Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Maître Eckhart

Pierre Gervais, s.j.

N°2017-1 Janvier 2017

| P. 15-28 |

Kairos

Jésuite canadien formé pour une mission du Vietnam quittée dans des circonstances dramatiques, le jeune dogmaticien acheva sa formation en France ; spécialiste de la spiritualité des Exercices ignatiens, il poursuit en Belgique, à la Faculté jésuite de Bruxelles (I.É.T.) une carrière académique qui lui a permis de revisiter, avec les grands traités et les principaux sacrements, quelques figures éminentes de la mystique chrétienne.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Les éditions du Seuil viennent de rééditer en un volume les sermons et traités en langue allemande de Maître Eckhart (1260-1327), ce qui atteste de leur intérêt et de leur actualité aussi bien du point de vue de l’histoire de la pensée que de la spiritualité [1]. L’ensemble comprend une centaine de sermons. La plupart d’entre eux sont à l’adresse de consœurs dominicaines dont Maître Eckhart assurait la formation spirituelle durant ses années à Strasbourg, suite à son enseignement à Paris où il avait déjà obtenu le titre de Maître en théologie, et à diverses fonctions administratives dont celle de Provincial dans sa province dominicaine de Saxe

Ces sermons suivent le cycle de l’année liturgique. Chacun d’eux trouve son point de départ dans un verset de l’Écriture, Ancien ou Nouveau Testament. Tauler disait que Maître Eckhart voyait du point de vue de l’éternité ce que nous voyons dans le temps. En effet, dans ses sermons, Eckhart passe rapidement du point de vue psychologique au plan ontologique, transcendant le cas particulier pour rejoindre l’expérience spirituelle en sa racine originelle. En tout sermon, il s’agit de partager une conviction, d’éveiller les esprits, de susciter une expérience de Dieu. La parole devient action. Elle cherche à conduire à Dieu en disant précisément ce qu’il n’est pas. D’où son recours fréquent au paradoxe pour frapper l’auditeur, faire jaillir en lui l’étincelle intérieure qui tout à la fois le mette au contact du verset commenté et en présence de sa réalité à l’intime de l’âme. « Des maîtres disaient... J’ai dit... Hier je me disais à moi-même... Aujourd’hui je dis plus... ». Allant jusqu’à récuser ce qu’il avait dit la veille, Eckhart fait advenir au moment présent la vérité cachée dans le texte scripturaire. Le style est celui de la communication, communication d’une vérité qui étonne et entraîne à sa suite.

Eckhart était-il un mystique ? Ses homélies n’ont rien d’autobiographique. Louis Bouyer voit en lui un homme « doué d’une expérience mystique assurément exceptionnelle » allié à un « don verbal étonnement populaire [2] ». Commentant son œuvre, Louis Cognet fait remarquer que « nombre de nuances en seraient difficilement explicables, si elles n’étaient le reflet de sa propre vie intérieure [3] ». En effet, la théologie d’Eckhart est hantée par ce besoin de salut pour lequel l’expérience mystique est la seule issue. L’estime que lui ont toujours gardée ses contemporains Jean Tauler (1300-1361) et Henri Suso (1300-1366), malgré les condamnations romaines dont il a fait l’objet, en témoigne. « Inutile donc de se demander si Eckhart mérite le qualificatif de “mystique” ; c’est la parole prêchée, c’est le sermon lui-même qui est mystique. C’est la parole, cachée en Dieu et qui reste en lui tout en se disant dans l’âme, et c’est l’âme, écoutant au dehors se dire ce qui reste en son propre fond [4] ». Il s’agit toujours, pour Eckhart, de faire éclore le Verbe dans l’âme de l’auditeur, de sorte que, dans son écoute intérieure, celui-ci devienne Fils par adoption, et qu’ainsi, dans l’espace sonore du sermon, quelque chose lui soit intimé du mystère silencieux de la renaissance de l’âme en Dieu.

L’intuition spirituelle

Pour entrer dans l’univers spirituel de Maître Eckhart, il faut garder à l’esprit trois données fondamentales.

La première repose sur la distinction que lui-même établit entre les termes « Dieu » (Gott) et « Déité » (Gottheit). La déité est l’Être absolu considéré en lui-même, indépendamment de toute relation, et même, en dernière instance, des relations qui le constituent dans son être trinitaire. De ce point de vue, la déité correspond chez lui en quelque sorte à ce que saint Thomas appelle l’acte pur. Elle est au-delà de tout nom. Elle se situe dans la « région de la dissemblance absolue » dont seul peut rendre compte le langage apophatique : « avant qu’il y eût des créatures, Dieu n’était pas Dieu, Il était ce qu’Il était » (Serm. 108/52). Ainsi Eckhart peut-il aller jusqu’à dire que l’âme veut quelque chose de plus noble que Dieu en tant qu’il a un nom.

La déité devient Dieu en entrant en relation, que cette relation soit intérieure, et c’est son être trinitaire, ou extérieure, de l’ordre de la création. Contrairement à la « déité », « Dieu » est donc tout à la fois absolu et relation.

Dieu apparaît lorsque toutes les créatures parlent de Dieu, alors il devient Dieu. Lorsque j’étais dans le fond, dans le sol, dans le flux et la source de la déité, personne ne me demandait vers quoi je tendais ou ce que je faisais, car il n’y avait personne pour me le demander. Mais lorsque j’en sortis, toutes les créatures prononcèrent Dieu. (Serm. 108/52)

La seconde donnée porte sur la préexistence de l’âme dans l’essence divine. Il y a en effet le « mode né » selon lequel on connaît Dieu, et le mode selon lequel on ne fait qu’un avec lui de toute éternité. Le premier mode est celui de notre condition de créature sur terre avec la distinction qui s’ensuit entre Dieu et nous, mode qui ne renvoie pas moins à notre être originaire en lui. L’homme a été créé de toute éternité à l’image et à la ressemblance de Dieu dans la déité, et c’est à cette image qu’il s’agit pour lui de se mesurer pour ne faire qu’un avec elle en ce fond de l’âme qui ne fait qu’un avec Dieu. À l’arrière-plan de cette affirmation, il y a le verset de l’épître aux Éphésiens : « Il nous a choisis en lui avant la fondation du monde » (Ép 1,4).

Vient alors la troisième donnée à garder à l’esprit. Elle met au cœur de l’univers spirituel eckhartien. Il s’agit de la naissance de Dieu dans l’âme. Il y a le mode né selon lequel on connaît Dieu ici-bas sur terre ; il y a aussi le mode non né selon lequel on ne fait qu’un avec lui de toute éternité, avons-nous dit. Arrivé à ce point, on pourrait conclure que la théologie de Maître Eckhart n’est qu’une théologie de l’essence dans la ligne d’un néoplatonisme strict, l’un précédant toujours le multiple, celui-ci appelé à se résorber en lui. Mais ce serait là se méprendre sur sa pensée. Si chez lui l’un l’emporte toujours sur l’union, constituant ainsi le fond de l’essence divine, celle-ci n’existe pas moins que dans la trinité des personnes qui la constitue. S’il y a distinction réelle des personnes en Dieu, cette distinction n’est que logique par rapport à l’essence divine. Il n’y a donc pour l’homme d’identification à l’essence divine que celle qui passe par sa propre identification aux trois personnes divines et aux relations qu’elles entretiennent entre elles.

D’où l’importance que revêt chez Eckhart le thème de la naissance de Dieu dans l’âme. Dans ses homélies, Eckhart le développe le plus souvent en lien avec le mystère de la Nativité. Il y a en effet en Dieu une triple naissance du Fils : sa naissance éternelle, celle de la Vierge Marie à la Nativité, et celle dans l’âme du croyant. D’un coup d’aile, Eckhart passe spontanément de la première à la troisième de ces naissances : « Voici que nous entrons dans le temps de la naissance éternelle par laquelle Dieu le Père a engendré et ne cesse d’engendrer, de telle sorte que cette même naissance soit engendrée maintenant, à l’intérieur de la nature humaine... Qu’elle se produise en moi, cela a beaucoup d’importance » (Serm. 9/101). Et Eckhart de se demander où se produit cette naissance : « Dans le plus pur et le plus noble de ce que l’âme peut offrir, répond-il, dans le fond et mieux encore, dans l’essence de l’âme, c’est-à-dire en ce qu’elle a de plus caché, là où Dieu seul peut entrer pour se communiquer à l’âme en son entièreté et non seulement en partie ».

Créée par Dieu, l’âme en porte l’image. C’est cette image que l’homme est appelé à reproduire en donnant au Fils de naître en lui. Certes, cette génération est distincte de la première. Elle est le fruit de la grâce, non pas la grâce sanctifiante qui relève de notre mode né, mais de cette grâce que la théologie appelle la grâce incréée et qui n’est autre que l’Esprit Saint. Il n’y a pas moins continuité d’une naissance à l’autre. « Le Fils naît en nous et c’est ainsi que Dieu se répand dans l’âme avec sa lumière qui grandit tellement en son essence et en son fond que celle-ci s’élance et déborde dans les puissances de l’homme ». Eckhart reprend ainsi à son compte un thème que l’on trouve déjà chez Origène, Grégoire de Nysse, Augustin et Maxime le Confesseur, tout en lui donnant une expression renouvelée et géniale [5]. Devenir fils dans le Fils pour « sourdre dans le Saint-Esprit » (Serm. 2/81) du cœur du Père, telle est la vocation à laquelle l’homme est appelé.

Le détachement (Abgechiedenheit)

Il revient à l’âme de vivre déjà dès ici-bas de ce qu’elle est depuis toujours en Dieu, ce qui n’est possible pour elle qu’en se détachant de sa vie « selon le mode », c’est-à-dire le mode né. D’où l’importance du thème du détachement dans la prédication d’Eckhart. Toute la vie spirituelle consiste à savoir se détacher de notre vie selon le mode pour ne faire qu’un avec Dieu. D’où le mouvement qui s’ensuit. Il passe par la voie du détachement, tout en étant le fait de Dieu et de son opération dans l’âme.

Eckhart traite magistralement de cette exigence dans son homélie sur le verset de l’évangile de Matthieu : « Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux » (Serm. 108/52). En effet, le détachement va de pair avec la pauvreté en esprit que le Christ, « Sagesse du Père », prêche dans le sermon sur la montagne. Ce détachement porte certes sur la pauvreté extérieure à l’exemple du Christ durant sa vie sur terre, mais concerne surtout la véritable « pauvreté intérieure », celle qui consiste à se détacher de tout vouloir, de tout savoir et finalement de tout avoir. Et Eckhart d’aborder dans l’homélie le triple détachement de celui qui ne veut rien, ne sait rien et n’a rien, en comparant entre eux les deux états de l’homme, celui « selon le mode », c’est-à-dire celui de sa condition de créature sur terre, et celui qui le constitue en Dieu. Ce n’est qu’en se détachant de ses puissances naturelles « selon le mode » que l’homme en arrive à rejoindre la vérité de ce qu’il est dans son union avec Dieu. L’ontologie fonde ici, comme toujours chez Eckhart, l’exigence morale et lui donne sa rigueur.

Il y a d’abord le détachement de tout vouloir. « Celui-là est un homme pauvre qui ne veut rien ». En effet, celui qui en reste à s’efforcer de faire la volonté de Dieu est encore « un âne » qui « n’a rien saisi de la Vérité divine ». Ainsi, « tant que l’homme est encore dans la disposition d’accomplir la très chère volonté de Dieu, il ne possède pas cette pauvreté dont nous voulons parler ; car cet homme a encore une volonté, par laquelle il veut satisfaire la volonté de Dieu, et ce n’est pas là la vraie pauvreté. Car, pour posséder vraiment la pauvreté, il faut que l’homme reste aussi vide de sa volonté créée qu’il l’était au moment où il n’était pas encore [...] Car celui-là seul est un homme pauvre qui ne veut rien et ne désire rien ».

En s’exprimant ainsi, Eckhart ne prône pas une doctrine du non-agir. Il croit aux « bonnes œuvres ». L’homme doit se libérer par ailleurs de ce vouloir qui instaure une distinction entre l’acte de vouloir et le bien recherché, distinction à l’intérieur de laquelle prend forme le désir. Il lui faut donc se détacher de son vouloir et de son « pourquoi », comme orientation vers une fin. Ce n’est qu’ainsi qu’il en arrive à ne faire qu’un avec la volonté de Dieu, acte pur de liberté. Du sein même de ma condition présente, je renoue alors avec ce moment où « j’étais encore dans ma cause première, là où je n’avais pas de Dieu, et j’étais cause de moi-même, et où je ne voulais rien, je ne désirais rien, car j’étais libre, me connaissant moi-même dans la jouissance de la Vérité ». Ainsi seulement, devenant « cause de moi-même » à l’intérieur de « ma cause première », je ne veux et désire aussi peu que je ne voulais ou désirais au temps où j’étais encore sous le mode non-né, en Dieu.

Au détachement par rapport au vouloir s’ajoute le détachement par rapport au savoir. « Pauvre en second lieu est l’homme qui ne sait rien ». Et Eckhart d’expliciter ce qu’il entend ici par détachement. « Nous avons dit parfois que l’homme devrait vivre comme s’il ne vivait ni pour lui-même, ni pour la Vérité, ni pour Dieu. Mais maintenant nous parlons autrement et nous irons plus loin en disant : pour arriver à cette pauvreté, l’homme doit vivre de telle manière qu’il ne sache pas même qu’il ne vit ni pour lui-même, ni pour la Vérité, ni pour Dieu. Bien plus : il faut qu’il soit à tel point vide de tout son propre savoir qu’il ne sache, ni ne connaisse, ni se sente que Dieu vit en lui. Plus encore : il faut qu’il soit vide de toute connaissance qui pourrait encore vivre en lui ».

Par ces négations redoublées, Eckhart tourne le regard sur ce point en soi-même, par-delà tout acte de volonté et d’entendement particulier, où réside la Béatitude. Ce point, c’est le « fond de l’âme » d’où émanent la connaissance et l’amour. « Il y a en effet quelque chose dans l’âme d’où émanent la connaissance et l’amour. Cela ne connaît pas et n’aime pas, l’amour et la connaissance relevant des puissances de l’âme qui connaissent et aiment. Celui qui connaît cela sait sur quoi repose la béatitude. Cela n’a ni avant ni après, cela n’attend rien qui puisse s’y ajouter, car cela ne peut ni gagner ni perdre. C’est pourquoi cela ne peut non plus savoir que c’est Dieu qui agit en lui ; il est lui-même le même qui jouit de lui-même comme le fait Dieu ». Eckhart parle à ce propos du « petit château » de l’âme (Serm. 2/32) où Dieu réside, caché au regard humain. « Il y va d’une réalité cachée dans l’âme, cachée à l’âme elle-même, et qui est au-delà de tout nom ». Ce cela n’a rien de commun avec tout ce qui est créé et qui est « selon le mode ». « L’œil intérieur » de l’âme y contemple directement Dieu en son être. L’homme doit être pauvre de son propre savoir en la manière dont Dieu est en lui-même toutes choses en étant « vide de toutes choses ».

Vient enfin le rapport à l’avoir. « En troisième lieu est pauvre l’homme qui n’a rien ». L’homme qui atteint ce degré de détachement ne renonce pas seulement à vouloir et à savoir, mais encore à « pouvoir être un lieu propre pour Dieu où celui-ci puisse opérer ». Là se situe « le détachement suprême ». « Ce que Dieu recherche dans ses opérations, ce n’est point que l’homme ait en lui un lieu où il puisse opérer ; car il n’y a vraiment pauvreté en esprit que lorsque l’homme est à tel point libéré de Dieu et de toutes ses œuvres que Dieu, s’il voulait opérer dans l’âme, devrait être lui-même le lieu de son opération. Or cela Dieu le fait volontiers ».

En affirmant ainsi que l’homme doit renoncer à être le lieu où Dieu opère, Eckhart tente de surmonter l’aporie au cœur même de l’affirmation chrétienne touchant la vision de Dieu face à face dans l’au-delà, vision de l’être infini qu’est Dieu dans un acte fini de la créature, acte qui n’est rendu possible qu’en vertu d’une opération de Dieu lui-même. En affirmant que, dans ce suprême détachement, l’homme renonce à être le lieu où Dieu peut agir en lui, Eckhart en arrive à affirmer qu’en toute rigueur de termes l’homme doit renoncer à être lui-même pour donner à Dieu d’être Dieu en lui. L’affirmation est paradoxale, sinon contradictoire. Elle conduit de fait à ce magnifique énoncé qui à lui seul résume toute la théologie spirituelle de Maître Eckhart : « En effet, si Dieu trouve l’homme en cette pauvreté, alors Dieu est en opérant sa propre opération et l’homme est en souffrant Dieu en Dieu » (Serm. 108/52).

Dieu s’affirme en sa propre opération en l’homme passif de Dieu en Dieu. L’expression vient de Denys l’Aréopagite qui définissait l’homme comme celui qui consent à « souffrir » ou encore à « pâtir » les choses de Dieu (theia pathein en grec, pati divina, en latin), expression qu’Eckhart radicalise en faisant de Dieu lui-même le lieu où s’exerce cette action théopathique.

La « percée »

Saint Thomas avait construit sa Somme théologique sur le schéma descente/remontée : descente du Verbe dans la chair d’une part, remontée du Christ vers le Père de l’autre. Eckhart, quant à lui, construit sa théologie spirituelle sur le schéma sortie/percée, sortie hors de la déité qui instaure l’homme selon le mode né d’une part, et de l’autre, percée dans la déité qui lui donne déjà dès ici-bas de renouer avec son être originaire en Dieu. Lorsque s’opère la percée, le voile se déchire, le fond de l’âme se met à découvert et l’homme renoue avec son mode d’être non né, celui où il ne fait qu’un avec la déité depuis toujours. « Dans cette percée je reçois ceci : que Dieu et moi nous sommes un. Là je suis ce que j’étais et là je ne croîs ni ne décrois, car là je suis la cause immobile, qui fait mouvoir toutes choses. Alors Dieu ne trouve plus de lieu dans l’homme, car Dieu est un avec l’esprit, et cela est la plus extrême pauvreté que l’on puisse trouver » (ibid.).

La création est bonne en soi. Elle a sa consistance. Elle est le fait de Dieu qui tire toutes choses du néant. « Toutes choses sont créées du néant, c’est pourquoi leur véritable origine est le néant et, dans la mesure où cette noble volonté s’incline vers les créatures, elle s’écoule avec les créatures vers leur néant » (Serm. 50/5b).

Aussi « quand je reviens à Dieu sans m’y arrêter, ma percée est plus noble que ma sortie » (Serm. 108/52). L’image terrestre que nous nous faisons de Dieu comme créature sous le mode né ne peut comme telle que faire écran entre l’âme et Dieu. « Précisément là où l’image entre, Dieu doit s’écarter, et toute sa Déité. Mais quand cette image sort, Dieu entre » (ibid.).

Dans la pensée eckhartienne, l’Un prime incontestablement sur l’union. Et pourtant l’Un n’est pas pour lui une réalité statique. Il arrive à Eckhart d’en parler en termes de « bouillonnement ». Il est le fait des trois Personnes divines, Père, Fils et l’Esprit. Or cette vie en Dieu et qui est Dieu, Eckhart y fait toujours référence dans ses homélies en lien avec la « troisième naissance », celle du Verbe dans l’âme. Ainsi, commentant le verset de l’évangile de Jean : « Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde » (Jn 3,17), il s’empresse de préciser qu’il ne faut pas entendre ce verset du monde extérieur où le Christ mangeait et buvait avec nous, mais bien du monde intérieur. « Aussi véritablement que, dans sa nature simple, le Père engendre naturellement son Fils, aussi véritablement il l’engendre dans le plus intime de l’esprit, et c’est là le monde intérieur. Ici le fond de Dieu est mon fond, et mon fond est le fond de Dieu. Ici je vis selon mon être propre comme Dieu vit selon son être propre » (ibid.).

La vie intérieure se définit donc pour Maître Eckhart en termes d’engendrement du Fils dans l’âme fidèle. Sa théologie mystique se situe dans le sillage de la théologie de la divinisation des Pères grecs, celle de Grégoire de Nazianze et de Grégoire de Nysse, tout en en renouvelant la perception avec le radicalisme qui la caractérise.

« Sors totalement de toi-même pour Dieu et Dieu sortira totalement de lui-même pour toi. Quand tous deux sortent d’eux-mêmes, ce qui demeure est l’Un dans sa simplicité. Dans cet Un, le Père engendre son Fils en la source la plus intime. Là s’épanouit l’Esprit Saint et là jaillit en Dieu une volonté qui appartient à l’âme » (ibid.).

« C’est à partir de ce fond le plus intime que tu dois opérer toutes tes œuvres, sans “pourquoi” [...] Celui qui cherche Dieu selon le mode prend le mode et laisse Dieu qui est caché dans le mode. Mais celui qui cherche Dieu sans mode le prend tel qu’il est en lui-même, et cet homme vit avec le Fils et il est la vie même » (ibid.). Ainsi toute l’attention d’Eckhart se centre-t-elle finalement sur ce fond de l’âme qui participe de la simplicité de Dieu et de sa puissance cachée. En ce fond, Dieu « fleurit et verdoie dans toute sa divinité » et « l’esprit est en Dieu ». En lui, « Dieu engendre son propre Fils unique aussi réellement qu’en lui-même, car il vit réellement dans cette puissance, et l’Esprit engendre avec le Père le même Fils, et il s’engendre lui-même en tant qu’il est le même Fils, et il est ce même Fils dans cette lumière, et il est la vérité ». S’il peut en être ainsi, c’est que, à la source la plus intime de moi-même « je sourds en l’Esprit Saint », et il n’y a plus en moi qu’une seule vie, qu’un seul être.

« Dans cette puissance, Dieu fleurit et verdoie en toute joie et en tout honneur, comme en lui-même. C’est une joie du cœur, une joie immense et inconcevable que personne ne peut exprimer. Car le Père éternel engendre sans cesse son Fils éternel dans cette puissance, et cette puissance, dans la puissance unique du Père, engendre en même temps avec lui le Fils du Père et elle-même en tant qu’elle est le même Fils ». Il y a assimilation de l’âme aux trois personnes divines dans les relations qu’elles entretiennent entre elles, si distinctes soient-elles l’une de l’autre, non seulement assimilation au Fils qui naît dans l’âme, mais encore au Père qui engendre le Fils, l’âme œuvrant ainsi avec le Père à l’engendrement du Fils en elle.

Pourtant, jusque dans cette assimilation aux personnes divines, se trouve toujours sauvegardée chez Maître Eckhart la distinction entre créature et Créateur. « Il opère et je deviens », écrit-il. Et pour rendre compte de ce rapport de type unique, Eckhart recourt volontiers à l’image du feu. « Tout ce qu’on y jette, le feu le transforme en lui-même et lui fait prendre sa nature. Ce n’est pas le bois qui transforme le feu en bois. De même, c’est nous qui sommes transformés en Dieu, de manière à le connaître tel qu’il est » (Serm. 103/6). Et si Dieu opère ainsi, en retour « j’opère pour opérer », « sans pourquoi », « parce que je vis de son propre fond et jaillis de son être propre » (Serm. 50/5b). Avant d’être une mystique de l’essence, la mystique de Maître Eckhart est une mystique trinitaire qui met au contact de la réalité vive des trois Personnes divines en leur opération dans l’âme.

*

Tout abrupt et parfois excessif qu’il soit parfois dans son langage, Maître Eckhart demeure un homme qu’on ne peut quitter. Si loin de nous qu’il soit par la distance des siècles, ses homélies gardent la fraîcheur qui les caractérisaient à la manière dont elles nous rejoignent et nous mettent, avec les exigences qui s’ensuivent, devant le mystère de notre vie en Dieu. Jamais autant qu’au cours des dernières décennies ne s’y est-on arrêté avec autant d’intérêt : théologiens, philosophes, sans parler de tous ceux et celles qui, tout simplement, y trouvent une nourriture substantielle pour leur vie spirituelle. Maître Eckhart, par la force persuasive de sa parole, met toujours à nouveau à l’écoute du Fils tel qu’il prend naissance dans nos vies. Ainsi en est-il de tout moment créateur dans la vie de l’Église. L’œuvre produite transcende alors le moment qui la voit naître.

[1Maître Eckhart, Sermons, traités, poème. Les écrits allemands, Paris, Seuil, 2015.

[2L. Bouyer, Le Père invisible, Paris, Cerf, 1976, p. 328.

[3L. Cognet, Introduction aux mystiques rhéno-flamands, Paris, Desclée, 1968, p. 95.

[4A. de Libera, in Eckhart, Traités et sermons, Paris, GF-Flammarion n° 703, 1993, p. 21.

[5Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme, préf. M.-A. Vannier, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 26.

Mots-clés

Dans le même numéro