Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La vie fraternelle : un défi permanent. L’exemple du Cameroun

Sabine Ursule Ngueme, c.f.m.

N°2018-2 Avril 2018

| P. 11-26 |

Kairos

Sœur Sabine Ursule enseigne à l’Institut Catholique de Yaoundé, où elle occupe la chaire du droit de la vie consacrée, depuis le rappel à Dieu de Silvia Recchi, bien connue de nos lecteurs. Pour elle, les mutations socio-politiques que traversent les sociétés africaines pourraient être considérées comme un défi et appeler à une réelle audace missionnaire.

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La vie consacrée n’est pas à l’abri des soubresauts du monde bien qu’elle soit séparée de ce dernier ; elle est même mise à l’épreuve aujourd’hui avec les mutations sociopolitiques que traversent certains de nos pays d’Afrique. Est-ce donc pour cela que les personnes consacrées doivent prendre la « mondanité spirituelle » pour paradigme alors que celle-ci, souligne le pape François, « anesthésie les âmes, [et] fait perdre la conscience de la réalité [1] » ?

Convaincus de la possible « construction d’ensemble de la vie consacrée et surtout de l’unité nationale [2] » dans notre pays, les Supérieurs Majeurs et Délégués du Cameroun ont réfléchi, du 7 au 10 mars 2017, durant leur traditionnelle assemblée annuelle, sur le thème : « Vie consacrée et proximité avec notre peuple ; audace missionnaire et équilibre de vie ». En effet, la crise sociopolitique que connaît notre pays dans les deux régions du Sud-Ouest et du Nord-Ouest a été prise en compte au cours de ces assises qui ont, entre autres, mesuré l’impact de la place de la vie consacrée dans notre société et dans l’Église du Cameroun. Au cours de ces travaux, les personnes consacrées devaient se poser la question de savoir si elles sont « des expertes de la communion ou des expertes de la division ».

Si le charisme du fondateur ou de la fondatrice est la fibre optique qui unit les uns et les autres au point de s’identifier par un même style de vie ou par la même spiritualité, comment les instituts religieux et les sociétés de vie apostolique réagissent-ils aux attitudes ségrégationnistes, marginales ou discriminatoires qui hantent notre société et peut-être nos communautés religieuses ? L’exaspération des différences linguistiques, des groupes « d’intérêt », des groupes ethniques, tribaux, culturels voire raciaux dans les communautés, ne contribuerait-elle pas à l’émiettement, à la division et au nivellement des communautés religieuses ? Quel idéal de vie consacrée proposerait-on alors à nos frères et sœurs du monde dans notre Afrique blessée par les conflits de tous bords ?

Chaque institut ou société est par essence missionnaire : toute communauté est envoyée dans un lieu particulier pour y vivre l’Évangile de manière particulière tout en conjuguant à la fois les besoins pressants de l’heure et le style de vie ou le charisme de l’institut. La fraternité spirituelle vécue en communauté est donc le nœud de ces pages. Nous voudrions ici proposer la relecture du thème de la vie fraternelle en commun, afin de susciter un certain désir de ressourcement et de réappropriation des fondements théologico-spirituels de la communauté religieuse et de ses dispositions canoniques, puis rencontrer la préoccupation des Supérieurs Majeurs et Délégués du Cameroun : « redonner les bases solides à notre mission comme personnes consacrées [3] ».

Nous nous proposons donc de présenter notre propos en quatre parties : la fraternité et son importance dans la vie consacrée ; les facteurs qui ont introduit des changements dans la vie communautaire ; la nature et les fins de la communauté religieuse ; les défis ouverts de la vie fraternelle aujourd’hui.

La fraternité et son importance dans la vie consacrée

● Pratique et évolution historique

La vie consacrée est un état canonique généralement marquée par la fraternité. Au IVe siècle, c’est le moine Pacôme, contemporain d’Antoine, qui a eu le mérite d’opérer le passage de la vie anachorétique (érémitique) à la vie cénobitique en mettant ainsi l’accent sur la vie commune, « d’où le nom de cénobites, c’est-à-dire ceux qui vivent en communauté [4] ». La fraternité se construisait donc autour d’un supérieur ; elle s’alimentait des actes communs tels que la prière commune, le repas, le travail, etc. Pour Pacôme, la fraternité impliquait la vie de communion et le groupe des Douze qui avait le Christ au centre symbolisait le modèle de vie communautaire [5].

Pour saint Benoît,

les moines seront disciples du Seigneur par la communauté de vie [...] à l’exemple de la première communauté de Jérusalem où tout était mis en commun. La vie du moine demande d’ailleurs le recueillement, même la solitude, au cœur de la vie commune.

Par ailleurs,

le premier vœu prescrit par Benoît est l’engagement à garder la stabilité dans un monastère donné. Les moines font profession pour tel monastère [d’]y vivre ensemble pour toujours [...] En insistant sur la stabilité, Benoît réagit contre les moines qu’il appelle gyrovagues : errants sans se fixer nulle part.

Au VIIIe siècle, la dimension apostolique fit irruption dans la vie communautaire. On note deux accents dans cette vie apostolique : la fraternité et l’engagement à l’évangélisation. Les ordres mendiants ont ajouté à ces deux aspects l’itinérance, proposant ainsi de nouveau un élément de la vie de Jésus avec les Douze (cf. Mt 9,35).

Au Moyen-Âge, la vie communautaire se structura à l’image de la société patriarcale ; ici le supérieur ou l’abbé jouait le rôle du père de famille. Tout dépendait de lui et il exerçait un pouvoir dominatif paternaliste sur les moines : tout se passait comme dans les structures féodales. La communauté monastique incarnait cette réalité sociale mais se comprenait tout de même dans une optique chrétienne. Cette structure sociale fut mise en discussion avec l’apparition des libertés citadines. Ceci influença également la vie commune ; il fallait chercher et adopter de nouvelles formes d’organisation communautaire. Le XIIIe siècle va apporter une révolution au concept de vie religieuse et l’adaptera aux nouvelles circonstances sociales.

On observera ainsi une double fraternité dans les Ordres mendiants : une fraternité interne au groupe, qui l’amène à démontrer la possibilité de vivre les valeurs de l’Évangile dans un monde marqué par la bourgeoisie et les biens matériels ; et une fraternité de la projection apostolique qui invite les frères à aider fraternellement les chrétiens dans une période marquée par l’abandon de la pastorale. Une fois de plus dans ce contexte, la vie fraternelle est conditionnée dans sa structure par les situations socio-culturelles et ecclésiales de l’époque.

À partir du XVe siècle, la communauté est centrée sur les pratiques de l’observance de la Règle. Celle-ci étant la traduction normative du charisme de l’institut, il va sans dire qu’il s’agissait de vivre communautairement le charisme du fondateur. Cette pratique a été codifiée dans le Codex Iuris Canonici (CIC) de 1917. Il s’agissait de vivre la règle monastique et conventuelle, comme on le perçoit dans la teneur du can. 592 du CIC : « Tous les religieux sont tenus aux obligations communes [...] à moins que le contraire ne résulte du contexte ou de la nature des choses ». On exaltait alors l’observance qui était retenue comme critère de fidélité et de sainteté. Ceci durera jusqu’au Concile Vatican II.

● L’enseignement du Concile Vatican II sur la vie communautaire

C’est dans la constitution dogmatique Lumen gentium [6] que le Concile a réaffirmé l’importance de la fraternité dans la vie consacrée. Celle-ci se présente comme une expérience fraternelle de l’Évangile et c’est avec raison que l’on dit qu’une telle expérience y trouve ses racines : c’est le salut du Christ qui rend possible la communion fraternelle entre les hommes et les femmes.

Le décret conciliaire Perfectae caritatis va offrir à son tour des lignes biblico-théologiques comme fondements de la vie communautaire. En parlant de la vie commune, il présente la communauté religieuse comme « une vraie famille, réunie au nom du Seigneur [7] » ; l’analogie est ici faite avec la communauté primitive de Jérusalem. Dans cette famille, la vie est à mener en commun. Le décret insiste sur la pratique de la charité dans cette famille réunie ou rassemblée au nom du Christ ; il s’agit de la charité parfaite comme l’indique le titre du décret : Perfectae caritatis. Cette fraternité est construite sur l’acceptation réciproque. C’était là une réaction à ces instituts et communautés où les structures de la vie commune reflétaient une certaine rigidité ou une oppression réelle sur les membres ; des attitudes qui, somme toute, empêchaient l’esprit de communion.

Facteurs de changements de la vie communautaire

● Sur le plan théologique

L’ecclésiologie de communion a aidé à comprendre la nature de la vie consacrée comme un don du Seigneur à l’Église. C’est surtout la redécouverte de la dimension communionnelle de l’Église qui a permis de souligner la fraternité dans les communautés et cela, du fait que la vie consacrée est d’abord un charisme qui ne saurait faire défaut à l’Église.

● Sur le plan social

La société a subi l’influence des mouvements d’émancipation sociopolitiques qui revendiquaient la liberté de la personne et des droits humains, la promotion de la femme, la promotion des nouveaux moyens de communication, le consumérisme et l’hédonisme, etc. Il s’agit en fait de revendications qui ont été récupérées aussi par des personnes consacrées et qui évidemment, ont influencé d’une certaine manière la vie communautaire, créant ainsi de nouveaux défis tels que : modifications de certaines communautés, apparition de nouvelles formes d’organisation de vie consacrée. D’où l’efflorescence toujours récurrente des nouvelles formes de vie consacrée dans l’Église (cf. can. 605).

Ce sont ces revendications sociales voire politiques qui ont davantage affecté la vie fraternelle et continuent de l’affecter aujourd’hui. C’est d’ailleurs aussi la raison pour laquelle les Supérieurs majeurs et Délégués du Cameroun ont, à travers le thème de leurs travaux, réfléchi sur la proximité des personnes consacrées avec notre peuple. Il était question d’attirer l’attention des uns et des autres et de réveiller les consciences sur le fait que les personnes consacrées ne peuvent, pas plus que les simples fidèles laïcs, se complaire aux revendications, les attiser, les envenimer de quelque manière que ce soit ou leur être indifférents. Membres à part entière de la société, les personnes consacrées doivent considérer à leur juste valeur les mutations de la société en tant que témoins de l’Évangile, tout en ayant « le regard fixé sur ces événements, [...] comme démembrement ou émiettement de la société, de nos communautés religieuses ». D’où l’audace de la mission !

● Sur le plan canonique

Il y a eu une évolution du concept de la vie en commun. Si le CIC de 1917 donnait la priorité à « la vie en commun », le CIC de 1983 recueille et précise les dispositions conciliaires relatives à la vie communautaire. Ce faisant, il met l’accent sur « la vie fraternelle en communauté ». Ainsi, quand on parle de « vie commune », il faut distinguer clairement deux aspects. Alors que le code de 1917 donnait l’impression de s’être limité à des éléments extérieurs et à l’uniformité de style de vie, Vatican II et le nouveau code insistent explicitement sur la dimension spirituelle et sur le lien de fraternité qui doit unir tous les membres dans la charité. Le nouveau code a fait la synthèse de ces deux aspects, en parlant de « mener la vie fraternelle en commun [8] ».

Cette évolution nous conduit donc à comprendre la nature de la communauté religieuse et surtout ses fins.

Nature et fins de la communauté religieuse

● Nature

Du point de vue usuel, le mot communauté vient du latin communis. Il est formé du préfixe cum, qui signifie avec, ensemble et du suffixe munus, qui comporte l’idée de charge, dette : charges partagées, obligations mutuelles. La communauté est en fait le caractère de ce qui est commun à plusieurs personnes ou choses. Au sens général, disons que la phénoménologie de la communauté montre un groupe social constitué de personnes partageant les mêmes caractéristiques, le même mode de vie, parfois la même culture et la même langue, les mêmes intérêts aussi. Les personnes interagissent entre elles et ont en outre un sentiment commun d’appartenance au groupe constitué comme communauté. Ainsi, la communauté des ressortissants de telle ou telle région, d’un département, d’un village, d’un groupe ethnique, etc.

Cependant, la communauté religieuse n’est pas tout à fait analogue à celle du « monde » ou du siècle :

La communauté religieuse, avant d’être une construction humaine, est un don de l’Esprit. C’est grâce à l’amour de Dieu répandu dans les cœurs par l’Esprit que la communauté religieuse prend naissance et c’est grâce à lui qu’elle se construit comme une vraie famille réunie au nom du Seigneur.

Réalité théologale, la communauté religieuse est encore de par « sa nature, le lieu où l’expérience de Dieu doit pouvoir se réaliser dans sa plénitude et se communiquer aux autres [9] ». Selon l’évolution apportée par le CIC de 1983, il faut distinguer toutefois dans la communauté religieuse, « la vie fraternelle » de « la vie fraternelle en commun [10] ». La première est un élément nécessaire à tous les instituts de vie consacrée (cf. can. 602) ; elle tire son importance du fait de l’appartenance des membres au même institut de vie consacrée et par conséquent, rend ces derniers participants à la même vocation [11]. Par contre la seconde, c’est-à-dire la vie fraternelle en commun est typique des instituts religieux (cf. can. 607, § 2) et des sociétés de vie apostolique (cf. can. 740).

On distingue dans cette vie communautaire en commun deux éléments d’union et d’unité entre les membres [12] :

  • l’un plus spirituel : c’est la « fraternité », ou « communion fraternelle », qui part de cœurs animés par la charité ; il souligne la « communion de vie » et le rapport interpersonnel ;
  • l’autre plus visible : c’est la « vie en commun » ou « vie de communauté », qui consiste « à habiter dans la propre maison religieuse légitimement constituée » et « à mener la vie commune », moyennant la fidélité aux règles elles-mêmes, la participation aux actes communs, la collaboration aux services communs.

De ceci résulte que

la “vie fraternelle” ne sera pas automatiquement assurée par l’observance des normes qui règlent la vie commune ; mais il est évident que la vie en commun a pour but de favoriser intensément la vie fraternelle

Ce n’est pas le cas des membres des instituts séculiers. Ces derniers, contrairement aux religieux et aux membres des sociétés de vie apostolique, peuvent concrétiser leur style de vie selon les trois manières suivantes : soit vivre seul ; soit chacun dans sa propre famille ; soit en groupe de vie fraternelle selon les prescriptions des constitutions. Mais cette vie commune ne sera pas transformée en « vie fraternelle en commun » car celle-ci n’est une obligation que pour les religieux et pour les membres des sociétés de vie apostolique, selon leur droit propre (cf. can. 740).

● Fins

 La communauté religieuse est orientée à l’esprit de communion. Toutefois, cette communion, insiste Mgr Faustin Ambassa Ndjodo, Archevêque de Garoua et Président de la Commission épiscopale pour la vie consacrée au Cameroun, n’est pas « homogénéité », ni « uniformité ». En effet pour lui, « la raison d’être ensemble consiste à faire un groupe d’amis, mais pour une mission [13] » spécifique, celle du Christ : édifier, bâtir l’Église, la communauté, la société. Par conséquent, cette vie fraternelle vécue comme vie commune permet de s’ouvrir à la mission de l’institut, de la société, de l’Église.

 La communauté religieuse est le lieu de transmission et de croissance du patrimoine charismatique. En tant que telle, elle doit aider chaque membre à réaliser sa vocation propre (cf. can. 602). Schola amoris, « école d’amour », elle aide aussi à progresser dans l’amour envers Dieu et ses frères et sœurs ; par conséquent elle est un lieu de croissance humaine [14]. Chacun y apprend à s’accepter, à accepter les différences et limites des autres, les dons et les qualités des autres comme faisant partie des croix et a fortiori des instruments utiles pour l’édification de la communauté (cf. 1 Co 12,7).

 La communauté religieuse est disposée à l’esprit de partage : partage de la prière, du travail, des repas et des détentes, etc.

Les défis ouverts de la vie fraternelle aujourd’hui

● Sortir des « sentiers battus »

La vie consacrée est actuellement « dans un moment de réforme qui demande un nouveau départ », a déclaré le cardinal Joao Braz de Aviz, le préfet de la Congrégation pour les Instituts de Vie consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique, au moment où il présentait les nouvelles Orientations, publiées par son dicastère sous le titre : À vin nouveau, outres neuves [15]. Reprenant le pape François au n° 33 d’Evangelii gaudium, le Cardinal Préfet, invite les personnes consacrées à être audacieuses et créatives dans l’entreprise de repenser les structures, le style et les méthodes évangélisatrices de leurs propres communautés.

Ces réformes impliquent des défis multiples car, cinquante ans après le Concile Vatican II, le cardinal brésilien fait observer que la vie religieuse est soumise aujourd’hui « à de très grandes questions [16] ». En effet, le Cardinal Préfet a reconnu qu’on se trouve « dans une période de changement d’époque [...] et ce que nous avions a besoin de quelque chose de plus [17] ». Pour cela, les personnes consacrées doivent approfondir en quoi consiste leur être et comment elles doivent s’insérer dans l’Église et dans la société d’aujourd’hui. C’est une nécessité pour un nouveau départ après la célébration de l’année de la vie consacrée. La vie consacrée doit « transformer » ses relations, en étant signe du passage « de l’individualisme à la communauté, à travers une conversion [profonde] du cœur [18] ». Il est ici question de vivre la culture de l’institut, de la société ; cette culture renvoie à son charisme ou à sa manière particulière de vivre et de mettre en actes la vie consacrée propre.

En allant dans le même sens, Monseigneur José Rodríguez Carballo, secrétaire du même dicastère, estime qu’il faut envisager une ouverture d’esprit pour imaginer de nouvelles modalités. Pour lui, si nous voulons que la vie consacrée parle à nos contemporains, nos différents charismes doivent trouver de nouvelles structures institutionnelles car, « les anciennes structures ne peuvent contenir la forme du vin nouveau [19] ». Ainsi, « les charismes exigent une ouverture d’esprit pour imaginer de nouvelles modalités pour suivre le Christ [20] » ; c’est pourquoi le Concile a insisté sur l’adaptation rénovée de la vie consacrée et en a donné les directives (cf. Perfectae caritatis, 2).

● Les défis ouverts sur la pratique de la vie fraternelle en communauté

Ces défis sont multiples, nous citons les plus « relevants ».

 Le témoignage de la fraternité et de la « sororité »

Il s’agit d’accueillir les frères et les [sœurs] que le Seigneur nous donne : pas ceux que nous choisissons, ceux que le Seigneur nous donne. Depuis que le Christ est ressuscité, il ne nous est plus permis, comme le dit l’apôtre Paul, de regarder les autres de façon humaine (cf. 2 Co 5,16). Nous les voyons et nous les accueillons comme un don du Seigneur. L’autre est un don qui ne peut être ni manipulé ni méprisé ; un don à accueillir avec respect, parce qu’en lui, spécialement s’il est faible et fragile, le Christ vient à ma rencontre.

Dans un monde marqué par des « stéréotypes machistes dans les schémas mentaux et dans l’organisation socio-politico-religieuse, [...] les femmes consacrées [doivent mettre en œuvre] “le charisme de la féminité” [dont le but est] de promouvoir des relations de fraternité et de “sororité” entre femmes et hommes consacrés à l’intérieur de l’Église, pour devenir un modèle de durabilité anthropologique [21] ». Cette fraternité est basée « sur une vocation divine qui réunit ceux que Dieu choisit pour vivre un mystère du Christ [22] », dans le même charisme de fondation, car chaque communauté « naît et grandit avec son propre profil [...]. C’est [cet] esprit qui doit être assimilé pour guider le groupe [23] ».

La fraternité, la « sororité » religieuse n’est pas facultative ; c’est une obligation ! Une fois engagé dans une famille religieuse, on est tenu d’en vivre la culture, l’esprit, c’est-à-dire de vivre le charisme de fondation qu’on partagera avec les autres membres, de manière à transformer la communauté en une école d’amour où l’on apprend « à aimer les frères et les sœurs avec lesquels on vit, à aimer l’humanité qui a besoin de la miséricorde de Dieu et de la solidarité fraternelle [24] ». D’où l’ouverture de la vie fraternelle à la mission et, ce premier témoignage missionnaire doit commencer en communauté !

 L’audace de la mission : celle-ci nous galvanise déjà à dire « oui » au Christ avec passion et à rester cohérent en toutes circonstances surtout pendant des moments de revendications à connotation communautaires, sociales ou politiques. Être missionnaire ce n’est pas se taire face aux situations conflictuelles de la communauté, de la société !

L’audace missionnaire, c’est la capacité d’oser, de dénoncer, d’agir à contre-courant, d’inculturer le message, bref, de sortir de nos zones de confort pour aller vers les autres dans ces périphéries géographiques, existentielles, virtuelles, etc., car être missionnaire, c’est une invitation à dire “oui” aux appels même dérangeants qui nous bousculent et nous invitent à faire un pas de plus.

À notre époque caractérisée par la mondialisation des problèmes, le retour des idoles du nationalisme, du tribalisme, du clanisme, etc., évangéliser, ce n’est pas seulement « enseigner, mais c’est aussi avoir la capacité de toucher et de réchauffer les cœurs [25] ». Et ceci commence toujours au cœur de la communauté religieuse avant de sortir dans les périphéries. Il s’agit aussi d’avoir

le courage d’accepter et d’embrasser la “nouveauté” qui bouscule dans ses sentiers déjà battus, [la nouveauté] qui interpelle et dérange. Les communautés de vie consacrée sont envoyées pour annoncer, par le témoignage de leur vie, la valeur de la fraternité chrétienne et la force transformante de la Bonne Nouvelle.

L’audace de la mission et l’équilibre de vie impliquent encore que nous ayons confiance dans la grâce du Seigneur qui nous envoie en mission. Pour cela, il faut laisser grandir l’espérance aux moments des déceptions, des dépressions et des désespoirs. Laisser grandir l’amitié aux moments solitaires, nourrir les forces spirituelles en face de forces de mal, nourrir la croissance en vérité et sagesse dans le ministère, nourrir l’amour quand on ressent la haine, la paix quand on ressent la tourmente et la persévérance quand on est tenté d’abandonner la mission.

 Le témoignage de l’unité : en faisant état des revendications politiques et sociales qui sont au cœur du déchirement et à l’exclusion entre frères et sœurs d’une même nation ou d’une même communauté, le pape nous exhorte à dire non à la disparité sociale qui engendre la violence. Il reconnaît toutefois, que « dans la société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse les pauvres et les populations les plus pauvres de violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard provoquera l’explosion [26] ». Les personnes consacrées peuvent remédier à cela tant par le témoignage de l’unité que par celui de la mission.

*

Malgré les mutations continuelles auxquelles les personnes consacrées sont exposées aujourd’hui, ces dernières sont toujours convoquées et envoyées ensemble pour vivre et annoncer l’Évangile aux frontières de l’Église et du monde par le moyen de la vie fraternelle en communauté. Don de Dieu, celle-ci est un chemin d’humanisation réelle.

La vie fraternelle en communauté est un lieu d’apprentissage de l’accueil de la différence (différence de génération, de culture, d’ethnie, de tribu, de caractère, de tempérament, etc.), de l’accueil de l’altérité ; c’est aussi un lieu d’approfondissement spirituel et humain. Ce qui construit la communauté, c’est la relation personnelle de chacun avec le Christ. Comme aux premiers siècles de l’Église et tout au long de l’histoire de la vie consacrée, la vie communautaire est toujours présente, prenant des formes et des rythmes différents selon le charisme des instituts et selon les mutations sociales, économiques et politiques. Mais elle n’a pas perdu de vue qu’elle a pour finalité la recherche de la charité parfaite.

Dans une société qui tend à niveler et à massifier, où l’injustice oppose et divise, dans un monde déchiré et agressif, il revient alors aux personnes consacrées de ne pas manquer de témoigner de la vie fraternelle en communauté, caractéristique essentielle de tous les instituts religieux et sociétés de vie apostolique selon le droit propre. Vu que « la vie consacrée est placée au cœur même de l’Église comme un élément décisif pour sa mission [27] », il va sans dire qu’une vie fraternelle authentiquement vécue en communauté est effectivement ouverte à la mission et devient même un défi éloquent pour les situations de crise et les mutations sociopolitiques actuelles que connaissent la plupart de nos pays en Afrique. Ceci ne requiert pas seulement des dispositions professionnelles, mais encore de l’audace.

[1François, Homélie du 26 mai 2015, Chapelle de la Maison Sainte-Marthe, Rome.

[2P. Neme et R. Feth, Mot d’ouverture de la 39e Assemblée plénière des Supérieurs majeurs et Délégués du Cameroun, 7 mars 2017.

[3P. Neme et R. Feth, op. cit.

[4E. Germain, La vie consacrée dans l’Église. Approche historique, Paris, Médiaspaul, 1994, p. 20.

[5Cf. C. Maccise, Cento temi di vita consecrata. Storia e Teologia, Spiritualità e diritto, Bologne, Edizioni Dehoniane Bologna, 2007, p. 165.

[6Lumen gentium, 43.

[7Perfectae caritatis, 15.

[8La vie fraternelle en communauté, 2 février 1994, 3.

[9La dimension contemplative de la vie religieuse, 12 août 1980, 15.

[10V. de Paolis, « La vita consacrata nella Chiesa autonomia e dipendenza dalla gerarchia », Periodica 89 (2000), p. 306.

[11Ibid.

[12Cf. La vie fraternelle en communauté, 3.

[13F. Ambassa, Mot d’ouverture à la 39e Assemblée plénière des Supérieurs majeurs et Délégués du Cameroun, 7 mars 2017.

[14Cf. La vie fraternelle en communauté, 35a.

[15On les trouve en français sur le site de Vies consacrées.

[16J. Braz de Aviz, Présentation de À vin nouveau, outres neuves, 22 mars 2017.

[17Ibid.

[18Ibid.

[19Ibid.

[20Ibid.

[21À vin nouveau outres neuves, op. cit., 17.

[22J. Beyer, Le droit de la vie consacrée. Normes communes, Paris, Tardy, 1988, p. 12.

[23A. Romano, « Vivere il carisma dei fondatori », Quaderni di Diritto Ecclesiale 3 (1990), p. 270.

[24La vie fraternelle en communauté, 25 ; voir aussi E. Grasso, « La comunità, scuola di carità », Vita Consacrata 37 (2001), p. 211-216.

[25Conférence des Supérieurs majeurs et Délégués du Cameroun, 39e Assemblée générale, Message final, mars 2017.

[26Jean-Paul II, Vita consecrata, 51.

[27À vin nouveau, outres neuves, 32.

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