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Rencontre avec Gudrun Nassauer

Vies Consacrées

N°2018-3 Juillet 2018

| P. 3-10 |

Rencontre

Durant le Colloque célébrant en février dernier les cinquante ans de l’I.É.T. (Faculté jésuite de théologie de Bruxelles), l’intervention de Gudrun Nassauer, exégète et vierge consacrée, a attiré notre attention sur cette vocation vécue en Allemagne aujourd’hui. Une riche conversation a pu s’ensuivre, où l’on découvre l’enjeu ecclésial de la consécration des vierges aujourd’hui.

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Vs Cs • Vous êtes vierge consacrée depuis janvier 2009, conseillère académique à l’Université Ludwig Maximilian de Munich, enseignante à l’Université de Saarlande... Comment, par quel parcours de vie, devient-on vierge consacrée en Allemagne aujourd’hui ?

G. Nassauer • Je me suis posé la question de la vie consacrée ou religieuse dès mon adolescence, mais je ne me sentais pas appelée par Dieu à vivre dans une des communautés religieuses que je connaissais. J’ai donc continué à chercher pendant mes études de philosophie et de théologie. Parmi nos professeurs, une vierge consacrée m’impressionnait, mais je n’avais pas encore envisagé que cela pourrait être mon chemin. Avant ma dernière année de théologie, pendant les Exercices spirituels de saint Ignace (que je faisais chaque année), j’ai pris la décision du célibat, mais sans savoir encore concrètement la forme que cela prendrait. Le semestre suivant, lors d’un cours de liturgie, le professeur a parlé de la consécration des vierges, et la prière consécratoire m’a profondément touchée. À la fin du cours, tourné vers moi et m’a demandé : « Et toi, quel un étudiant que je connaissais très peu s’est état de vie veux-tu choisir ? ». Tout s’est ensuite accéléré : l’été suivant, lors d’une retraite de Trente jours, j’ai pris la décision de demander à mon évêque de m’admettre comme candidate à la Consécration des vierges. Mais à ce moment-là, je n’avais encore choisi que le « paquet », sans bien savoir ce qui se trouvait à l’intérieur ! J’ai fait beaucoup de découvertes pendant les deux années de candidature, et j’en fais encore...

Vs Cs • Il se dit qu’il y a en Allemagne beaucoup de nouvelles vierges consacrées, plus que partout ailleurs en Europe [1] ; est-ce le cas ? Comment l’expliquez-vous ?

G. Nassauer • Je ne connais pas les chiffres pour les autres pays européens, mais il me semble qu’en Allemagne, la vocation des vierges consacrées est la vocation féminine qui connaît la plus forte croissance. Pourquoi ? En réalité, je n’en sais rien ! Je trouve difficile de déterminer des raisons de croissance (ou de déclin) uniquement à partir de facteurs extérieurs. Mais je pense en tout cas que, parmi les facteurs qui contribuent à la croissance du nombre des vierges consacrées en Allemagne, on peut citer la crise et le vieillissement de nombreuses communautés religieuses féminines, ainsi que le changement du rôle de la femme dans la société et les mutations de l’espace ecclésial. J’aime penser que notre forme de vie consacrée pourrait être une des « réponses » de Dieu à cette situation... mais ce n’est certainement pas la seule.

Vs Cs • Un document sur l’Ordovirginum est en préparation à Rome. Y a-t-il eu, depuis le Concile Vatican II et l’Ordo consecrationis virginum, beaucoup de textes magistériels qui concernent votre vocation ?

G. Nassauer • À ma connaissance, aucun texte magistériel récent ne se centre uniquement sur la vocation des vierges consacrées. Pour ma part, je trouve très riche l’Ordo consecrationis virginum, spécialement la prière de consécration et le dialogue, puis le vœu de virginité que la « consecranda » émet auparavant. La liturgie commence par une antienne qui exprime bien le cœur de notre forme de vie :

« Et nunc sequor in toto corde, timeo te et quaero faciem tuam videre. Domine ne confundas me sed fac mihi iuxta mansuetudinem tuam et secundum multitidinem misericordiae tuae. »

« Et maintenant, Seigneur, je te suis de tout mon cœur, je t’adore et je cherche ton visage. Seigneur, ne déçois pas mon attente, mais agis pour moi selon ton amour et l’abondance de ta miséricorde. »

« Vivre d’amour », comme le disait la petite Thérèse. Je pense que notre charisme et notre vocation, c’est cela : rappeler à l’Église par notre existence même (du moins espérons-le !) qu’elle vit d’amour ; qu’elle est appelée à accueillir l’amour de Dieu et à le donner au monde qui en a soif, souvent sans le savoir. Vivre d’amour, et non pas de choses qui semblent plus attrayantes, plus efficaces, plus rentables, plus politiquement correctes, plus... contrôlables. Vivre d’amour, c’est ce que nous sommes appelées à vivre et rappeler à l’Église, le plus souvent de manière discrète, peu spectaculaire : faire son travail quotidien en s’efforçant d’y laisser entrer l’amour de Dieu aujourd’hui un peu plus qu’hier. Comme le dit la fin de la prière de consécration (et il est bon que ce soit une prière, car c’est exigeant !) :

« Qu’elles brûlent de charité et n’aiment rien en dehors de toi ; qu’elles méritent toute louange sans jamais s’y complaire ; qu’elles cherchent à te rendre gloire, d’un cœur purifié, dans un corps sanctifié ; qu’elles te craignent avec amour, et, par amour, qu’elles te servent.
Et toi, Dieu toujours fidèle, sois leur fierté, leur joie et leur amour ; sois pour elles consolation dans la peine, lumière dans le doute, recours dans l’injustice ; dans l’épreuve, sois leur patience, dans la pauvreté, leur richesse, dans la privation, leur nourriture, dans la maladie, leur guérison. En toi, qu’elles possèdent tout, puisque c’est toi qu’elles préfèrent à tout. »

Vs Cs • Comment reconnaît-on une vocation à la virginité consacrée, dans un monde où la virginité et la continence (par exemple avant le mariage) ne semblent plus du tout de mise ?

G. Nassauer • Je ne suis pas sûre qu’il soit possible de définir des critères généraux pour reconnaître une vocation individuelle. Posez la question à un évêque... Il est vrai, en tout cas, que dans le monde d’aujourd’hui, la virginité et la continence ne se présentent pas spontanément comme projet de vie ! Pour reconnaître comme authentique une vocation à la virginité consacrée, il me semble important de vérifier que la personne ne fait pas ce choix par refus ou refoulement de sa sexualité ou encore par fuite du monde d’aujourd’hui. D’autres critères importants à considérer seraient : avoir une relation positive à l’Église, dont la vierge consacrée est le symbole, une vie spirituelle authentique et la capacité d’exprimer ce que l’on est, ainsi qu’un désir de continuer à mûrir et développer sa propre personnalité dans toutes ses dimensions, dans la vie quotidienne comme dans la vie spirituelle.

Vs Cs • Votre carrière académique (vous êtes « professeur docteur » en théologie) vous a fait étudier et enseigner l’exégèse, que vous aimez transmettre en mode pastoral ; cette connexion de la connaissance et de la pratique est-elle, à votre avis, requise de tous les théologiens ?

G. Nassauer • Absolument. Mais en même temps, cette joie à enseigner et à appliquer l’exégèse (comme l’enseignement théologique en général) à la vie, est un charisme qui n’est pas donné à tous de la même manière, avec la même intensité, ni pour les mêmes terrains d’application. L’horizon de la pastorale devrait certes être présent dans la vie de tout théologien, mais à l’intérieur de ce cadre général, c’est une immense richesse d’avoir des enseignants de théologie très différents les uns des autres, avec des charismes très différents : recherche, application, interdisciplinarité, etc. Je ne jugerais pas l’un plus important que l’autre... Mais il est sûr que nous avons grand besoin de personnes qui sachent « traduire » la théologie en pastorale, c’est-à-dire qui sachent redonner la science théologique et ses analyses (dont nous avons grand besoin aussi) sous forme de « bouchées digestes », accessibles à tous. Dans une église de Nazareth qui date de l’époque des croisades, il y a un chapiteau qui représente l’Église personnifiée prenant la main d’un saint Pierre – apparemment un peu timide... – et le tirant derrière elle pour annoncer la bonne nouvelle. C’est peut-être un peu cela, le double devoir d’une exégèse « en mode pastoral » et des vierges consacrées...

Vs Cs • Beaucoup de chrétiens et même de consacrés ignorent ce qu’est la théologie et s’en croient exclus. Que leur diriez-vous ?

G. Nassauer • Je voudrais leur dire que, sans la réflexion théologique, ils ne seront pas capables de vivre leur vie chrétienne ou leur vie consacrée en profondeur, parce que Dieu nous a créés intelligents et qu’il nous appelle à le chercher aussi avec notre intelligence, et pas seulement avec notre cœur. J’aimerais leur dire aussi que la philosophie et la théologie sont indispensables pour entrer en dialogue avec tant de personnes qui cherchent la vérité mais sont encore loin de la foi...

Vs Cs • Qu’estimez-vous important comme orientation pour l’Église de nos pays européens, aujourd’hui ?

G. Nassauer • Ouh là là, c’est très vaste l’Europe !... Pour l’Allemagne, nous devons devenir plus lucides encore sur le fait que notre société devient de plus en plus séculière. Les chrétiens représentent encore 55 % de la population, mais une grande partie des Allemands, baptisés inclus, ne comprend plus la « langue spirituelle », les traditions chrétiennes, la culture marquée par le christianisme. Nous pensons encore souvent (même sans nous en rendre compte) que les personnes qui ont été baptisées bébés ont grandi dans la foi – mais la plupart du temps ce n’est plus le cas. Comme orientations pour aujourd’hui, je dirais que la liturgie (bien soignée) en tant qu’espace de rencontre avec Dieu est très importante : l’homélie, la célébration eucharistique, la contemplation, la musique sacrée, la communauté qui prie ensemble,... Comme exégète, j’ajoute évidemment l’importance de redécouvrir la Parole de Dieu comme inspiration vraie et concrète de la vie de tout chrétien. Le témoignage de l’amour quotidien me semble très important aussi. Et le courage d’essayer des chemins nouveaux, mais aussi l’humilité de faire marche arrière si les circonstances montrent ensuite que le chemin emprunté n’était pas le bon. Si nous, chrétiens, vivons la Bible, la liturgie, les sacrements, comme lieux d’une vraie rencontre avec Dieu, vitale et personnelle pour chacun, l’atmosphère dans l’Église changera beaucoup, ainsi que l’image que nous donnons aux non-chrétiens.

Vs Cs • Auriez-vous encore un mot à nous dire ?

G. Nassauer • Je pense que notre époque est celle des grands défis, pour l’Église et pour chacun. C’est un temps très stimulant ; un temps dans lequel personne ne sait trop comment faire, un temps difficile, mais en même temps, ouvert à tant d’opportunités : nous avons la chance de pouvoir réapprendre d’une manière toute nouvelle à devenir et à être des disciples du Christ. Et cela, c’est une magnifique aventure... d’amour.

Propos recueillis par Noëlle Hausman, s.c.m.

Pour continuer la réflexion

Marìa Luisa Öfele (Hrsg.), Jungfrauenweihe. Altesund neues Charisma (Un Charisme ancien et nouveau. La Consécration des Vierges), Heiligenkreuz, Be& Be-Verlag, 2017, 253 p.

Ce recueil d’articles vient enrichir les ouvrages sur la vie consacrée en langue allemande relativement peu nombreux. Marìa Luisa Öfele, responsable de la vie consacrée et vierge consacrée du diocèse de Ratisbonne, a rassemblé les contributions de divers auteurs évoquant les origines de cette vocation et du rituel que le Concile Vatican II a revivifié, ses fondements bibliques, ses aspects historiques, liturgiques, spirituels, ecclésiaux et théologiques. À noter en particulier, des passages stimulants sur la signification de cette consécration dans l’alliance entre Dieu et son peuple et son sens eschatologique. Cet ouvrage, qui décrit aussi des expériences actuelles, intéressera tous ceux qui désirent mieux comprendre le charisme de ces femmes appelées à suivre le Christ au cœur du monde et aussi les défis, comme celui de la formation, auxquels elles sont confrontées.

Anne-Claire Noël, f.m.j.

[1D’après l’étude de F. Motte et V. Vonzun, publiée dans Christi Sponsa en 2018, c’est la France et l’Italie qui comptent le plus de vierges déjà consacrées, suivies, pour l’Europe, par la Roumanie, la Pologne, l’Espagne, puis l’Allemagne (NDLR).

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