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Louis Bouyer, théologien et romancier

Marie-David Weill, c.s.j.

N°2017-4 Octobre 2017

| P. 69-80 |

Sur un autre ton

Un théologien qui publie sous pseudonyme, ce n’est pas courant ; que Louis Bouyer l’ait fait plusieurs fois et sous un mode romanesque intrigue. La traversée d’une de ses œuvres fantastiques, que propose sœur Marie-David Weill, en marge de la publication de sa thèse sur l’humanisme eschatologique de Bouyer, ravira les esprits les moins convenus.

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Sait-on assez que Louis Bouyer [1], théologien sérieux s’il en est, fut aussi romancier ? Sa passion pour le théâtre, la poésie et les livres remonte à loin, puisque lui-même raconte dans ses Mémoires, comme un des faits les plus importants de son enfance, le cadeau qu’il reçut un jour de son oncle, « un magnifique théâtre de jouet », devenu « un des éléments les plus déterminants de toute [son] éducation » :

Je développai inlassablement, des années durant, me semble-t-il, avec les décors, la figuration, les éclairages, la musique de scène, tout enfin ce qui pouvait s’y rapporter. [...] Grâce à ce théâtre, mon imagination devait commencer à tirer de tout ce qu’on me racontait, ou qu’un peu plus tard je pus lire, une pâture inépuisable. Je la convertissais ainsi en une réalité de rêve où, sans le savoir, je peux dire que je vivais avant d’avoir vécu une vie dont la richesse surpassait tout ce que la vie qu’on dit réelle pourra jamais m’offrir.

À l’aurore de ses quatre ans, Louis sait déjà lire et, rapidement lassé des livres pour enfants, il dévore en quelques années l’ensemble de la bibliothèque paternelle. Foudroyé par la mort de sa mère alors qu’il n’a que onze ans, c’est encore dans la lecture et le théâtre qu’il se réfugie. Il se prend d’une telle passion pour Molière, Racine et Corneille qu’il en vient à « entreprendre la rédaction d’une invraisemblable tragédie » et à « [se] donner à [lui]-même des représentations singulières [2] ».

Ce goût précoce et jamais démenti pour la « mise en scène », les contes fantastiques, les explications scientifiques, augurent déjà d’une intelligence singulièrement apte à passer sans cesse du visible à l’invisible et à rechercher une vision unifiée du réel, prélude de toute cosmologie.

Adolescent, il découvre la poésie cosmique et mystique du début du XIXe siècle (tout particulièrement les vers de l’anglais William Wordsworth et de l’allemand Friedrich Hölderlin) ; c’est un choc, une véritable expérience existentielle qui l’accompagne sa vie durant : quand, théologien, les mots lui font défaut pour exprimer le Mystère, il recourt volontiers à ses amis les poètes. Ceux-ci le soutiendront jusque dans ses années de maladie, pendant lesquelles Jean Duchesne lui donne fréquemment la lecture de ses passages préférés de Wordsworth ou de Keats.

Pour le contemplatif et le mystique qu’est le poète chrétien véritable, le monde est saturé de la gloire divine. Sous les plus humbles apparences du quotidien, Dieu est toujours là, Dieu se révèle, Dieu se donne. Mais plus encore que Dieu en ce monde, c’est le monde en Dieu que le poète découvre. Chez les poètes cosmiques dont Bouyer commente les œuvres dans un chapitre de Cosmos [3] et dans un ouvrage inédit à ce jour, Religio poetae. La poésie moderne à la redécouverte du sacré [4], Bouyer salue une vérité et une profondeur d’expression en consonance intime avec ce que le théologien essaie d’exprimer du mystère de la sagesse divine. Voici le point de départ de sa réflexion :

La poésie [...] est quelque chose d’une très grande importance, et [...] ce qui, dans la culture, tient de plus près à la religion. La poésie ne fait que découvrir, ou redécouvrir le monde comme révélation fondamentale de celui qui l’a fait, et elle est elle-même, comme parole de l’homme, une parole foncièrement d’exaltation, de louange. L’intuition poétique, chez le poète lui-même, est comme une redécouverte du paradis perdu sous la surface banale des choses, et tend à devenir une attente confiante, voire une anticipation du paradis retrouvé. C’est pour cela que toute poésie véritable, si même elle ne nomme pas Dieu, l’évoque, car elle nous parle des choses et des êtres d’une manière qui leur restitue leur transparence à une lumière qui vient de plus haut et doit nous conduire, ou en tout cas nous attirer plus loin.

L’idée revient jusque dans sa trilogie théologique, puisqu’il écrit dans Le Consolateur :

Ce que nous appelons le sens poétique est en nous comme le vestige de cet intellect contemplatif, et donc comme une inspiration rémanente qui nous attire non vers la simple utilité mais vers la beauté du monde.

On perçoit donc aisément que la voie de la poésie n’est pas, pour Bouyer, une voie secondaire pour les rêveurs ou les sentimentaux, mais une voie d’accès irremplaçable à la pleine vérité du réel, un chemin libérateur pour l’homme devenu esclave de la technologie et du rationalisme, ainsi qu’un tremplin vers la vie spirituelle et la prière : « La poésie [ne se confond pas] avec la prière. Mais il ne paraît pas niable qu’elle puisse y être, pour certains, et peut-être pour de plus nombreux qu’on ne pense, un acheminement très authentique [5] ». « Explicitement religieuse ou non, la poésie est toujours un pressentiment de ce que nous venons de Dieu, de ce que tout nous le rappelle ou nous y ramène. C’est bien pourquoi, il n’est de poésie, même quand elle ne se formule pas en louange, qui ne soit émerveillement [6] ».

Louis Bouyer romancier

Louis Bouyer est particulièrement conscient de l’impact de la littérature sur la jeunesse et de la manière dont elle peut contribuer à la promotion de valeurs humaines et chrétiennes décisives pour la construction de la personnalité. Lui-même a trouvé ses délices dans la littérature et cultivé de belles amitiés avec plusieurs écrivains de renom : Julien Green, Elizabeth Goudge, T. S. Eliot, et surtout John Ronald Reuel Tolkien. Il est même le premier à publier un article en français sur la trilogie du Seigneur des Anneaux, pour faire découvrir et admirer au monde francophone, dans la saga de Frodon, « à la fois si humaine et si fantastique, un sens caché mais partout présent [7] ».

Il est aussi passionné par la Légende du Roi Arthur et la quête du Graal : il dit avoir lu tout ce qui existe sur le sujet et il publie à son tour en 1986 un ouvrage très documenté sur Les lieux magiques de la légende du Graal [8].

Il a lui aussi publié sous pseudonymes quatre romans, qui ne sont pas liés à une période limitée de sa vie, mais jalonnent l’ensemble de son itinéraire, puisqu’ils paraissent de 1941 à 1985 :

Jean Thovenot, Alceste, Paris, Aubier-Montaigne, 1941
Guy Chardin, Les Eaux-Belles, Paris, DDB, 1959
Louis Lambert, Prélude à l’Apocalypse ou les derniers chevaliers du Graal, Limoges, Critérion, 1982
Prospero Catella, Les Hespérides, Paris, SOS, 1985.

Chacun comporte des aspects autobiographiques indéniables [9]. Mais surtout, aucun de ces romans n’est écrit « pour lui-même » : le théologien s’y tient constamment présent, même dissimulé. Le but n’est pas de divertir le lecteur, mais de lui proposer un certain nombre de pistes de réflexion, qui reflètent plusieurs des préoccupations théologiques de notre auteur : la question du mal, l’eschatologie, le primat de la vocation monastique, l’œcuménisme, le rapport de l’Église au monde, etc., apparaissent d’une manière ou d’une autre dans les romans.

Nous nous arrêterons ici uniquement sur le Prélude à l’Apocalypse ou les derniers chevaliers du Graal, où Bouyer entraîne son lecteur dans les aventures à rebondissements de quelques jeunes intrépides, élèves du collège Saint-Sulpice-du-Désert, lancés à la recherche du Graal avec deux de leurs professeurs les Pères Antonin Ollivier et Louis de Hauranne (incarnant respectivement Bouyer lui-même et son collègue et ami Louis Cognet).

Prélude à l’Apocalypse ou les derniers chevaliers du Graal

La composition d’ensemble est harmonieusement présentée en triptyque, et chacun des trois volets éclaire un aspect du christianisme humaniste cher à Bouyer.

● « L’Équipée des Argonautes », ou la mission éducative du christianisme humaniste

Dans la pétillante description de la vie menée au collège catholique Saint-Sulpice-du-Désert, on reconnaît sans peine le modèle idéal des Pères oratoriens que Bouyer a fréquentés au collège de Juilly. Les jeunes héros du roman font la fierté de leurs professeurs et se révèlent être des jeunes hommes solides, bien formés, capables de poser des choix de vie mûrs et fidèles. Un tel scénario traduit l’admiration de Bouyer pour l’importance et la qualité de l’éducation humaine et chrétienne dispensée par ces « humanistes » véritables que sont les fils de saint Philippe Néri et que poursuivent les prêtres héros de son roman. Notons quelques traits distinctifs de cette pédagogie oratorienne, résolument novatrice par rapport à la pédagogie scolaire médiévale : le caractère collectif de l’éducation ; la part faite aux jeux de grand air et aux activités physiques, comme faisant pleinement partie de l’éducation ; une instruction classique pénétrée d’esprit chrétien et conçue comme une formation intégrale de l’homme, dans toutes les dimensions de sa personne ; une place importante, enfin, accordée à l’influence personnelle de l’éducateur sur ses élèves, et donc au lien de confiance, voire d’amitié, les unissant. L’intrigue du Prélude commence donc par un simple grand jeu, lançant une troupe de scouts enthousiastes sur les traces de Baphomet, le trésor caché des Templiers, censé se trouver dans les alentours de Gisors. Mais le jeu de piste bascule dans un sombre drame bien réel, dans lequel nos jeunes héros vont avoir à affronter des adversaires puissants semant la mort sur leur passage.

● « Au jardin d’Armide », ou la place du mythe dans la connaissance humaine

Ce deuxième volet du triptyque révèle la passion de Bouyer pour la légende arthurienne et la quête du Graal. La magie noire fait son apparition et les vrais motifs des adversaires se dévoilent peu à peu, jusqu’à culminer dans une scène grandiose de sorcellerie et d’exorcisme la nuit du Vendredi Saint, dans la cathédrale de Tolède. L’opposition se renforce entre la petite communauté lumineuse des héros et les serviteurs du mal, habilement manipulés par le mystérieux lord de Kilmarnoch, prêt à tout pour s’emparer des pouvoirs ténébreux que peut procurer la magie noire. Les « Argonautes » deviennent les « derniers chevaliers du Graal », et la question du mythe devient centrale, jusqu’à structurer l’intrigue : le Baphomet des Templiers, la Quête du Graal, le Songe de Poliphile [10]. Surtout, Bouyer fait revivre à ses héros deux épisodes de la légende arthurienne de Chrétien de Troyes (la visite de Perceval au château du Roi-Pêcheur et le passage à la Fontaine de Barenton, dans la forêt de Brocéliande). Par-là, il invite habilement à penser le lien du mythe à la réalité autrement que comme le lien de la fable à la vérité.

Dans le langage commun, on identifie spontanément mythe et légende, le plus souvent avec une connotation péjorative : le mythe ne serait qu’une invention de l’imagination, sans lien aucun avec la vérité que peut atteindre l’intelligence humaine. Mais pour Bouyer, le mythe recèle au contraire une vérité trop riche et trop grande pour se laisser épuiser ou rejoindre par le discours rationnel : les récits fondateurs véhiculés par les mythes donnent accès à une dimension du réel, notamment à la richesse des mystères célébrés dans les rites, que l’intelligence raisonnante seule ne pourra jamais appréhender. Le mythe est ainsi à la base de toute recherche d’explication du monde, au fondement de toute cosmologie : il constitue « une vision symbolique du monde en Dieu [11] ».

Le mythe garde donc sa raison d’être, même une fois advenue la Révélation judéo-chrétienne. Il n’est pas seulement une pierre d’attente, au mieux une première esquisse en-deçà de la Révélation ; il est aussi au-delà de la Révélation : il reçoit d’elle à la fois un sens renouvelé et une nouvelle stimulation. « L’Évangile, dit Tolkien, n’a pas abrogé les légendes, il les a consacrées [12] ». C’est exactement ce qui motive l’usage que Bouyer fait des mythes dans Prélude à l’Apocalypse [13].

● « Le changement des luminaires », ou le message théologique du roman

Dans ce dernier volet du triptyque, les événements s’accélèrent et s’universalisent. Le mythe du Graal est réassumé et élargi dans une perspective chrétienne, eschatologique, fondée sur la référence à l’Apocalypse de saint Jean. L’intrigue s’élargit aux dimensions même de l’humanité, soumise au mystère d’iniquité et à l’avènement de l’Antichrist qui doit précéder immédiatement la Parousie (cf. 2 Th 2). Et c’est dans cette dernière partie que Bouyer fait passer l’essentiel du message théologique qui justifie l’écriture de son roman : le chrétien doit mener un combat aux dimensions cosmiques contre le Malin, un combat spirituel dont les armes sont la croix et la foi. Dans ce combat, le danger le plus grand qui menace l’Église est celui de « l’installation », de l’adaptation au monde et à ses valeurs, et de l’asservissement aux pouvoirs civils et à une civilisation dominée entièrement par la technologie et qui ne respecte plus la dignité ni le vrai bien de l’homme.

Un ultime discernement va donc s’opérer, entre le « petit reste », une simple poignée de croyants prêts au martyre pour rester fidèles au Christ, et la quasi-totalité de l’humanité – nombre d’ecclésiastiques en tête – se livrant, aveuglée, entre les mains de l’Antichrist.

Cet Antichrist qui s’impose comme « Maître du monde » ne se présente pas comme un tyran destructeur, mais au contraire comme un homme « ruisselant de bénignité », un « bienfaiteur de l’humanité » animé des plus nobles intentions et promettant « le bonheur pour tous », « la paix et la prospérité universelles, par une judicieuse conjonction de la science la plus moderne et de la sagesse la plus traditionnelle [14] ». Il prêche la philanthropie, l’humanitarisme, la paix et la prospérité pour tous, grâce aux moyens scientifiques et techniques en sa possession ; en d’autres termes, il fait miroiter une pseudo-divinisation de l’homme par les progrès de la civilisation moderne ; et il fait ratifier ses décisions lors d’une parodie de concile qui met en scène une union factice entre les Églises chrétiennes, puis entre toutes les religions du monde, au nom de la tolérance universelle.

« Je me tue à le répéter : je ne veux que la paix, la paix universelle, définitive, et dans cette paix, le bonheur pour tous ». N’entend-il pas, dans ses louables desseins, « donner à chaque bouche ce qu’il lui faut pour se nourrir, à chaque corps pour se vêtir, à chaque couple pour avoir, avec une progéniture raisonnable, le couvert et le vivre assurés » ? Mais la discrète petite incise, « avec une progéniture raisonnable », ne passe pas inaperçue aux oreilles de nos héros, qui réagissent aussitôt.

Le Père de Hauranne releva un de ses puissants sourcils et coupa :
– Raisonnable ? Oserais-je vous demander ce que vous mettez sous ce mot ?
Après une imperceptible hésitation, le Maître du monde parut jouer maintenant le jeu de l’entière franchise :
– Il va de soi que la satisfaction donnée à tous les besoins légitimes de l’espèce, par les moyens scientifiques aujourd’hui à notre disposition, aura comme inéluctable contrepartie une sage limitation quantitative de ses individus...
– Nous y voilà, fit le Père de Hauranne, du ton le plus naturel. [...]
Cette fois, ce fut Alain qui intervint et dit, de son ton d’enfant terrible, si parisien :
– [...] En somme, comme vous avez supprimé les gros méchants qui voulaient manger tout le gâteau, vous fermerez la bouche, avant même qu’elle s’ouvre, aux pauvres petits qui seraient de trop pour le nombre des parts ? [...] En somme, il vous faudrait des fécondités intactes, mais vous vous réservez de les châtrer en douce.

Quelques pages plus loin, la perversité des applications permises par le progrès scientifique se révèle dans une nouvelle ampleur :

Comme par hasard, la publication sur les ondes [du décret adopté par le super-concile sur l’union de toutes les Églises] fut immédiatement suivie d’une autre, émanée du Maître lui-même. Celui-ci rendait universel le divorce par consentement mutuel, la distribution gratuite des contraceptifs, l’avortement intégralement remboursé par la sécurité sociale, et laissait entendre une prochaine mise en route d’instituts pour l’amélioration de la race humaine. Tous les fous, les idiots, et autres handicapés, avec de surcroît les vieillards jugés indésirables plus longtemps par leur propre progéniture, pourraient y être euthanasiés dans des conditions aussi discrètes qu’euphoriques. On ne porta pas à la connaissance des populations mondiales si l’un ou l’autre des dirigeants du super-concile éprouva quelque passagère difficulté à digérer cette simultanéité, qui troubla plus ou moins un certain nombre de leurs plus humbles associés. Mais les doyens des Facultés de théologie de Strasbourg et de l’Institut catholique parisien firent chorus pour assurer, l’un en tant que moraliste, l’autre en tant que dogmaticien, qu’on avait là enfin comme incarné le plus pur esprit de cette ouverture de l’Église au monde dont on avait tant parlé depuis quelques décades, sans jamais bien voir encore ce qui pouvait en être le fruit.

Dans cette entreprise « œcuménique », sir Orlando ne rencontre quasiment aucune opposition, et Bouyer se plaît à montrer que c’est parce que l’Église, déjà affaiblie par une adaptation excessive au monde et une perte des valeurs eschatologiques, a perdu toute capacité de résistance spirituelle. Il accentue alors, jusqu’à la caricature, le contraste entre l’attitude mondaine de nombreux prélats et religieux français, qui semblent presque avoir perdu la foi, et la ferveur du « petit reste » des fidèles assoiffés de vie contemplative véritable : l’archevêque de Paris se marie, signe de la « démocratisation de l’Église », et co-préside le super-concile décrété par le maître du monde en applaudissant ses décisions, tandis que le Pape Innocent XIV exhorte les véritables chrétiens à prier, jeûner et se préparer au martyre.

C’est en même temps un discernement sur l’œcuménisme que Bouyer présente :

D’un côté, en grand tralala, « l’union des Églises », et, pendant qu’on y est, de toutes les religions, dans l’équivoque et la commune trahison, mais surtout la frousse ; [de l’autre], la réunion des vrais croyants dans l’unique Église de toujours, retrouvant la robe sans couture, sans doute juste le temps d’en être dépouillée et mise en Croix à son tour.

L’œcuménisme authentique s’incarne et triomphe admirablement dans la scène finale du roman : alors que le pape exilé s’apprête à célébrer la Messe de la Saint-Jean, dans la petite chapelle du Tor de Glastonbury, le chanoine anglican et ses fidèles, témoins de l’intrépidité de la foi du Pontife prêt au martyre, demandent à entrer dans l’unique Église du Christ, aussitôt imités par le Père Jean de l’Église orthodoxe, un saint hiéromoine ayant échappé aux persécutions de Krouchtchev, et par les protestants des autres confessions. Le Pontife les accueille avec grande émotion dans la communion de l’Église et commence aussitôt, avec les ministres ordonnés présents, la célébration de l’Eucharistie. Le judaïsme, cher à Bouyer, n’est pas oublié, puisque le roman s’achève sur la réconciliation finale d’Israël – représenté par le Juif errant –, juste avant la Parousie : un pauvre vieillard sans âge à barbe blanche, une besace sur le dos et un bâton à la main, gravit la colline qui mène à la chapelle du Tor. Alors que retentit la clochette au moment de la consécration eucharistique, il se découvre et s’agenouille lentement.

Au moment précis où la cloche tintait de nouveau, où le calice, élevé à son tour, luisait dans le soleil, tous en relevant la tête pour le contempler, comme le Graal revenu, purent voir que le ciel, jusque là resplendissant, s’était assombri. Une escadre des sinistres OVNI venait d’y apparaître, volant en une formation qui dessinait la maléfique étoile à sept branches. Elle semblait grandir et prête à s’abattre, comme une immense araignée, sur l’autel, le prêtre et tout ce qui subsistait de son Église, juste renouvelée. Mais alors, toute la gloire de ce monde passa en un instant, comme apparaissait le signe du Fils de l’homme, effaçant à jamais ce signe de la Bête, avec le soleil lui-même et les autres étoiles.
FINIS... LIBRI ET OMNIUM RERUM.

[1Louis Bouyer, né à Paris en 1913 dans une famille luthérienne, entre « dans l’Église » en 1939, puis dans la Congrégation de l’Oratoire, où il est ordonné prêtre en 1944. Auteur d’une œuvre théologique monumentale (plus de 45 titres et des centaines d’articles), il écrit également, sous pseudonymes, quatre romans et recueils de nouvelles.

[2Mémoires, op. cit., p. 41-42. Plus tard, Bouyer fut « professeur d’humanités » (français, latin, grec) pendant treize années au collège oratorien de Juilly, et chargé des représentations poétiques, musicales et théâtrales du collège.

[3Cosmos. Le monde et la gloire de Dieu, Paris, Cerf, 1982, chap. 17.

[4Après un premier chapitre intitulé « Poésie et religion », notre auteur analyse tour à tour la « poésie métaphysique » d’Henry Vaughan (1621-1695) et la « poésie cosmique » du XIXe siècle à travers les œuvres de William Wordsworth (1770-1850), Samuel Taylor Coleridge (1772-1834), Percy Bysshe Shelley (1792-1822), John Keats (1795-1821) et Gerard Manley Hopkins (1844-1889).

[5Initiation chrétienne, Paris, Plon, 1958, p. 38.

[6Cosmos, op. cit., p. 266.

[7« Le Seigneur des Anneaux. Une nouvelle épopée ? », La Tour Saint-Jacques 13-14 (janv.-avril 1958), p. 124-130. Cet article a été reproduit dans M. Devaux (éd.), Tolkien, les racines du légendaire, Genève, Ad Solem, 2003, p. 112-125.

[8Les lieux magiques de la légende du Graal. De Brocéliande en Avalon. L’imaginaire médiéval, note iconographique par M. Mentré, Paris, OEIL, 1986. L’attachement du P. Bouyer à la figure du roi Arthur et à la quête du Saint Graal se manifeste jusque dans les fresques arthuriennes qu’il a fait peindre sur les murs de sa petite chapelle de La Lucerne (Normandie).

[9Voir M.-D. Weill, L’humanisme eschatologique de Louis Bouyer. De Marie, Trône de la Sagesse, à l’Église, Épouse de l’Agneau, coll. Cerf-Patrimoines, Paris, Cerf, 2016, p. 269-271.

[10Baphomet est le nom donné à l’idole mystérieuse que les chevaliers de l’Ordre du Temple furent accusés d’adorer. Elle est convoitée comme susceptible de procurer richesse et pouvoir. Le Graal désigne, dans la mythologie celtique, un chaudron d’immortalité produisant chaque jour une nourriture miraculeuse inépuisable. Christianisé aux XII-XIIIe siècles par Chrétien de Troyes et ses continuateurs, le Saint Graal désigne depuis lors le calice dont Jésus s’est servi à la dernière Cène, et dans lequel Joseph d’Arimathie aurait recueilli son sang au moment de la descente de croix. La Quête du Saint Graal, roman écrit vers 1220 probablement par un moine, affirme que celui qui boit dans cette coupe accède à la vie éternelle. Quant au Songe de Poliphile, c’est un des livres les plus mystérieux de la Renaissance : un parcours initiatique conduit Poliphile jusqu’à l’île d’amour qui doit le réunir à sa bien-aimée. Le livre abonde en descriptions : bâtiments, jardins merveilleux, machines inconnues, déchiffrage d’écritures ornant les édifices et les stèles, etc.

[11Cosmos, op. cit., p. 265. L. Bouyer s’appuie principalement sur Gérard van der Leeuw et Mircea Éliade, mais aussi sur les psychologues comme Carl Gustav Jung et Alfred Adler. Pour plus de détails, voir M.-D Weill, L’humanisme eschatologique de Louis Bouyer, op. cit., p. 275 s.

[12Le métier de théologien. Entretiens avec Georges Daix, Nouv. éd. augm, Genève, Ad Solem, 2005, p. 114.

[13Cela ne veut pas dire pour autant que tous les mythes se valent et sont pareillement assumables en régime chrétien, mais nous ne pouvons développer ce point dans le cadre restreint de cet article. Voir M.-D Weill, L’humanisme eschatologique de Louis Bouyer, op. cit., p. 278-279.

[14Prélude à l’Apocalypse, p. 401-403 et 378 (nous abrègerons désormais PA). Bouyer s’inscrit ici dans la droite ligne de plusieurs autres essais : J.-H. Newman, « Les temps de l’Antichrist » (1835), dans L’Antichrist, Genève, Ad Solem, 1995, p. 49-50 ; V. Soloviev, Court récit sur l’Antéchrist (1900), dans Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion, Paris, O.E.I.L, coll. Sagesse chrétienne 2, 1984, p. 185-224 ; R. H. Benson, Le Maître de la terre (1907), Paris, Téqui, 1993 ; M. D. O’Brien, Père Elijah. Une Apocalypse (1996), Paris, Salvator, 2008.

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