Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

D’une chapelle à l’autre

Florent Urfels

N°2018-2 Avril 2018

| P. 73-80 |

Sur un autre ton

Normalien, docteur et agrégé en mathématiques, le père Florent Urfels, aujourd’hui professeur à la Faculté Notre-Dame de Paris et aumônier de l’École Normale Supérieure, revient sur les lieux de sa première formation théologique, l’Institut d’Études Théologiques (Faculté jésuite de théologie) de Bruxelles, qui fête cette année ses 50 ans. Un délicieux parcours où l’on voit surgir la haute figure du père Albert Chapelle, s.j.

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Il me semble juste de mener l’acte de mémoire qui m’est demandé en partant de l’Écriture Sainte, plus précisément, de la visite des mages à notre Seigneur Jésus.

Dans l’évangile de saint Matthieu, il y a une opposition entre deux types de royautés, celle d’Hérode qui est violente et celle de Jésus, qui se réalise par la douceur et par l’amour. En ce sens, Jésus tout petit est déjà roi selon le cœur de Dieu. À l’époque où je suis arrivé à Bruxelles, il y avait aussi, dans mon âme, deux royautés qui se disputaient à propos de la vérité. Un visage de la vérité inspiré par le monde. J’avais passé quasi dix ans à étudier les mathématiques parce que, à l’âge de 17 ans, les mathématiques avaient provoqué en moi un véritable émerveillement métaphysique. La première démonstration mathématique un peu sérieuse que j’avais comprise m’avait littéralement ébloui par sa puissance démonstrative. Je m’étais dit : « ce qui est écrit au tableau, là, devant moi, aucun être humain ne pourra jamais le mettre en doute. C’est vrai et donc, c’est absolument vrai, pour tous et pour tout le temps ». C’est là qu’était née ma première grande vocation, celle de chercheur en mathématiques. J’y ai consacré toutes mes forces et toute mon énergie. En retour, les mathématiques m’ont donné d’immenses joies intellectuelles mais elles m’ont aussi abîmé l’âme, car elles m’ont insidieusement suggéré que toute vérité, que la vérité, devait être conçue à partir des mathématiques et sur le même modèle.

Heureusement, il y avait aussi une autre royauté qui s’exerçait en mon âme, la royauté du Christ. Je connaissais et j’aimais les phrases de l’Évangile, surtout chez saint Jean, où le Christ parle de la vérité. « Je suis le chemin, la vérité, la vie » (Jn 14,6). Et aussi : « Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité » (Jn 18,37) – la phrase que j’ai choisie pour mon faire-part d’ordination sacerdotale. J’étais pendant ces années-là sincèrement chrétien. Mais j’étais aussi très ignorant de la doctrine chrétienne et surtout je n’avais pas d’idée claire sur l’impact que la foi pouvait et devait avoir sur mon intelligence. J’étais assez discordiste, au fond. Il y avait une partie de moi qui cherchait la vérité dans les mathématiques. Il y avait une autre partie de moi qui cherchait le Christ, de manière brouillonne et sans réel engagement de l’intelligence. Et ces deux parties ne communiquaient pas.

D’une royauté à l’autre

J’ai commencé à me poser réellement la question de la vocation sacerdotale pendant mon année de service militaire, à Bordeaux. Comme il y avait dans cette ville un couvent de Dominicains, je suis allé y faire un tour pour chercher de l’aide et de la lumière. Je suis tombé sur un frère qui, en bon Dominicain, m’a tout de suite renvoyé à saint Thomas et plus encore à Aristote. Je me suis donc mis à lire un peu de philosophie, un peu de Maritain, un peu de saint Thomas, un peu d’Aristote. C’était quasiment la première fois que j’appliquais mon intelligence, pour y chercher la vérité, à autre chose que les mathématiques. Cela fut très douloureux. Je ne comprenais quasiment rien à ce que je lisais, je ne voyais même pas de quoi il s’agissait. Et surtout je pensais, avec une grande naïveté, que la manière dont je faisais des mathématiques devait s’appliquer inchangée à la philosophie, à la théologie dont je commençais à entendre parler, bref à toute authentique discipline intellectuelle. J’étais absolument convaincu que la vérité s’obtient, par sa nature même, à la suite d’un processus déductif. Bien sûr, j’avais conscience que les axiomes mathématiques et les axiomes philosophiques ou théologiques n’étaient pas les mêmes, mais quant à la texture même du raisonnement, quant à la vie de l’intelligence qui cherche la vérité, je pensais qu’il s’agissait toujours de la même chose.

On dit que, dans l’Évangile, les mages venus de l’Orient étaient des spécialistes de l’étude des astres, des configurations du ciel qui permettaient de déchiffrer le destin des hommes illustres. C’est une assez bonne image du scientifique d’aujourd’hui, en somme. Quelqu’un qui sait manipuler des équations mais qui a aussi l’ambition de peser, et très fortement, sur les choix économiques, politiques et éthiques de notre société. Au fond, j’étais un peu comme ces mages de l’Évangile. Je ne venais pas de l’Orient mais, spirituellement, je venais quand même de très loin. J’avais un beau désir intérieur de faire de la philosophie et de la théologie, mais ma forma mentis était restée scientifique, c’est-à-dire païenne.

Une rencontre, deux questions

Je pourrais vous dire que, dès mon arrivée, je me suis plongé dans les Saintes Écritures et que très rapidement la Parole de Dieu a tout reconfiguré en moi. Ce serait une belle illustration de l’affirmation conciliaire : « que l’étude de l’Écriture soit comme l’âme de la théologie » et aussi un grand hommage rendu à un institut qui met l’Écriture Sainte au cœur de son enseignement, par fidélité d’ailleurs à l’enseignement du Concile. Mais cela ne s’est passé ainsi pour moi, en tout cas pas au début. Ce qui a été décisif, ce fut la rencontre du Père Albert Chapelle. Grâce à lui j’ai vécu une profonde conversion intellectuelle et donc aussi spirituelle. Les deux vont souvent de pair chez les intellectuels. Je me souviens très bien de ma première rencontre. J’étais assez impressionné par ce qu’on disait de lui, assez intimidé aussi. Il m’avait donné rendez-vous à une heure précise et pour être sûr de ne pas être en retard, j’étais arrivé en avance et m’étais assis devant une porte de son couloir marquée « Chapelle ». À l’heure dite, je frappe à la porte. Pas de réponse. Peu après je refrappe : toujours pas de réponse. Et ainsi pendant vingt minutes. J’étais extrêmement ennuyé. Finalement après une demi-heure d’attente angoissée, je me risque à pousser la porte et je tombe... sur un petit oratoire.

Après, j’ai fini par trouver la véritable porte. Mais comme il était déjà très tard, j’ai reçu un autre rendez-vous. Avec le recul, je trouve cette méprise non seulement amusante, mais aussi instructive. D’abord parce que attendre devant une chapelle où le Christ attend des amants de la vérité, c’est presque une démarche de prière. Si je n’avais pas eu un rapport quasi mystique à la vérité, même faussé par mes précédentes études scientifiques, sans doute que mon interlocuteur n’aurait pas pu m’apporter autant de choses en si peu de temps. Le pire, ce n’est pas de se tromper, c’est de ne pas désirer la vérité, de ne pas désirer Dieu.

Par ailleurs j’avais passé une demi-heure à attendre à cause d’un problème de mots : « Chapelle » pouvait désigner quelqu’un, mais aussi un lieu de prière. L’ambiguïté du langage m’avait fait perdre du temps, ou plus positivement, la liberté du langage m’avait fait passer du temps devant le Christ. Temps et langage, ce sont justement les deux éléments sur lesquels le Père A. Chapelle m’a fait réfléchir pendant les quelques mois que je l’ai connu. Ces rencontres avec lui, qui ont été très déterminantes pour moi, me laissent peu de souvenirs précis. J’ai plutôt le sentiment qu’il a semé en moi ces deux questions auxquelles je n’ai ensuite cessé de réfléchir.

Le temps

Dans le monde mathématique d’où je venais, le temps n’existait pas. Il existe bien un ordre dans les propositions qui permettent de démontrer un théorème, mais cet ordre est tout-à-fait extérieur aux propositions elles-mêmes. Le temps, en mathématiques – mais je pense plus généralement dans les sciences empirico-formelles –, est réduit à l’espace. C’est une sorte de contenant ordonné.

Dans la vie spirituelle, il en va tout autrement : la conversion au Christ n’est pas instantanée. Elle prend du temps, elle prend son temps, ce qui n’est pas une déficience ou une limite de sa part. Ordonner ses passions, mettre en place une bonne habitude de prière, en un mot toute l’ascèse chrétienne, prend des semaines, des mois, des années. Le temps est une propriété interne de l’ascèse. Elle n’a pas de valeur dans l’instant, car toute sa valeur lui vient de la durée. L’oraison, par exemple, vaut par le temps que nous lui consacrons. Le temps n’est pas un contenant pour la prière mais sa matière même. Cela parce que prier consiste à recevoir de Dieu son identité de fils, et que la temporalité est le retentissement, au plan de la créature, de l’éternité. Ou encore, en raccourci : le temps est la « forme filiale de l’éternité » (H. U. von Balthasar).

Ce que mon interlocuteur m’a fait comprendre pour ma propre vie spirituelle vaut aussi pour la vie intellectuelle et la recherche de la vérité. Le chemin qui nous conduit à la vérité ne peut pas être raccourci par la lecture du bon livre au bon moment. Un bon maître qui nous le donne ne raccourcit pas notre accès à la vérité. Bien plutôt le déploie-t-il dans une temporalité qui nous demeure profondément personnelle et qui, en tant que telle, est unique. En son essence, la vérité est un chemin, elle est le temps devenu transparent de Celui qui l’a créé, Dieu le Père.

Le langage

Venons-en à la question du langage. En mathématiques, on utilise des symboles : a, b, mais aussi 2, 3, qui ne sont pas autre chose que des symboles graphiques de nombres conçus par notre esprit. Or ces symboles sont totalement arbitraires. Dans une démonstration mathématique il faut bien nommer l’inconnue, alors on l’appelle « x » par habitude, par tradition pourrait-on dire. Mais si on l’appelait « y » ou « Tartempion », l’essence du raisonnement serait tout-à-fait inchangée. Ainsi, ce que les mathématiques ont de symbolique, elles l’ont par l’extérieur de la raison, exactement comme pour le temps. En sens inverse, les Écritures Saintes sont symboliques par l’intérieur. Il n’est pas du tout indifférent de dire que « Dieu est mon rocher » ou de dire que « Dieu ne se repent point ». Au plan conceptuel, on pourra toujours affirmer que ces énoncés très voisins signifient que l’on peut compter sur Dieu, que Dieu est fiable, qu’il ne se dérobe pas quand on s’appuie sur lui. Reste que « rocher » est une réalité du monde physique que nous pouvons expérimenter à l’occasion d’une randonnée, d’une chute, de la contemplation d’un paysage, etc. À chaque fois qu’une telle expérience survient, par la vertu de la parole biblique, le rocher devient une sorte de sacrement de Dieu. Ce que le rocher signifie dans notre existence la plus banale se trouve porté à un niveau spirituel, parce qu’il est extrêmement vrai que Dieu phénoménalise sa fiabilité dans les rochers de notre monde. Pas seulement là, et pas totalement là, mais aussi là, très réellement là.

Une telle vision des choses pourra être contestée par le philosophe. Il est loisible de néantiser le pouvoir théophanique du langage en usant du concept philosophique. N’est-ce pas l’aspiration secrète de la philosophie analytique et sans doute déjà de l’idéalisme hégélien ? Nous sommes libres de détruire le symbole, mais cette liberté destructrice est encore témoignage de la capacité du symbole à accueillir notre liberté. Le concept philosophique comme le symbole mathématique ne peuvent rassembler les hommes que par un écrasement d’ordre totalitaire. La vérité qu’ils désignent est universelle parce qu’elle est celle de tout le monde et de personne à la fois. On ne peut pas vivre d’une telle vérité. Le symbole biblique, en revanche, est gros d’une vérité singulière dans laquelle chaque intelligence se retrouve à sa manière propre, non pas contradictoirement mais charitablement, unie à celle des autres.

Les symboles bibliques et plus largement tous les symboles chrétiens, qu’il s’agisse des sacrements de l’Église ou du Symbole de Nicée-Constantinople, suscitent la communion qu’ils signifient par leur usage même. Le philosophe manipule des concepts, le poète joue avec les mots. Et force est de constater que Dieu est beaucoup plus proche d’un poète que d’un philosophe ! Non que la philosophie soit inutile, d’ailleurs. Mais la philosophie n’est pas le point de départ de la pensée, ni son point d’arrivée. En elle nous trouvons une aide fort précieuse. La philosophie peut être décisive, pour certains esprits, à certaines périodes de la vie. Mais le langage symbolique que nous donnent les Saintes Écritures est tout simplement vital pour tous et en toutes circonstances.

La vérité est symbolique parce que Celui qui a dit : « Je suis la vérité » a également dit : « Je suis la vie ». La vérité, au moins dans le mode d’existence qui est le nôtre, est temporelle parce que celui qui a dit : « Je suis la vérité » a également dit : « Je suis le chemin ». Voilà ce que le Père Chapelle m’a transmis pendant ces quelques mois où je l’ai connu ; il a été pour moi comme l’étoile qui guidait les mages jusqu’au berceau de Jésus. Et l’évangile précise que les mages ont éprouvé une grande joie lorsque l’étoile s’est mise en mouvement pour les accompagner de Jérusalem à Bethléem, d’Hérode à Jésus, de la royauté violente à la royauté de paix.

C’est une joie pour moi d’avoir connu ce grand théologien philosophe. Il a jeté dans ma terre une semence de la Parole qui ensuite a été arrosée et confiée aux soins de tous ces professeurs que je considère comme des maîtres et des modèles. Mais ni une heure ni un jour ne suffiraient pour dire ce que je leur dois. Je puis simplement les remercier de m’avoir invité aujourd’hui, afin de rendre grâce avec eux de tout ce que Dieu a fait par eux.

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