la terre vers le ciel et d’en faire redescendre la grâce, est barré d’une poutre transversale qui nous oblige à regarder à hauteur de nos yeux qui discernent, dans le brouillard de nos envies, le monde avec ses sollicitations et ses pauvres.
Dans la pratique, le discernement spirituel ne peut pas se satisfaire de ce que nous faisons pour les autres. Il suppose de mettre en regard, comme nous y invitent les « Orientations », les objectifs et les moyens. Le temps, l’énergie, les personnels, le matériel, les immeubles, la finance, en un mot tout ce que je pense consacrer à telle option, à quoi et à qui va-t-il manquer, qui va en supporter le coût ? Ce sont « les personnes victimes du rejet, faibles et fragiles » qui sont les instances de jugement d’un tel discernement. Il ne s’agit donc pas de se torturer l’imagination pour essayer d’apercevoir le Christ dans nos frères et sœurs, il s’agit de voir la dimension divine, reflet de la pauvreté du Christ, de ceux dont nous nous approchons, notre prochain. Cette démarche spirituelle ne s’ajoute pas à notre travail d’organisation de la maison commune, de programmation de notre travail apostolique et d’élaboration stratégique de notre vie consacrée. Comme disent les pédants, la vie spirituelle ne fait pas nombre avec l’économie ; elle en est l’une des dimensions, comme, inversement, l’économie est l’une des dimensions de la vie de l’esprit. On retrouve ici la densité humaine des valeurs rassemblées par la Doctrine sociale de l’Église : préférence pour les pauvres, destination universelle des biens et subsidiarité dans la solidarité. L’économie nous apprend en effet qu’avant d’être la justification de nos choix, une valeur est ce qui donne sens à un coût. C’est face à ceux et celles qui en paient le prix que nous pouvons juger si notre règle de vie ou notre objectif apostolique « vaut le coût ». Ainsi la croix du Christ nous apprend la valeur de l’humanité, car c’est la liberté des hommes qui a conduit Jésus au supplice.
*
Au total, la pauvreté vouée par les consacrés, inspirée de la pauvreté du Christ, n’est pas l’application d’une vision du monde a priori ou d’un idéal rêvé, encore moins une pratique d’hygiène de vie. C’est la raison pour laquelle, dès le seuil de ses Exercices spirituels, Loyola ne présente pas la pauvreté comme un objectif à atteindre. Il ne faut pas, écrit-il, vouloir pauvreté plus que richesse, mais simplement ce qui conduit davantage à l’imitation du Christ dans son amour du monde. La pauvreté n’est pas un état de perfection, ce n’est qu’un moyen d’y accéder. C’est pourquoi « la formation à la dimension économique, dans la ligne du charisme propre, est fondamentale afin que les choix dans la mission puissent être innovateurs et prophétiques » (§ 19 des « Orientations »).
[1] Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique, L’économie au service du charisme et de la mission. Orientations, Rome, Libreria editrice vaticana, 2018, 140 p., 10 €.
[2] L’économie au service du charisme et de la mission, 38-39
[3] Saint Jean de la Croix. La montée du Carmel, chap. V.
[4] Paul Claudel, Le soulier de satin, deuxième journée, scène IV.