Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vie consacrée et prophétie

Nicla Spezzati

N°2017-3 Juillet 2017

| P. 11-30 |

Kairos

Diplômée en sciences de la communication et en « counseling », docteur en Lettres, sœur Nicla, des Sœurs Adoratrices du Sang du Christ, a été provinciale, responsable de la formation initiale dans son institut, enseignante dans diverses institutions, conseillère auprès de la Conférence épiscopale et de la Conférence des religieux d’Italie, mais aussi critique de cinéma religieux ; elle est depuis 2011 le « numéro 3 » (sous-secrétaire) de la CIVCSVA.

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Depuis le Concile Vatican II, la relation entre prophétie et vie consacrée a été au cœur d’un vif débat, qui a même parfois pu sembler lassant. Il a cependant réveillé le désir que « notre » prophétie ne se limite pas à une production de papier, mais qu’elle incarne la parole de l’Évangile. Et il suffit d’un simple regard sur ces cinquante dernières années pour que se révèlent la prophétie, la sainteté et le martyre sur le visage de centaines de religieux et religieuses, qui furent « misericordiae vultus : visages de la Miséricorde de Dieu, signes de son amour pour tout homme, toute femme [1] ».

C’est dans cette mémoire que prennent racine quelques-unes de mes réflexions sur la prophétie de la vie consacrée. Il n’est pas dans mon intention de dresser ici un « status quaestionis », ce qui nous conduirait trop loin. Je me limiterai à faire mon miel du Magistère du Pape François et de certaines de ses réflexions antérieures pour donner quelques « inputs » (impulsions) invitant à des développements plus amples. Il ne fait aucun doute que le thème de la prophétie doive beaucoup au Pape François, non seulement en raison de ses interventions magistérielles, mais encore davantage en vertu de ce qui pourrait être le réveil d’une conscience prophétique dans l’Église.

Prophétie et vie consacrée : traces d’un parcours

Le Concile Vatican II ne parle pas immédiatement de prophétie en ce qui regarde la vie consacrée, mais il la situe dans le contexte du peuple chrétien, dans une perspective christologique, référée au Christ prêtre, roi et prophète. Après le Concile, le terme prophétie s’affirme, mais, dans le mouvement de contestation de 1968, souvent de façon instrumentale, comme un slogan, sans véritable réflexion. On assiste à une oscillation sémantique qui finit par jeter une ombre sur l’expression. C’est pour ce motif que, vers la fin du siècle dernier, la terminologie prophétique référée à la vie consacrée disparaît quasiment. Il est particulièrement révélateur que les Lineamenta pour le Synode des évêques sur la vie consacrée, publiés en 1993, n’en portent nulle trace. Et ce n’est guère difficile à expliquer. Dans son intervention à l’assemblée synodale sur la vie consacrée en octobre 1994, le cardinal Ratzinger, alors Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, relevait l’existence d’interprétations insuffisantes :

Certains considèrent la prophétie comme une simple prédiction, d’autres pensent à un dualisme entre prophètes et prêtres, charisme et institution ; d’autres encore voient simplement l’essence de la prophétie dans la protestation contre les injustices sociales.

Au cours de l’assemblée synodale, de nombreux Pères ont relancé la terminologie de la prophétie que cependant quelques-uns [2] continuaient à envisager avec suspicion et méfiance. Le résultat de ce retour se cristallise dans certains paragraphes parmi les plus significatifs de Vita consecrata (= VC). La vie consacrée, y lit-on, « se présente comme une forme spéciale de participation à la fonction prophétique du Christ, communiquée par l’Esprit à tout le Peuple de Dieu » (VC 84 a). Le caractère prophétique de la vie consacrée n’épuise certes pas le prophétisme chrétien, mais en représente une émergence significative.

Il est aussitôt ajouté que « la fonction de signe, que Vatican II reconnaît à la vie consacrée, s’exprime par le témoignage prophétique du primat de Dieu et des valeurs de l’Évangile dans la vie chrétienne » (idem). Il s’agit donc d’exprimer, avec une intensité existentielle (on parle opportunément de « cohérence entre l’annonce et la vie », VC 85 b), ce qui, pour chaque vocation chrétienne, est fondamental et incontournable, en s’enracinant en Dieu et dans les valeurs de l’Évangile.

Le fameux « radicalisme » des consacrés, sur lequel nous reviendrons, consiste avant tout en l’enracinement dans la foi, manifestant avec force son primat absolu, en ce sens que « la vie religieuse devrait vivre seulement de foi, ex fide vivit (Rm 1,17), comme l’Église, et montrer donc ce primat par son maximalisme évangélique, en rappelant que le résultat de l’évangélisation ne dépend pas seulement de ce qu’elle prépare, mais surtout du Seigneur (cf. 2 Th 3,1) [3] ». D’où la contiguïté entre vie consacrée et Parole de Dieu, comme l’écrit Benoît XVI : « vivre à la suite du Christ, chaste, pauvre et obéissant, est ainsi une “exégèse” vivante de la Parole de Dieu [4] ».

Vita consecrata insiste ensuite sur la dimension communautaire du témoignage prophétique, parce que celui-ci, en général, ne peut être l’œuvre d’un seul religieux isolé de la communauté ou décroché de celle-ci. La priorité sera donnée à la vie fraternelle en tant qu’elle se propose comme « prophétie en acte » (VC 85 a), une réalité qui, déjà en elle-même, est parlante et communicative, évangéliquement provoquante.

Il est dit enfin que les consacrés doivent se laisser « à leur tour interpeller par les provocations prophétiques venues des autres composantes ecclésiales » (VC 85 b). Il y a donc à donner et à recevoir, et l’un ne peut aller sans l’autre, chaque forme de vie devant accueillir les fécondations provenant de la prophétie des autres.

Si tels sont les « éléments stratégiques » du témoignage prophétique des consacrés, ils se révèlent suffisants pour imposer un discernement sérieux sur ce qui, à l’intérieur de la vie consacrée, est qualifié de témoignage et de prophétie. Après ce bref excursus sur la relation entre vie consacrée et prophétie, prenons maintenant en considération, dans la même perspective, certains aspects particulièrement chers au Pape François. Nous commencerons par sa perspective ecclésiologique.

« La vie religieuse est un don de l’Esprit à l’Église »

Mgr Jorge Maria Bergoglio, alors évêque auxiliaire de Buenos-Aires, avait et a une idée très claire sur la situation de la vie consacrée dans l’Église :

Quand le Concile nous dit que la vie religieuse est un don de l’Esprit à l’Église, il souligne non seulement la nature du don mais aussi la réalité à qui le don est offert : l’Église, le corps ecclésial. Peut-être est-ce pour cela, à mon avis, que ce qui est dit de la vie religieuse dans Lumen gentium est beaucoup plus riche et intense que ce que dit Perfectae caritatis. Que cette référence nous aide (donc) à tracer le cadre dans lequel la vie religieuse doit être abordée, pour ne pas courir le risque de nous désorienter et de nous disperser, en tombant dans l’exaltation des familles religieuses pour leur “charisme fondateur”, en ignorant leur appartenance à la totalité de l’Église. Le cadre est l’Église : la vie consacrée est don à l’Église, elle naît dans l’Église, elle grandit dans l’Église, elle est toute orientée vers l’Église.

L’ecclésialité est la dimension vitale de l’identité consacrée. En utilisant l’image du « texte cadre » au sujet de Lumen gentium, on privilégie une perspective ecclésiologique originaire de la vie religieuse par rapport aux surimpressions du « charisme fondateur », qui risquent de nous abstraire du contexte, à savoir l’Église. Un texte cadre nous révèle en effet la potentialité des contenus qui ne sont pas enfermés dans des formules stéréotypées mais ouverts à la créativité des « sujets-lecteurs ». Ensemble, ils donnent au texte une nouvelle vie : « L’œuvre évangélisatrice inspirée par l’Esprit Saint, qui eut au départ comme généreux protagonistes surtout des membres d’ordres religieux, fut une œuvre conjointe de tout le peuple de Dieu, d’évêques, prêtres, religieux, religieuses et fidèles laïcs » [Saint Domingue (1984), 19], parce que c’est toute la communauté ecclésiale, selon la nature de chacun, qui constitue le peuple de Dieu [Saint Domingue, 25]. Par conséquent, si l’on veut réfléchir sur la vie consacrée, cela doit se faire à l’intérieur de l’Église. L’invitation est pressante pour tous en ce que, à la lumière de la doctrine de Vatican II, « on a pris acte de ce que la profession des conseils évangéliques appartient indiscutablement à la vie et à la sainteté de l’Église. Cela signifie que la vie consacrée, présente dès les origines, ne pourra jamais faire défaut à l’Église, en tant qu’élément constituant et irremplaçable qui en exprime la nature même [5] ».

Dans l’enseignement de Mgr Bergoglio, la dimension intra-ecclésiale est lue en terme de « tension ». Il faut observer que le contexte de ces tensions s’inscrit dans l’aspect « multiforme » de la vie consacrée, c’est-à-dire des tensions « inhérentes à la richesse de la variété des formes dans le champ ecclésial [6] », selon les termes qu’il a employés dans sa brève et dense intervention au Synode des Évêques de 1994 sur la vie consacrée. Il ne s’agit pas de relations virtuelles mais vitales, faites de différences, de polarités légitimes, où l’identité de chacun et celle mise en jeu dans les relations exige, non l’annulation ou l’assimilation de la tension et de la polarité, mais une croissance de qualité des relations mutuelles, capables de porter en elles-mêmes les polarités qui produisent les tensions. « De cette façon, l’on maintient l’organicité de la vie et l’on comprend la capacité d’un organisme vivant, comme l’est l’Église, à revenir vers des positions apparemment ou réellement déjà dépassées : si ce retour est possible, c’est parce qu’il a conservé en lui-même la potentialité de chacun des pôles en tension [7] ». Cette position, pour être comprise, appelle les quatre principes clés de la pensée du Pape : le temps est supérieur à l’espace, l’unité prévaut sur le conflit, la réalité est plus importante que l’idée, le tout est supérieur à la partie. Ces principes-clés « orientent spécifiquement le développement de la cohabitation sociale et la construction d’un peuple où les différences s’harmonisent dans un projet commun » (Evangelii Gaudium, 221).

Vie consacrée : cette « attraction » qui fait grandir l’Église

● La vie consacrée « peut et doit attirer efficacement » (LG 44)

Le 7 novembre 2014, alors qu’il recevait les participants à l’assemblée de la Conférence italienne des Supérieurs majeurs, le Pape François soulignait que

La vie religieuse aide principalement l’Église à réaliser l’attraction qui la fait grandir, parce que devant le témoignage d’un frère et d’une sœur qui vit vraiment la vie religieuse, les gens se demandent « qu’est-ce qu’il y a là ? », « qu’est-ce qui pousse cette personne au-delà de l’horizon du monde ? ». Je dirais que c’est la première chose : aider l’Église à grandir au moyen de l’attraction. Sans chercher à faire des prosélytes : attraction !

Le principal témoignage des religieux consisterait-il donc aujourd’hui à être de véritables croyants qui aident les hommes et les femmes de notre temps à persister et à croître dans la vocation chrétienne ? Et, pourquoi pas, à y être attirés alors même que l’on se trouve dans une situation de fuite ou d’éloignement par rapport au christianisme, en montrant qu’il est encore possible d’être pleinement chrétien en pariant tout sur l’Évangile ? Deux textes capitaux de Vatican II vont dans ce sens : la vie religieuse, « par la consécration plus intime faite à Dieu dans l’Église, [...] manifeste aussi avec éclat et fait comprendre la nature intime de la vocation chrétienne » (AG 18) ; « la profession des conseils évangéliques apparaît en conséquence comme un signe qui peut et doit exercer une influence efficace sur tous les membres de l’Église dans l’accomplissement courageux des devoirs de leur vocation chrétienne » (LG 44). C’est la dimension symbolique de la vie consacrée qui est privilégiée dans ces textes, le fait qu’elle soit signe plus que modèle ou paradigme à imiter. Elle est rappel, stimulation à désirer une vie chrétienne cohérente, fermement orientée vers le Dieu de Jésus-Christ et l’avènement de son règne. C’est pour cela que non seulement les religieux ne s’éloignent pas de la vie chrétienne commune mais qu’au contraire, ils vivent et signifient le fond le plus commun de la sequela Christi, en maintenant vive la « matrice » unique qui engendre à la vie chrétienne authentique.

Il n’est donc pas question de supériorité ou de parallélisme mais plutôt de centralité et d’intensité représentative. Au dire de von Balthasar, « la vie des conseils est esprit de la totalité, et non un raffinement de spécialistes ; ce qui est spécial en elle sert à la mettre à disposition du tout. Elle devient sel, pour pouvoir saler le tout. Elle est donc le moment totalisant dans l’Église, qui, par sa présence, empêche le particulier de perdre l’esprit de la catholicité comme totalité. Traduite dans sa forme la plus synthétique, elle est le particulier de l’universel [8] ». Cela nous rappelle que « particulier » provient de pars, parce que personne ne vit en totalité le mystère du Christ, et qu’est désormais accompli, dans l’ecclésiologie, le passage des états de perfection à la perfection des états [9]. Chacun vit la tension vers la charité, la première parmi les vertus chrétiennes, à l’intérieur de sa propre condition de vie et à travers elle, en tant que et parce que baptisé. Et chaque vocation n’est pas autre chose qu’une voie pour mieux expliciter les exigences du baptême, parce que la qualité prophétique du peuple de Dieu se fonde sur le fait qu’elle est avant tout baptismale.

Service de l’autorité : Chapitres et Conseils

La volonté de chaque capitulant ouvert à l’Esprit doit accompagner chaque décision au sein de l’assemblée ; elle ne dédaigne pas l’échange de contributions et de points de vue qui, même différents, contribuent à la recherche de la vérité. De cette façon, la tension vers l’unanimité et la possibilité de l’atteindre ne sont pas des objectifs utopiques, mais expriment au contraire le fruit le plus clair de l’écoute et de la disponibilité commune à l’Esprit. Il ne serait pas prudent de reléguer le discernement à l’intérieur des horizons privés des capitulants, comme si le Chapitre était une entreprise de solitaires. Il s’agit de « prendre contact avec le passage de l’Esprit » et cela signifie « écouter ce que Dieu est en train de nous dire à l’intérieur de nos situations » d’Institut. « Le discernement ne s’arrête pas à la description des situations, des problématiques [...], il va toujours au-delà et réussit à voir derrière chaque visage, chaque histoire, chaque situation, une opportunité, une possibilité ». Le Chapitre général, il est bon de ne pas l’oublier, est le lieu de l’obéissance personnelle et concertée à l’Esprit Saint ; on invoque cette écoute docile en pliant son intelligence, son cœur et ses genoux dans la prière. Dans cette conversion, chaque capitulant au moment de la décision agit en conscience et juge, à la lumière reçue par l’Esprit Saint, le bien de l’institut dans l’Église. Une telle attitude d’obéissance priante unit comme une constante l’histoire des Chapitres généraux, qui, non sans raison, commençaient le jour de Pentecôte. [10]

Le Pape François, en reprenant l’expression conciliaire d’« attraction » et renvoyant à une intervention précédente du Pape Benoît (homélie du 13 mai 2007 au sanctuaire d’Aparecida), a employé ce concept à plusieurs reprises. Ainsi, par exemple, à Sainte-Marthe, dans son homélie du 1er octobre 2013 :

Quand les gens, les peuples, voient ce témoignage d’humilité, de douceur, de mansuétude, ils ressentent le besoin dont parle le prophète Zacharie : « nous voulons venir avec vous ! ». Les gens ressentent ce besoin devant le témoignage de la charité. C’est cette charité publique sans violence, sans arrogance, humble, qui adore et qui sert.

Ainsi également, dans le discours du 14 octobre 2013 au cours de la visite à la cathédrale de Saint Rufin à Assise, et dans l’Exhortation apostolique Evangelii gaudium (n. 14).

● « Témoins d’une façon différente de faire, d’agir, de vivre ! »

Dans la rencontre du Pape François avec les Supérieurs généraux du 29 novembre 2013, un passage de la conversation a inspiré un des slogans de l’Année de la vie consacrée :

L’Église doit être attractive. Réveillez le monde ! Soyez témoins d’une façon différente de faire, d’agir, de vivre ! Il est possible de vivre différemment en ce monde. Nous parlons d’un regard eschatologique, des valeurs du Royaume incarnées ici, sur cette terre. Il s’agit de quitter tout pour suivre le Seigneur. Non, je ne veux pas dire « radical ». La radicalité évangélique n’est pas seulement le fait des religieux : elle est demandée à tous. Mais les religieux suivent le Seigneur de façon spéciale, de façon prophétique. Moi, j’attends de vous ce témoignage.

« Il est possible de vivre différemment en ce monde ». Thomas Merton indiquait l’exigence d’être sur le seuil, applicable à toute forme de vie religieuse : « Le choix d’une forme de vie qui est essentiellement non revendicative, non violente, une vie d’humilité et de paix, constitue en soi une affirmation de sa propre position [11] ». Cela implique de choisir, chaque jour, de travailler humblement et courageusement pour aller jusqu’au bout de notre don, sans tomber dans le piège de revendiquer le droit à une sorte de dédommagement en termes de sécurité, visibilité, privilège, pour avoir choisi la forme de vie évangélique.

● Signes de contradiction

Dépassant l’ambiguïté d’une « radicalité » de la vie consacrée, d’autres références posent la ligne prophétique sous le signe de contradiction [12]. Bergoglio énumère rapidement ces contradictions par rapport à la vocation des Jésuites :

Nous, Jésuites, nous sommes des contemplatifs et des hommes d’action ; des hommes de discernement et des hommes d’obéissance ; des hommes d’œuvres « solides » et de missions temporaires, qui semblent presque des incursions ; des hommes qui se consacrent de tout leur cœur à ce qu’ils font et des hommes disponibles au changement (ils forgeaient les peuples alors que leur maison se réduisait à une carriole).

Le fait d’être « signe de contradiction » prend même la connotation d’un sévère désaveu de ce que Bergoglio appellait « idoles de la sequela Christi ».

Quand il manque, dans la sequela Christi, la lutte ou la vigilance, souvent s’insinue une tentation latente d’idolâtrie : celle de faire des dons du Seigneur ou du Seigneur lui-même, un objet réductible à nos catégories égoïstes. C’est comme si nous fabriquions des médiations inefficaces qui, au fond, se révèlent être des idoles en ce que nous mettions notre confiance en elles. Des idoles que les prophètes ont toujours abattues. Briser les idoles de la sequela du Seigneur signifie accepter que Jésus soit signe de contradiction, et c’est de cette façon qu’il faut le suivre.

« La prophétie du Royaume n’est pas négociable »

● Ne pas jouer à faire le prophète

S’il est indubitable que chacun fait sa part – parfois cachée aux yeux des hommes, mais non à ceux de Dieu –, cela ne signifie pas que chaque religieux soit, quasiment ex officio, prophète, mais cela implique la prise en charge de l’Évangile. À la demande de savoir quelle est la priorité de la vie consacrée, le Pape François répond : « la prophétie du Royaume, qui n’est pas négociable. L’accent doit être mis sur le fait d’être prophète, et non de jouer à l’être. Les religieux et religieuses sont des hommes et des femmes qui illuminent l’avenir [13] ». En effet, la prophétie n’est pas à jet continu. Si le prophète est bien celui qui parle, il est en même temps celui qui sait se taire :

Nous avons beaucoup de mal à ne pas avoir le dernier mot, à ne pas pouvoir prononcer à tout moment la dernière prophétie, etc. On réussit difficilement à prononcer un « je ne sais pas » qui ne soit ni embarras ni désintérêt. La conduite du peuple fidèle de Dieu nous demande parfois de renoncer à l’urgence des réponses et de nous rappeler que le silence lui aussi est le propre du sage. De renoncer à l’attaque et à la défense immédiates, au plaisir que nous donne le fait d’être le prêtre à la mode, d’avoir la parole à la page.

En outre, le prophète n’est pas quelqu’un qui pré-dit, mais plutôt quelqu’un qui parle à la place de, qui annonce une parole qui n’est pas la sienne, souvent aussi une parole accueillie avec embarras et hésitation [14].

Chaque jour, le prophète « tend l’oreille », il va à l’école de Dieu, pour pouvoir se nourrir lui-même et être capable de donner une réponse à ceux qui sont fatigués. Il cherche la parole de Dieu pour être un homme d’espérance. Sans cette rencontre quotidienne, on ne peut donner une réponse à personne, ni à sa propre fatigue, ni à celle des autres.

Dans ce « chaque jour », le prophète vit l’unification des temps : « il est un homme de trois temps : promesse du passé, contemplation du présent, courage pour montrer le chemin vers l’avenir [15] ». « Quand il n’y a pas prophétie, la force retombe sur la légalité », qui devient, par usure, légalisme : la prophétie devient une question de pouvoir, elle perd le feu de l’espérance et l’ardeur de la Parole. Les prophètes ne sauvent pas le monde, mais ils témoignent d’un monde sauvé par un Dieu présent. Le prophète a des « yeux » pour lire cette Présence.

« Le prophète, affirme le Pape François dans la Lettre aux consacrés [16], reçoit de Dieu la capacité de scruter l’histoire dans laquelle il vit et d’interpréter les événements : il est comme une sentinelle qui veille durant la nuit et sait quand arrive l’aurore (cf. Is 21,11-12). Il connaît Dieu et il connaît les hommes et les femmes, ses frères et sœurs. Il est capable de discernement et aussi de dénoncer le mal du péché et les injustices, parce qu’il est libre ; il ne doit répondre à d’autre maître que Dieu, il n’a pas d’autres intérêts que ceux de Dieu. Le prophète se tient habituellement du côté des pauvres et des sans défense, parce que Dieu lui-même est de leur côté » (AC II, 2).

Dans le monde romain antique, il y avait un esclave chargé de précéder le maître en éclairant le chemin avec une torche tenue bien haute. C’était le servus lampadarius [17]. Il n’éclairait pas toute la rue, mais seulement l’endroit qu’il était en train de parcourir. Il avançait en même temps que le maître, en le précédant un peu. Il en est ainsi pour la vie consacrée par rapport au monde : elle est appelée à porter la lumière dans le cœur de l’homme et dans ses véritables désirs, et d’éclairer ce morceau de chemin qui suffit à chaque jour pour aller vers la Vérité. Avec la même discrétion et disponibilité que le servus lampadarius, on peut arriver à éclairer l’avenir !

Pour la vie consacrée aussi, Dieu vient de l’avenir, en creusant les blessures et les lieux d’accueil de notre désir, en affinant et en purifiant notre attente. Et cette attente de l’accomplissement se fait aiguillon pour toute inertie et paresse, s’oppose à toute myopie et réoriente continuellement le regard vers le haut, en faisant de nous, aujourd’hui, des hommes et des femmes d’inébranlable espérance, parce que l’histoire est vue à partir de la fin, précisément à partir de son accomplissement.

● Prophétie et discernement

Les consacrés sont donc un appui fort du Pape dans son désir d’une Église « en sortie ». En tension entre Église et monde, croyants de leur temps mais avec un regard vers les « choses ultimes », c’est-à-dire les choses qui, au-delà des apparences, comptent vraiment dans l’échec ou la réussite d’une vie humaine, ces personnes, par certains aspects incompréhensibles, peuvent et doivent représenter une proposition encore crédible. Les consacrés, nous le savons bien, ne sont pas une Église parallèle : ils sont pleinement dans l’Église. Toutefois, ils sont présents en elle et dans l’histoire de façon prophétique. Par de multiples aspects, ils sont hommes et femmes de la « terre du milieu », des frontières. Dans cette optique, il semble que l’on puisse dire que, pour le Pape François, repenser la vie consacrée est un laboratoire dans lequel on peut concrètement lancer une expérience de renouveau de l’Église pour la reconduire à son Seigneur et à l’annonce pour laquelle elle est née. Par ses paroles et ses gestes, le Pape François met en œuvre un processus spirituel et culturel de renouveau capable de « déstabiliser » le cadre de « crise » de notre Occident, en libérant des énergies assoupies. Et cela, en vivant une extrême simplicité de style et de contenu. L’impression de « désorientation » que certains peuvent ressentir doit être lue à l’intérieur d’un processus de « déséchouement », impliquant également une véritable critique intellectuelle à partir de la « périphérie » de notre Occident. Dans cette perspective, la relation entre prophétie et discernement est, pour ainsi dire, « spéculaire », en miroir, dans la pensée du Pape.

En ce sens, il est désormais évident que ce pontificat met le discernement au cœur de sa projection dans l’histoire. L’Exhortation Evangelii gaudium en parle tout au long du texte [18].

Je pense qu’il faut toujours du temps pour poser les bases d’un changement véritable, efficace. Et cela, c’est le temps du discernement. Et parfois le discernement pousse à faire de suite ce qu’au départ, on pensait faire après. [...] Le discernement se réalise toujours en présence du Seigneur, en regardant les signes, en écoutant ce qui se passe, le sentiment des personnes, spécialement des pauvres. Mes choix, même ceux liés à la vie normale, comme le fait d’utiliser une voiture modeste, sont liés à un discernement spirituel qui répond à une exigence qui naît des choses, des gens, de la lecture des signes des temps. Le discernement dans le Seigneur me conduit dans ma façon de gouverner.

En particulier, le discernement ne craint pas l’ambiguïté de la vie et l’affronte avec courage, avec prophétie. Ce n’est pas un savoir intellectuel, mais un savoir qui intègre les valeurs du cœur et de l’esprit [19]. Un savoir qui vient de l’Esprit.

Paradigmes pour l’avenir

L’identité prophétique à laquelle l’Église appelle les consacrés ne peut se construire par des concepts distillés, célestes. Elle implique une réponse généreuse, faite « de discernement et d’audace, de dialogue et de provocation évangélique » (VC 80 b) pour donner aux hommes le témoignage de « la bonté de Dieu notre Sauveur et son amour pour les hommes » (Tt 3,4) dans les lieux de faiblesse du XXIe siècle, dans lesquels l’on entend l’écho de l’angoisse de l’homme.

● La polis humaine et le « cas sérieux des pauvres »

« Nous devons nous mêler de l’État », prêchait Jérôme Savonarole, et le faire droitement, sagement, en vérité et liberté. Et Catherine de Sienne nous appelait à traiter la cité « comme une chose prêtée et non comme notre chose » (Lettre 123). En tant que communauté de consacrés et consacrées, nous ne pouvons pas omettre de nous demander si par distraction ou pour nous dégager de nos engagements, nous avons toléré des situations d’injustice sociale et économique, de corruption politique, en rappelant qu’« il n’est pas difficile de retrouver à la base de ces situations des causes à proprement parler “culturelles”, c’est-à-dire liées à certaines conceptions de l’homme, de la société et du monde. En réalité, au cœur du problème culturel, il y a le sens moral qui, à son tour, se fonde et s’accomplit dans le sens religieux [20] ». Des communautés sont conscientes de ce qui a été écrit d’injuste dans les pages du passé et agissent de façon responsable, sans se dérober, pour que mûrisse une perspective nouvelle, prophétique. La prophétie revient donc à marcher sur le chemin parcouru par le Christ et à réconcilier dans sa propre chair les inimitiés qui empêchent une juste solidarité dans la polis humaine.

En tant que sentinelles, les communautés de vie consacrée sont en première ligne, elles se confrontent avec la complexité des phénomènes, en tissant contemplation et praxis. Elles dilatent leurs frontières aux dimensions de l’univers, en posant un regard contemplatif sur les personnes et les réalités, pour que les attentes ne soient ni trahies ni falsifiées. La Parole résonne, prophétique, à travers cette humble obéissance qui se penche sur les signes de notre temps, parfois bruyants et tapageurs, parfois silencieux et imperceptibles.

Le Pape François nous enseigne qu’en tant que chrétiens, nous devrions parler moins de pauvreté et plus des pauvres, en donnant la priorité à la réalité par rapport à l’idée qui la représente [21]. Dans Evangelii gaudium, il soutient qu’il existe « un lien inséparable entre notre foi et les pauvres » (EG 48). « Personne ne devrait dire qu’il se maintient loin des pauvres parce que ses choix de vie lui font porter davantage d’attention à d’autres tâches. Ceci est une excuse fréquente dans les milieux académiques, d’entreprise ou professionnels, et même ecclésiaux » (EG 201). En outre, « toute communauté de l’Église, dans la mesure où elle prétend rester tranquille sans se préoccuper de manière créative et sans coopérer avec efficacité pour que les pauvres vivent avec dignité et pour l’intégration de tous, court aussi le risque de la dissolution, même si elle parle de thèmes sociaux ou critique les gouvernements. Elle finira facilement par être dépassée par la mondanité spirituelle, dissimulée sous des pratiques religieuses, avec des réunions infécondes ou des discours vides » (EG 207).

Si nous nous laissons interpeller par ces paroles, fussent-elles rugueuses dans leur franchise, et dont le Pape lui-même craint qu’elles puissent résonner comme offensantes aux oreilles de certains [22], nous devons admettre, en tant qu’Église, d’avoir seulement abordé le chemin indiqué par le Concile Vatican II quand, au numéro 8 de Lumen gentium, il parle de la pauvreté de l’Église comme instrument indispensable pour annoncer l’Évangile à l’homme d’aujourd’hui. Un historien a donné ce commentaire : « l’éloignement des pauvres a généré un grisonnement dans l’Église elle-même. La crise de l’Église vient aussi de sa distance du monde des pauvres, de la distance personnelle entre ses hommes et femmes et la “chair” des pauvres, dirait Bergoglio. Si elle se distancie des pauvres, l’Église finit serrée dans ses institutions. On a également vu un obscurcissement de la dimension religieuse et prophétique dans les organisations chrétiennes qui, même au service des pauvres, ont peu réfléchi sur le mystère des pauvres [23] ».

À plusieurs reprises, le Pape François a rappelé que, dans la vision de l’Évangile, le pauvre ne demande pas notre diaconie : il demande beaucoup plus, il demande relation et rencontre. Voir et toucher, se laisser émouvoir jusque dans ses entrailles et décider, c’est avant tout se changer soi-même.

● Le cénacle générationnel

Le Pape François a commenté le passage évangélique de la présentation de Jésus au Temple (cf. Lc 2,33-38), en attribuant à Joseph et Marie l’exercice de la Loi et à Siméon et Anne le tranchant prophétique, comme un rendez-vous entre des générations différentes, chacune apportant son don propre.

C’est une rencontre, dit le Pape, entre les jeunes pleins de joie dans l’observation de la Loi du Seigneur et les personnes âgées pleines de joie en raison de l’action du Saint-Esprit. C’est une rencontre particulière entre observance et prophétie, où les jeunes sont les observants et les personnes âgées sont les prophètes. En réalité, si nous réfléchissons bien, l’observance de la Loi est animée par l’Esprit lui-même et la prophétie a lieu sur la route tracée par la Loi.

La prophétie, donc, comme rencontre entre générations. Le Cardinal Carlo Maria Martini écrivait, à propos de Joël 2,28 :

Les fils et les filles seront prophètes signifient qu’ils doivent être critiques, sinon ils manqueraient à leur devoir. La génération intermédiaire, ceux qui sont responsables, auront des visions, ils doivent savoir gérer les projets sur la ligne de ce qui a été entrevu comme neuf. Et, des personnes âgées l’on attend qu’elles transmettent des rêves et non les déceptions de leur vie, qu’elles soient capables d’encourager, ouvertes aux surprises de l’Esprit Saint, parce qu’elles ont expérimenté la fidélité de Dieu, qui est de toujours.

La prophétie contemporaine ne pourra se donner que dans la forme intergénérationnelle, faisant porter du fruit aux qualités les meilleures de chaque âge de la vie, sans autocensure et sans délégation. Cela veut dire rendre réelle pour tous une « nostalgie du rêve ».

*

L’expérience que nous avons vécue, nous, les consacrés, depuis le Concile jusqu’à ce jour, ne pourra jamais être décrite ni codifiée. Nous avons vécu une grande saison, non dépourvue de souffrances et d’agonie, mais riche de nouveaux germes et d’une nouvelle conscience ecclésiale, théologique, culturelle, mystique (cf. VC 13b). Une saison ouverte par un prophète. Le 28 octobre 1963, en l’assise de Vatican II, le Cardinal Suenens prononça un discours éclairant la figure de Jean XXIII. Dans cette personnalité fascinante, trop riche pour se laisser réduire à quelques traits, il choisit de souligner la prophétie :

Malgré de grands obstacles, Jean XXIII a réussi à se faire entendre : il a franchi le mur du son. Sa parole a suscité une résonnance. Les hommes ont reconnu sa voix, une voix qui leur parlait de Dieu, mais aussi de fraternité, de réaffirmation de la justice sociale, de construction de la Paix au niveau mondial. Ils ont entendu un appel adressé à la meilleure partie de leur cœur et ils ont levé leur regard vers cet homme, dont la bonté faisait deviner la présence de Dieu, une prophétie qui venait d’en-haut.

« Veilleur, où en est la nuit ? Le matin vient, puis encore la nuit. Si vous voulez interroger, interrogez ! Convertissez-vous, revenez ! » (Is 21,11-12).

[1CIVCSVA, Vita consacrata. Memoria dei santi e dei martiri (Roma 19.09.2015), Rome, 2015, p. 3.

[2Certainement pas Joseph Ratzinger, dont les précisions visent à la mise en valeur de cette terminologie.

[3E. Bianchi, Non siamo migliori. La vita religiosa nella Chiesa, tra gli uomini, Qiqajon, Magnano (BI), 2002, p. 42 (notre traduction).

[4Benoît XVI, Exhortation apostolique Verbum Domini, 83.

[5Vita consecrata, 29.

[6G. Ferrario (dir.), Il Sinodo dei Vescovi, op. cit., p. 278.

[7J. M. Bergoglio, « La vita consagrada y su misión », art. cit., p. 7.

[8H. U. von Balthasar, « Sulla teologia degli istituti secolari », Sponsa Verbi (Saggi teologici II), Brescia, Morcelliana, 1969, p. 421-422 (notre traduction).

[9Cf. U. Sartorio, « Gli “stati di vita”. Un avvio di riflessione a partire da Vita consecrata, I-II », Vita consacrata 35 (1999), p. 160-171 ; 278-296 (notre traduction).

[10À vin nouveau, 50

[11Th. Merton, Un vivere alternativo, Magnano (Bl), Qiqajon, 1997, p. 67 (notre traduction).

[12Cf. J. M. Bergoglio – Papa Francesco, Nel cuore di ogni Padre. Alle radici della mia spiritualità, trad. it., Milan, Rizzoli, 2014, p. 42-43 [à partir de maintenant : Nel cuore di ogni Padre]. Ce texte traduit les Meditaciones para religiosos, San Miguel, Ediciones Diego De Torres, 1982. Ce livre fut publié quand Bergoglio avait quarante-six ans et contient des écrits antérieurs à cette date, en commençant en 1974. Le 31 juillet 1973, il fut nommé Provincial des Jésuites argentins et il resta en charge, comme de coutume, pendant six ans, c’està-dire jusqu’en 1979.

[13François, Illuminate il futuro, p. 17-18.

[14Cf. A. Mello, Chi è profeta ? Grammatica della profezia, Magnano (Bl), Qiqajon, 2014.

[15François, Homélie à Sainte-Marthe (16 décembre 2013).

[17L’image du servus lampadarius a été réévoquée par B. Forte, « Il Vangelo della carità, sorgente, anima, scopo delle nostre opere », CISM-USMI, Il Vangelo nelle opere di carità. Come passare dalle opere della legge a quelle della fede (Assise 12-15.10.2010), Turin-Leumann, Elledici, 2010, p. 90-105.

[18Cf. G. Mucci, « Papa Francesco e la spiritualità ignaziana », La Civiltà Cattolica 164/4 (2013), p. 284-287.

[19Cf. Nel cuore di ogni Padre, p. 130.

[20Veritatis splendor, 98

[21Cf. U. Sartorio, « L’esortazione apostolica di Papa Francesco. Per rivitalizzare la missione della Chiesa », Osservatore romano 17-18 février 2014, p. 1.

[22« Si quelqu’un se sent offensé par mes paroles, je lui dis que je les exprime avec affection et avec la meilleure des intentions, loin d’un quelconque intérêt personnel ou d’idéologie politique », n. 208.

[23A. Riccardi, La sorpresa di Papa Francesco. Crisi e futuro della Chiesa, Milan, Mondadori, 2013, p. 87 (notre traduction).

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