Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Guérison ou soin ?

Benoît Andreu, o.s.b.

N°2017-1 Janvier 2017

| P. 37-54 |

Orientation

Hôtelier de Saint-Benoît-sur-Loire, tout récemment devenu prieur, l’auteur enseigne au noviciat de son abbaye et assure le cours de théologie fondamentale au STIM (Studium Théologique Inter-Monastères). Il réfléchit au besoin pressant de guérison qu’il rencontre souvent. Il montre comment le sacrement du pardon peut s’y trouver dévoyé ou, à l’inverse, vivifié.

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Jésus guérit ! L’affirmation a pris bonne place au cœur du « kérygme » de nombreux croyants d’aujourd’hui, touchant un grand nombre, suscitant l’action de grâce, souvent l’espoir. Car « guérir » se conjugue ici au présent, et non au passé : les guérisons du Christ des Évangiles intéressent sans doute moins que les voix qui témoignent ou promettent que de semblables guérisons se poursuivent aujourd’hui, à profusion. Le croyant est convié à l’audace : oser interpeller Jésus comme « médecin des corps et des âmes », selon l’antique expression des Pères. Concrètement, les propositions sont nombreuses : réunions de prières, célébrations eucharistiques particulières, neuvaines, « thérapies spirituelles » en tous genres où sont demandées, souvent proclamées, guérisons physiques, psychiques ou spirituelles. Plus communément, le champ lexical de la guérison s’impose comme vocabulaire élémentaire de la vie spirituelle, dont les enjeux majeurs se disent volontiers, désormais, comme « apaisement de nos maladies intérieures », recouvrement de notre « santé spirituelle », « guérison des blessures ».

*

Nous souhaiterions ici prendre un peu de recul vis-à-vis de ce phénomène encore relativement nouveau, nous demandant si réellement la « guérison » peut être prise comme enjeu prochain de vie chrétienne, si elle peut constituer une catégorie fondamentale de théologie spirituelle. Nous n’entendons pas pour cela discuter, encore moins discréditer a priori, ces voix qui proclament Jésus « guérisseur » ; nous voulons écouter d’autres voix : les voix sans doute beaucoup plus nombreuses, mais aussi beaucoup plus discrètes, en tout cas moins volontiers écoutées, de ceux dont la vie, réellement touchée par la grâce, ne se dit pourtant pas, et ne semble pas pouvoir se dire, en termes de « guérison ». Or ces voix, ou celles de leurs amis, nous éclairent aussi, peut-être même davantage. C’est par exemple la voix de Jean Vanier, qui nous offre ce témoignage bouleversant :

Quand je suis allé à Beyrouth, il y a quelques années, un prêtre catholique canadien, que je connaissais bien, annonçait Jésus comme guérisseur. C’était très touchant de voir ce prêtre avec, devant lui, une multitude de gens parmi lesquels des centaines de femmes portant dans leurs bras des enfants avec de lourds handicaps. Cela m’a beaucoup impressionné. Il y a eu des guérisons, mais aucun enfant avec un handicap n’a été guéri. Quelle déception pour ces femmes ! Il n’était pas possible de prendre la parole, mais j’aurais voulu dire à chacune de ces mamans que leur enfant était beau, même s’il n’était pas guéri. Je les aurais invitées à découvrir que cet enfant blessé avait une valeur unique, qu’il était un enfant de Dieu, avec lequel elles pouvaient vivre une belle relation.

À cette voix s’ajoute la voix brisée par les larmes de cette femme qui, depuis des années, allume cierge sur cierge, sans obtenir la guérison de son mari ; la voix de cet enfant accidenté, paralysé, qui espère retrouver, à l’occasion de sa première communion, l’usage de ses jambes ; la voix de cet homme de la rue, dont les longs efforts pour s’en sortir s’effondrent brusquement, au premier incident, comme un château de cartes ; la voix de ceux qui éprouvent comme une mutilation la perte d’un proche ; la voix de ces pénitents qui désespèrent de s’accuser sans cesse des mêmes fautes. Ces voix sont celles de pauvres, et donc de bienaimés du Seigneur : ne leur procurant pas la guérison espérée, le « Christ médecin » leur infligerait-il une nouvelle blessure ?

Une solution de facilité, courante à vrai dire, consisterait à résoudre l’aporie en disqualifiant le « désir de guérir » qui s’exprime ici : « Vous ne savez pas ce que vous demandez ! » (Mt 20,22), les mots de Jésus brûlent les lèvres des cœurs fermés, des esprits pressés qui ne perçoivent pas qu’ils sont ici inadéquats, blessants même. Car ce désir serait-il effectivement désir flou (qu’entend-on au juste par « guérison » ?) ou désir fou (quand le réel s’y oppose), il s’origine paradoxalement dans un désir sain, désir de vie ou du moins désir d’un vivant qui, comme tel, mérite d’être écouté, accompagné.

Autrement dit, en ce qu’il est sinon en ce qu’il dit, le désir de guérir appelle une attention fraternelle, une réponse concrète : le soin qui, lors même qu’il conduit parfois à une guérison, offre en fait bien autre chose. Guérison et soin se distinguent en effet comme un événement repérable dans le temps et un processus qui s’y déploie, comme l’état d’une existence possiblement solitaire, et la relation que noue avec elle une présence prévenante, parfois jusqu’à l’amitié. L’un et l’autre tissent donc tout autrement le rapport du sujet au temps et à l’autre, de sorte qu’un chemin spirituel exigeant se dessine entre désir de guérison et accueil du soin : tel sera l’objet de notre réflexion, son parcours. Arpenter théologiquement ce chemin existentiel engage une méthode. En effet, alors que nous avons déjà mis pêle-mêle sous le mot de « guérison » toutes sortes de réalités (corporelles, psychiques, spirituelles), alors qu’il s’emploie d’ordinaire de façon si peu précise que la Faculté elle-même s’en méfie, on attendra du théologien qu’il commence par clarifier tant soit peu le terme en débat. Mais écouter le « désir de guérir », concrètement ou réflexivement, suppose d’accueillir jusqu’en ses ambiguïtés le concept vernaculaire de guérison : c’est de la pluralité concrète des invocations de la guérison, seraient-elles chacune vagues, que nous partirons ici, et non d’élaborations conceptuelles si soignées qu’elles finissent par ne correspondre à aucune attente réelle, n’étant qu’un moyen habile d’échapper, en parlant d’autre chose, à l’exigence redoutable des questions qui se posent avec ingénuité.

Théologique, notre réflexion se rendra encore attentive, bien entendu, au témoignage de l’Écriture et de la tradition, comme à une source.

Le désir de guérison comme préalable au soin

« Veux-tu recouvrer la santé ? » (Jn 5,6). La question de Jésus à l’infirme de la piscine de Bethzatha, préliminaire à sa guérison miraculeuse, invite à reconnaître dans le désir de guérison une réaction humaine parfaitement saine à l’expérience du mal ou de la maladie, mieux, à y voir en quelque sorte l’assise humaine sur laquelle Jésus pourra déployer sa grâce. Que le Seigneur adresse cette question à un homme paralysé depuis trente-huit ans montre par ailleurs que le temps, l’expérience de l’échec, ne sont pas censés, à ses yeux, exténuer ce désir. Ils le transformeront certes, atténuant la fièvre et l’intransigeance avec laquelle, d’ordinaire, il s’exprime d’abord, mais qui en ferait à la longue une épreuve insoutenable : quelles que soient les vicissitudes de son exaucement, le désir de guérison peut et doit demeurer vif, non certes comme un impératif, mais sous la forme d’une ouverture profonde à la vie et au bien.

Rien qui aille de soi ici. D’un point de vue purement psychologique d’abord car, on le sait bien, le statut de « malade » comporte des satisfactions qui suffisent parfois à le rendre désirable, mettant au centre de l’attention et des regards, permettant d’exprimer dans le symptôme un mal-être profond ; aussi : « Plutôt rester malade que tomber guéri. La chute ou la rechute préservent de la perte [1] ». Vouloir guérir est alors un signe de santé. D’un point de vue spirituel, il s’agit de tenir cet équilibre délicat où, s’il peut être question d’acceptation et de consentement à « être malade » (quelle que soit la nature de la maladie ici envisagée), ceux-ci ne sauraient pourtant devenir connivence ou complicité avec le mal lui-même. Partant, il serait périlleux de souligner l’importance du soin sans s’être assuré qu’il n’est pas la requête infantile d’un cœur qui, pour mieux le réclamer, se complaît dans son mal, et refuse dès lors, s’offriraient-elles à lui, santé et guérison. Aussi, paradoxalement, le désir de guérison est-il le préalable nécessaire à un sain accueil du soin, alors même que s’ouvrir au soin suppose souvent le consentement à ne pas guérir, du moins immédiatement.

La guérison incongrue

Le Nouveau Testament nous donne toutefois à méditer des situations où l’appel à la guérison résonne de façon incongrue. Pensons à cette voix qui retentit au seuil de la vie de Jésus : « Un cri s’élève dans Rama, pleurs et longue plainte : c’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, car ils ne sont plus » (Jr 31,15 ; Mt 2,18). La femme représente ici cette humanité dont la vie ici-bas est affectée par l’irrémédiable, sous toutes ses formes douloureuses. Quel remède apporterait-on en effet à la blessure de Rachel : une impossible inversion de la flèche du temps ? L’anesthésie de sa douleur dans une indifférence parfaitement inhumaine ? La fausse consolation des amis de Job qui nient la blessure en la travestissant d’un sens qu’elle ne peut avoir ? La « guérison » est ici plus insensée que ce qu’elle prétend éviter. Non que le mal soit victorieux. Mais la seule réponse possible de la vie à son non-sens sera de découvrir ce surcroît de sens qui lui permettra de porter, cahincaha, la blessure douloureuse de ce qui en est irrémédiablement privé : le mal ne peut faire sens, mais la vie qui le porte. Comme présence aimante et sollicitude discrète, et notamment avec l’espérance et la foi qu’il peut manifester, le soin fraternel contribuera sans nul doute à ce que se trace un tel « chemin de vie ». Mais ce chemin n’est pas, à proprement parler, « chemin de guérison » : porté, le mal n’y est pas véritablement guéri ; seul son retentissement mortifère est atténué.

« Furor sanandi »

Il ne s’agit pas ici de dénoncer simplement l’illusion d’une guérison comme restitutio ad integrum : son incongruité engage encore celle d’un certain rapport à soi-même ou aux autres. Songeons par exemple à ces personnes handicapées auxquelles Jean Vanier, dans le récit que nous avons cité plus haut, a prêté sa voix. Qu’il y ait dans leur corps et dans leur intelligence toutes sortes de dysfonctionnements qui, comme tels, appellent le soulagement, la guérison si possible, est indéniable. On pourrait toutefois se demander jusqu’où peut être poursuivie cette logique de guérison : quand le handicap est si inextricablement lié, dès le début, à la personne, une guérison complète, miraculeuse, est-elle possible – ou simplement pensable – autrement que comme une négation de la personne qu’elle serait censée soulager ? La faiblesse, l’irrémédiable, nous font peur ; dans notre peine à les accueillir pour ce qu’ils sont, l’ambition et l’impatience de les « guérir » pourraient n’être que l’impératif d’une « normalité » aussi floue que la guérison qui prétend l’assurer : bienveillance humiliante et blessante pour ceux qui en sont l’objet, ultime rejet. La remarque s’applique encore, mutatis mutandis, au domaine de la « santé » morale ou spirituelle. Écoutons de nouveau Jean Vanier :

Un jeune homme qui se prostituait dans les rues de Sydney était en train de mourir d’une overdose.Voici ses dernières paroles adressées à une personne qui avait l’habitude de l’accompagner : « Vous avez toujours voulu me changer. Vous ne m’avez jamais accepté comme je suis !. » Cette personne qui le connaissait bien en était meurtrie, et réalisait combien il est difficile d’aimer. Comment prendre le temps d’écouter l’histoire blessée de ce jeune homme sans le juger ni le condamner ? C’est un long chemin, un chemin de confiance et d’amitié.

« Qui cherche la vérité de l’homme doit s’emparer de sa douleur » (Bernanos) : l’impatience de guérir, de « changer » l’autre, n’est parfois qu’une manière de le fuir, de refuser de l’aimer dans la vérité de ce qu’il est. Non, bien entendu, qu’on ne puisse désirer qu’il change. Non, encore, que le péché le définisse ultimement, mais la fine pointe de lumière et de vie qui l’habite au plus secret, ce « trésor caché dans un champ » (Mt 13,44), le Seigneur ne le dérobe cependant pas à la boue qui l’enserre : il le rachète avec elle, accueillant l’intégralité de celui qu’il aime. Dans l’ordre de l’amour, plus urgent que le projet de guérir l’autre est le soin qui, sans compromission aucune avec le mal qui l’atteint, prend le temps de le rencontrer tout entier comme personne, avec sa pauvreté donc.

La guérison peut-elle être négation de ce que nous sommes ? C’est à cette question que nous sommes finalement rendus, question cruciale pour que le désir de guérir ne dégénère en « furor sanandi » (Freud), en « fuite dans la guérison [2] » : fuite de soi ou de l’autre, fuite de la fragilité et de la limite, fuite du temps encore, en sa durée et son irréversibilité. En termes théologiques, la furor sanandi revient en quelque sorte à ce désir fou de « guérir », non du mal, mais de ce qui, certes limité, n’a pourtant rien de mauvais : notre statut de créature. Le miracle est ce que cette furor cherche d’ordinaire : il est tellement simple, allant au plus court de nous-mêmes, remplaçant le temps douloureux du « travail thérapeutique » par l’exigence d’un instant de foi ingénue censé obtenir la guérison. Dieu n’est certes pas incapable de miracle, mais sans doute nous respecte-t-il trop, sans doute nous invite-t-il trop à nous respecter nous-mêmes, pour en faire le mode ordinaire de son action. « De toute votre inquiétude, déchargez-vous sur lui, car il a soin de vous ! » (1 P 5,7) : le soin, précisément, en ce qu’il intègre le respect et le temps, est un lieu d’où la guérison peut être envisagée autrement que comme une fuite, désirée autrement qu’à l’impératif.

Les guérisons de Jésus comme signe

La mise en perspective de la guérison et du soin mérite d’être encore approfondie à l’école des Évangiles. Relevons d’abord une certaine ambiguïté dans l’attitude de Jésus vis-à-vis des guérisons. Jésus, comme c’est unanimement attesté, a exercé en son temps un très intense ministère de guérison. Saint Luc propose une conception très large de ce ministère, présentant comme « guérison » aussi bien les guérisons corporelles que les exorcismes [3] : signe que l’action guérissante de Jésus concerne tout l’homme, qu’il est bien ce « médecin charnel et spirituel » dont parlera Ignace d’Antioche [4]. Mais Jésus, par ailleurs, n’hésite pas à l’occasion à montrer vertement sa lassitude, jusqu’à la colère, envers les demandes de guérison qui lui sont adressées : « Engeance incrédule et pervertie [...], jusques à quand serai-je parmi vous et devrai-je vous supporter ? » (Lc 9,41). Ainsi, il semble que la grâce que Jésus veut apporter à notre humanité soit bien davantage que les guérisons qu’il opère pourtant, que le cœur de son message ne se dise pas en termes de guérison. Le curieux épisode de Lc 5,17-26 permet de l’expliquer. Que certaines de nos Bibles l’aient intitulé « Guérison d’un paralytique » porte malheureusement à faux. Car le cœur de la rencontre de Jésus et du paralysé, ici, n’est pas le miracle de sa guérison, mais le pardon de ses péchés. De guérison en effet, il n’est question que secondairement, comme réaction agacée de Jésus à l’incrédulité des scribes et des pharisiens. « Guérison spirituelle » (pardon) attestée par une « guérison corporelle », pensons-nous peut-être ? Mais saint Luc, lors même qu’il le fait des exorcismes, ne parle jamais du pardon comme d’une guérison, et nous verrons qu’il n’est sans doute pas heureux de le faire. Si la guérison intervient ici, c’est en tant que signe, comme un témoignage qui n’est pas lui-même sa fin ; se donnant « pour que vous sachiez que le Fils de l’homme a pouvoir sur la terre de remettre les péchés » (v. 24), elle n’est pas plus grande que le pardon des péchés, mais seulement plus éloquente : « Quel est le plus facile à dire ? » (v. 23). Ainsi sommes-nous conviés à penser les guérisons de Jésus comme le signe d’une grâce qui les déborde, nous gardant bien d’identifier ici signifiant et signifié : c’est cette confusion, sans doute, qui, conduisant ses contemporains à réclamer de Jésus le signe de préférence à la réalité, bien moins donc que ce qu’il avait déjà dit et donné, l’a tant exaspéré.

Le « Christ médecin »

De quelle réalité les guérisons sont-elles signe ? Dans l’Évangile que nous venons de parcourir, la guérison du paralytique atteste en quelque sorte l’identité de Jésus, témoignant qu’il jouit d’un pouvoir (pardonner les péchés) qui n’appartient qu’à Dieu : « Qui peut remettre les péchés sinon Dieu seul ? » (Lc 5,21) ; ailleurs, les guérisons disent l’avènement du « Règne de Dieu » : « Si c’est par le doigt de Dieu que j’expulse les démons, c’est qu’alors le Règne de Dieu est arrivé pour vous » (Lc 11,20 ; cf. Lc 7,22-23). Les deux sont bien évidemment liés : Jésus, comme le résumait de manière limpide Origène, est auto-basileia, il est lui-même le Royaume qu’il annonce. Autrement dit, dans notre perspective, plus fondamentales que les guérisons, qui n’en sont que l’expression éloquente, sont la personne de Jésus et sa présence parmi nous, bref le mystère de l’Emmanuel – « Dieu avec nous ». Il est frappant que ce mystère d’Incarnation, perçu jusqu’en ses conséquences ultimes, ait particulièrement retenu l’attention des Pères quand ils parlaient du « Christ médecin ». « Vous cherchez la raison pour laquelle Dieu a pris naissance dans l’humanité... », demande Grégoire de Nysse : « Il fallait [...] un médecin à notre nature tombée dans la maladie, il fallait le restaurateur à l’homme déchu, il fallait l’auteur de la vie à celui qui avait perdu la vie [5] ». Il ne s’agit pas seulement de dire qu’en Jésus une puissance thaumaturgique, divine, soit venue à la rencontre de notre humanité : Asclépios, le Dieu guérisseur d’Épidaure, en eût fait autant pour Justin, qui s’étonne moins des miracles de guérison de Jésus que de ce que « Le Logos, né de Dieu, s’est fait homme selon nous, afin de nous guérir de nos maux en y prenant part [6] ». C’est le mystère de la croix que nous touchons ici, où « Celui qui n’avait pas commis le péché, [Dieu] l’a fait péché pour nous, afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu » (1 Co 5,21). En ce sens, Jésus crucifié est une icône bien plus profonde et exacte du Christ « arch-iatros » que Jésus guérisseur au seuil de son ministère public. Les foules ne l’ont certes pas compris : elles raillent le crucifié pour son impuissance à se sauver (« Il en sauvé d’autres ; qu’il se sauve lui-même ! », Lc 23,35), en des termes censés dénoncer en lui le faux-médecin (cf. Lc 4,23 : « Vous allez me citer le dicton : “médecin, guéris-toi toi-même !” »). Est-il certain, aujourd’hui, que c’est au Christ crucifié, cloué à notre faiblesse, que nous pensons quand nous proclamons « Jésus guérit », de préférence au Christ thaumaturge ?

Le temps du soin

La thérapeutique du Christ n’a en effet rien de spectaculaire, ou du moins si le spectaculaire, d’aventure, l’accompagne, il n’en est pas le cœur. Saint Jérôme l’avait magnifiquement perçu et exprimé, reconnaissant déjà dans un détail de la guérison miraculeuse de la belle-mère de Pierre le signe concret de ce que nouera définitivement la croix : l’alliance humble de Dieu avec l’humanité – « Le Christ lui prend la main et la relève. Comme Pierre lorsqu’il était en péril sur la mer et coulait est pris par la main et redressé. Quelle bienheureuse amitié ! [7] ». Il est plus saisissant encore de constater que, au milieu de tous les miracles accomplis au début de l’évangile de Luc, Jésus n’y compare son action à celle d’un « médecin » qu’une seule fois, pour justifier qu’il « [mange] et [boive] avec les publicains et les pécheurs » : « Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin du médecin, mais les malades » (Lc 5,29-31). Aucune « guérison » ici : on est loin d’entendre les déclarations de Zachée, loin de constater les bouleversements de vie de Madeleine – sinon pourquoi Pharisiens et scribes seraient-ils scandalisés ? Seule cette commensalité aimante de Jésus avec les pécheurs dit l’action du « médecin ». C’est cette amitié qui se donne avant même d’envisager la guérison (et a fortiori de l’exiger), mais sans y être fermée, que nous nommons soin. Le terme, bien entendu, outrepasse ici son sens courant, mais il permet de filer la métaphore médicale en prêtant attention au fait que la médecine, si elle ne guérit pas nécessairement, cherche toujours à soigner, offrant déjà quelque chose d’essentiel. De même, le « Christ médecin » ne guérit pas d’abord, et même pas toujours en cette vie, mais il prend soin, offrant son amitié et son aide. En outre, si Jésus ne faisait que guérir, il serait « médicament », nous laissant infiniment seul, et non pas « médecin », c’est-à-dire, aussi, frère. En ce sens, le soin (comme relation) passe la guérison (comme état). Mais inversement, le soin demeure en tension eschatologique devant la grâce du salut à venir (salus = santé), anticipant sans le réaliser pleinement le face-à-face avec le Christ ressuscité où tout sera définitivement renouvelé, « guéri » de manière inconcevable, comme un épanouissement de l’amitié nouée avec lui dans le soin.

À la suite du Christ, c’est au soin que chacun de nous, humblement, est aussi appelé : « J’étais malade, et vous m’avez visité » (Mt 25,36) – au soir de notre vie, nous ne serons pas jugés sur les guérisons accomplies, mais sur le soin que nous aurons eu de nos frères, signe éminent de la grâce de Jésus. Cette logique du soin est belle, car elle pose la gratuité là où le souci exclusif de la guérison exige tacitement l’efficacité : comme amitié donnée, le soin fraternel est une fin en soi, indépendamment de toute « rentabilité », qu’elle soit d’ordre thérapeutique, social, etc. Mais le soin, pour être réellement celui de Jésus, doit encore être humble, sans condescendance, sans crainte d’être faible. Le Christ médecin et crucifié nous dit en effet que le poids de nos faiblesses peut être le lieu où, comme lui, nous rencontrons en vérité nos frères. Tel est certainement le cœur de l’expérience de Paul marqué douloureusement d’« une écharde dans [sa] chair » que le Seigneur, pourtant, refuse de guérir : « Ma puissance se déploie dans la faiblesse » (2 Co 9,7-9). De même de tous les chrétiens : s’ils ont parfois vécu de profondes conversions, peuvent-ils ordinairement être tenus pour des hommes et des femmes « guéris » ? La simple expérience, l’honnêteté aussi, nous disent que non, pas davantage que Paul. Faut-il s’en scandaliser ? Il n’y aurait pas lieu de le faire si, ayant expérimenté dans leur faiblesse la consolation du Christ, ils font de cette faiblesse le lieu d’où, eux aussi, comme Jésus, ils offrent fraternellement le soin de la compassion : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ [...] qui nous console dans toute notre tribulation, afin que, par la consolation que nous-mêmes recevons de Dieu, nous puissions consoler les autres en quelque tribulation que ce soit » (2 Co 1,3-4).

Pardon ou guérison ?

Comme nous l’avons vu, en Lc 5,17-26, au cœur de la rencontre de Jésus et du paralysé, se trouvait, plus essentielle que la guérison, la grâce du pardon. Nous sommes ainsi poussés à mettre en perspective ces deux réalités que l’on tend souvent à confondre. La confusion relève d’abord d’un phénomène de langage : « guérison des blessures » est désormais souvent pris comme expression alternative, moderne et surtout non-culpabilisante, du plus traditionnel « pardon des péchés ». On comprend certes l’analogie, et sans doute la plupart d’entre nous perçoivent-ils aussi sa limite évidente, à savoir que blessures et péchés engagent a priori fort différemment la responsabilité de celui qu’ils affectent. Un problème d’une autre ampleur survient toutefois quand une « guérison », autre que le pardon lui-même, est ici attendue. À des degrés et sous des formes diverses, le fait n’est pas rare à l’occasion du sacrement de pénitence et de réconciliation : beaucoup espèrent qu’une « bonne confession » les libérera enfin de tendances mortifères qu’ils traînent depuis longtemps comme un fardeau, d’autres s’interrogent sur « l’efficacité » d’un sacrement auquel ils reviennent pour confesser sans cesse les mêmes péchés, sans progrès sensible. Bref, que d’habitude le colérique, le cupide ou l’orgueilleux demeurent tels après l’absolution, qu’ils n’aient pas été « guéris », voilà bien un scandale – un scandale qui suppose toutefois que pardon et guérison aient été plus ou moins confondus.

Le problème n’est pas nouveau. Il concerne d’abord le premier sacrement du pardon, à savoir le baptême. On sait en effet à quel point les premiers chrétiens se trouvèrent désemparés devant les premiers cas de « rechute », dans le péché grave, de ceux qui avaient reçu le sacrement. Tout un chemin s’est alors dessiné, de l’intransigeance absolue de la Lettre aux Hébreux (pour laquelle il y avait là une contradiction impensable et impardonnable, cf. He 6,4-6), à la pratique d’un sacrement de pénitence public et non réitérable, et jusqu’à sa pratique actuelle, qu’on invite à être régulière. Or cette histoire pourrait sans doute être relue comme la longue et difficile prise de conscience de la distinction entre pardon et guérison.

Il est bien entendu légitime de parler du pardon comme d’une guérison, en ce sens qu’il est le rétablissement de la relation, du lien que le pécheur a brisé par sa faute, fût-ce invisiblement, avec Dieu et avec la communauté ecclésiale. Le pardon toutefois ne rend pas le pécheur à un état de pureté prélapsaire [8] où il ne porterait pas les conséquences du péché commis, et notamment les torsions dont ce péché a marqué sa volonté et son imagination, ses tendances et ses habitudes, son psychisme et sa chair, bref, toutes ces « maladies » dont beaucoup de pénitents, précisément, s’attendent à être « guéris » par la grâce du sacrement. Dès lors, il serait préférable de dire que le pardon, plutôt que d’offrir la guérison, introduit au soin, mieux, qu’il est, comme réconciliation, l’acte premier et fondamental du soin, puisqu’il rétablit les relations que toute forme de soin suppose et déploie.

Ainsi, le terme de soin, par sa signification d’emblée relationnelle, dit infiniment mieux la grâce du pardon que le terme de guérison, lequel renvoie uniquement à un état. Par son caractère dynamique, et non pas statique, il dit encore le long travail du temps auquel le pardon, parce qu’il n’est pas guérison justement, introduit le pécheur pardonné. Le pardon, comme soin, est aide, grâce pour avancer, et non « solution ».

« Sacrement de pénitence et de réconciliation » – les deux volets de l’expression, et non pas uniquement le second, disent ce qu’engage le pardon ; on peut y reconnaître deux caractéristiques du soin absentes de l’idée de guérison : le temps et la relation. La pénitence des premiers chrétiens se déployait en effet longuement dans le temps, non comme un effort solitaire, mais comme le lieu d’une patiente sollicitude de l’Église, du soin qu’elle a des pécheurs. Cette dimension s’est certes largement perdue dans la pratique actuelle du sacrement, où la pénitence se résume généralement à une prière brève et secrète. Si cela pose de soi question, le caractère temporel du soin ecclésial a gardé cependant un lieu d’expression dans une caractéristique de la forme contemporaine du sacrement, inconnue des premiers chrétiens : sa réitérabilité. Ne pourrait-on pas voir dans la répétition du sacrement – fût-ce, et même surtout pour des fautes sans cesse répétées, dont « on n’en finit pas de guérir » – le signe, non d’une carence du sacrement, d’une inefficacité, mais de ce qu’il exprime le soin patient dont le Seigneur, par son Église, ne cesse de nous combler ? Chemin humain, humble et pauvre, mais chemin tout de même, qui mène à la récapitulation finale de toute chose en Christ.

*

Désir fondamental de l’homme où se dit, du sein de sa faiblesse, son ouverture à la vie et au bonheur, le désir de guérison, à moins de devenir furor sanandi, doit s’ouvrir à la grâce plus fondamentale du soin. Le soin est porteur en effet de ce que « guérison » ne dit pas : le temps et la relation, caractères essentiels de notre nature humaine dont on ne peut faire l’économie sans lui infliger une nouvelle et profonde blessure. Notre humanité, en son pèlerinage fraternel sur terre, n’est sans doute pas encore au temps de la guérison, mais plutôt « en injonction de soin », s’ouvrant ainsi plus réellement à la grâce de son salut, qui se dit comme amour. Si la guérison advient parfois dans nos vies comme signe de cette vocation ultime, l’humble chemin du soin, loin de toute considération d’efficacité qui en ruinerait la gratuité, est celui que nous pouvons nous offrir les uns aux autres comme à des frères, pauvres avec Jésus, « sauvés en espérance » (Rm 8,24).

[1J.-B. Pontalis, « Non, deux fois non », dans Perdre de vue, Paris, Gallimard, 1988, p. 91-128, cité dans Soigner ou guérir ? (collectif), Toulouse, Érès, 2010, p. 126.

[2A. Beetschen, « L’ambition de guérir, idéaux et résistances », dans Soigner ou guérir ?, p. 118.

[3Le fait est propre à saint Luc, qui présente douze exorcismes comme des « guérisons », tandis que Marc ne le fait jamais, et Matthieu plus rarement (quatre fois). C’est bien paradoxal au regard de la tradition qui a reconnu en lui le « cher médecin » de Col 4,14 (cf. A. George, Études sur l’œuvre de Luc, Paris, Gabalda, 1978, p. 134-135).

[4Ignace d’Antioche, Lettre aux Éphésiens, 7, 2 ; l’expression est reprise par le concile Vatican II (Sacrosantum concilium, 5).

[5Grégoire de Nysse, Discours catéchétique, XV, 2-3, cité par M.-A. Vannier, « L’image du Christ médecin chez les Pères », dans Les Pères de l’Église face à la science médicale de leur temps (collectif), Paris, Beauchesne, 2005, p. 532-533.

[6Justin, Apologie, I, 22, cité par G. Dumeige, « (Le Christ) médecin », Dictionnaire de spiritualité, t. X, col. 893.

[7Jérôme, Commentaire sur Marc, cité par M.-A. Vannier, art. cit., p. 534.

[8D’avant le péché (originel).

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