Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Marko Rupnik

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2016-4 Octobre 2016

| P. 3-14 |

Rencontre

Le père Rupnik est jésuite, directeur du Centre Aletti de Rome, théologien, animateur de retraites, professeur de théologie à l’Athénée pontifical Saint-Anselme et à la Grégorienne, écrivain et artiste. Ses célèbres mosaïques enrichissent près de 200 lieux de prière dans le monde entier, dont le sanctuaire Jean-Paul II, inauguré aux récentes JMJ. Il nous parle de beauté.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Vs Cs • Père Rupnik, comme directeur du Centre Aletti, vous êtes celui à qui a été confié de commencer une mission selon des modalités entièrement à inventer. Qu’est-ce qui vous a inspiré ? Après 25 ans d’expérience, quelle évaluation faites-vous du chemin parcouru ?

M. Rupnik • Effectivement, il s’agit d’une mission qui m’a été confiée par le père P.-H. Kolvenbach, Général de la Compagnie de Jésus, en 1991. Le Pape Jean-Paul II, très sensible au défique représentait la chute du mur de Berlin en 1989, avait demandé à la Compagnie de s’engager à accompagner la rencontre entre chrétiens d’Orient et d’Occident, de réfléchir aussi à ce que cela signifiait concrètement pour l’Église. La Compagnie venait juste de recevoir une donation de la part de Madame Aletti, une dame âgée, veuve de Ezio Aletti et juive d’origine autrichienne. Demeurée sans enfant et sans aucun autre lien de famille, elle voulait que sa maison devienne un lieu de rencontre entre personnes qui, ayant l’occasion de vivre ensemble, d’étudier ensemble et de connaître leurs différentes traditions, auraient donné au monde une réponse de paix. Elle avait elle-même subi la souffrance que créent les préjugés et l’ignorance. Le contact providentiel avec la Compagnie l’avait convaincue d’accepter le projet du Père Général qui m’avait alors interpelé. La maison serait devenue un lieu d’études, de rencontres, d’échanges et de recherches sur l’avenir de l’Europe, où des hommes et des femmes appartenant à différentes traditions chrétiennes auraient partagé la même mission, enrichis chacun par l’expérience de la tradition ecclésiale de l’autre. Le désir d’une Église qui respire avec ses deux poumons est resté une des priorités du pontificat de Jean-Paul II et devint aussi le cœur de notre mission au Centre Aletti. Cela se déploie autour de trois noyaux principaux : théologie, spiritualité, art. Trois domaines que nous considérons toujours à partir de la tradition du premier millénaire. Ces trois domaines permettent la recherche, les études, mais aussi l’expérience de la communion, du travail ensemble dans la maison, avec les cours, les conférences, les retraites, les œuvres d’art, la maison d’édition, l’atelier de théologie. Le Centre est devenu une réalité très complexe. Il faut y passer quelques jours pour se rendre compte de ce que cela représente. Mais, pour reprendre votre question : ce qui m’a inspiré et ce qui continue de m’inspirer, c’est le mystère de la Trinité, le mystère de la communion entre les personnes.

Vs Cs • Pourquoi insister tant sur la Russie, l’Orient chrétien ? Est-ce encore actuel ?

M. Rupnik • Beaucoup ignorent qu’un tiers de la population de l’Europe est d’origine slave. L’Europe s’est plutôt identifiée avec la culture d’origine germanique ou latine, et est identifiée de l’extérieur avec sa partie occidentale. On connaît peu, même dans les milieux chrétiens, l’œuvre d’évangélisation des saints Cyrille et Méthode qui a été si particulière, si prophétique, si moderne.

Les chrétiens d’origine slave ont apporté historiquement une approche de la spiritualité typiquement slave qui a marqué le monde catholique et a, en plus, transmis l’héritage de l’Orient chrétien. L’Europe aura encore quelque chose à dire au monde si elle élabore sa propre synthèse culturelle en tenant compte aussi de sa composante slave. Sans les slaves, une synthèse culturelle de l’Europe n’est pas possible.

Pourquoi le Centre Aletti s’inspire-t-il d’auteurs orthodoxes et surtout russes ? Parce que ce fut pour beaucoup d’entre nous l’accès à un trésor : grâce au père Tomas Spidlik s. j., devenu ensuite cardinal, nous avons lu, étudié, traduit, publié, fréquenté des témoins de l’orthodoxie : Soloviev en premier lieu qui, selon Hans Urs von Balthasar est avec Thomas d’Aquin le plus grand penseur du second millénaire, mais a été aussi un prophète dans beaucoup de domaines ; Bulgakov, un géant de la dogmatique émigré à Paris ; Florensky, mort martyr en 1937 en Russie. La diaspora russe a fait connaître au monde catholique les richesses de l’orthodoxie et cette rencontre a vivifié l’Église catholique. Chez nous catholiques, la vraie réforme a eu lieu quand nous avons retrouvé ce qui est constitutif dans l’orthodoxie : la liturgie, les pères de l’Église, la Trinité, l’Esprit Saint, l’anthropologie de la divinisation. Ce qui est important, c’est l’échange des dons. Il ne s’agit pas d’idéaliser une tradition : il s’agit de retrouver toute la richesse de l’héritage chrétien. Tout ce qui est du Christ nous appartient. Si une autre tradition a mieux conservé un héritage, je peux puiser dans son trésor sans trahir mon identité ; au contraire, je la trahis si je ne considère pas la vie du frère comme la mienne. C’est hélas ce que nous avons fait pendant au moins un millénaire, selon l’expression d’Yves Congar, qui a parlé d’« estrangement » entre les Églises.

Vs Cs • Qui vit au Centre et comment y vit-on ?

M. Rupnik • Le Centre est animé par une équipe stable qui se compose d’une communauté de 4 jésuites et d’une communauté de femmes consacrées qui ont participé dès le début à la mission du Centre. Cette équipe formée d’hommes et de femmes a la responsabilité de la vie du Centre, de l’organisation, de la réalisation des projets. C’est ensemble que nous décidons et formulons les projets. Chacun de nous a son travail, mais en lien avec la mission.

Ce qui est important, c’est que le Centre est un lieu où la vie et ce qu’on étudie se vérifient et se stimulent réciproquement. Si on étudie le caractère symbolique de la théologie, on ne peut pas vivre sans tenir compte du symbole dans la vie quotidienne. Si on parle de l’Esprit comme étant la nouveauté de l’Évangile, on ne peut pas négliger la vie spirituelle. Si on découvre que dans la tradition du premier millénaire, l’art a été le meilleur allié de la théologie, on ne peut plus concevoir une théologie sans lien avec la beauté.

L’équipe stable forme une communauté de vie avec les personnes qui viennent participer à la mission du Centre. Ce sont des hommes et des femmes provenant de différentes églises catholiques latines, catholiques orientales, orthodoxes. Il y a des prêtres célibataires, ou mariés s’ils sont gréco-catholiques, des religieux et des religieuses, des laïcs hommes et femmes. Ce qui est décisif pour être accueilli au Centre, c’est d’être envoyé par l’évêque ou le responsable religieux de chacun. La formation dure de trois à cinq ans, c’est un investissement important pour un diocèse ou une communauté.

L’art liturgique est un art de communion : le but doit correspondre au moyen. La communion entre les artistes qui travaillent à une même œuvre est déjà une manifestation de la communion ecclésiale. Cela permet à l’œuvre de s’insérer dans la prière des fidèles.

Avant tout, au Centre Aletti, il s’agit d’une initiation à la vie nouvelle. Quand on vit la communion, on peut l’exprimer et la communiquer.

Vs Cs • La communauté est donc formée de prêtres, de religieux et de laïcs, d’hommes et de femmes. Comment vous situer dans les catégories canoniques habituelles de l’Église ?

M. Rupnik • Nous sommes une communauté de recherches et d’études, c’est notre mission. De plus en plus, la communauté devient une expression, un miroir de ce que l’Église est en train de devenir : une communion de croyants en Christ, enracinés dans le baptême qui est déjà la radicalité de la nouveauté qui a changé le monde : la vie de fils de Dieu. C’est cette source qui alimente notre communauté, chacun restant ce qu’il est mais chacun devenant toujours plus « universel », ouvert à l’autre, capable de construire là où il est des liens d’amitié, de collaboration, de service. Le réseau d’amitié fait la richesse du Centre, amitié qui est d’abord le partage d’une même vision de l’homme, de l’Église, partage qui s’alimente aux mêmes sources des pères du premier millénaire, de la tradition orientale, des théologiens orthodoxes. Cette amitié se nourrit de l’accompagnement spirituel, des retraites, des sessions de formation, des occasions privilégiées pour célébrer ensemble, bref, c’est la vie normale qui nous unit et c’est le caractère exceptionnel de la communion qui nous attire !

Vs Cs • On vous demande des retraites depuis que vous êtes entré dans la Compagnie de Jésus. Très vite, les demandes se sont multipliées. Avec votre équipe qui accompagne et donne des retraites, vous n’arrivez pas à répondre à toutes les demandes. Et pourtant de nombreux centres de spiritualité ferment...

M. Rupnik • Ce qui est communiqué dans les Exercices spirituels, c’est une expérience, pas une méthode. Le Christ n’a pas enseigné à prier comme le fait tout chef d’une religion en donnant des « trucs », des méthodes, des règles. Il a révélé qui est Dieu, Père, et la nouveauté, c’est qu’il a révélé qui est l’homme, fils. Les Exercices permettent de se découvrir fils dans le Fils. On ne devient pas fils tout seul, quelqu’un doit nous engendrer. Nous sommes engendrés dans le baptême mais au cours des Exercices, la régénération se réalise dans le sacrement de la réconciliation, un sacrement qui a été mal compris, mal vécu, mal transmis.

Les Exercices aident à découvrir le Père et à apprendre à s’adresser à lui comme le fait un fils. Saint Ignace avait compris que cette communication de Dieu passe par la relation personnelle, que l’accompagnement est un témoignage.

Voilà comment je conçois les Exercices : révéler le Père et le Fils et faire découvrir la force de l’Esprit en nous qui crie Abba ! Père. Pourquoi nos retraites sont-elles si fréquentées ? Les chrétiens ont soif d’authenticité, de profondeur, ont faim et soif de la Parole de Dieu. Mais ils ont aussi besoin de voir une communauté qui chemine, pas des individus spécialisés en théologie, mais des hommes et des femmes qui annoncent la bonne nouvelle en tenant compte de la vie telle qu’elle est aujourd’hui. Le Christ annonce le règne de Dieu à ceux et celles qu’il rencontre sans leur demander de changer d’abord leur vie, mais de changer d’abord leur vision d’eux-mêmes. Dans les Exercices, il s’agit de voir Dieu et de voir son image en nous, fils du Père qui a donné au monde Jésus, son Fils, pour que tous puissent voir et goûter à son amour.

Ce qui a éloigné de la pratique des Exercices, c’est peut-être le fait qu’ils sont devenus dans beaucoup de cas des conférences de culture religieuse, des entraînements à des pratiques spirituelles de détente ou de reprise de santé psychique. C’est louable, mais très vite les gens vont chercher ailleurs des maîtres meilleurs et plus convaincants dans d’autres traditions religieuses. Les Exercices spirituels dans la tradition ignatienne, c’est une façon pour le croyant d’ordonner sa vie selon Dieu, une pratique divino-humaine – pas humaine seulement –, c’est une occasion de faire l’expérience de cette synergie divino-humaine qui est le propre de l’Esprit. C’est la foi qui fait des miracles, pas les méthodes, parce que la foi suscite la liberté, se nourrit de liberté et fait jaillir la créativité typique du chrétien devant le monde. Tout devient transparent au cours des Exercices, le monde, moi-même, les autres et alors, dans cette nouvelle lumière, l’œuvre de transformation du monde peut avoir lieu, car elle est selon Dieu.

Vs Cs • La vie religieuse ou consacrée est une réalité qui a inspiré beaucoup de vos ouvrages. Comment voyez-vous le futur et les enjeux présents ?

M. Rupnik • C’est un peu comme les Exercices : il faut que la vie religieuse retrouve son élan divino-humain. Que l’Esprit en soit le premier animateur et que l’appel à suivre le Christ en soit le vrai motif. Il faut avoir le courage de dire que nous avons à nous libérer d’une structure qui a suffoqué l’Esprit, d’une mentalité qui a identifié la charité avec les bonnes œuvres et qui a épuisé les personnes dans les communautés où la charité fraternelle n’était plus le témoignage premier.

L’Église entière se détache lentement de son identification avec l’institution dans sa version « para-étatique », « para-impériale » ; les communautés religieuses ont du mal à suivre, à se renouveler.

En principe, oui, on peut comprendre qu’une forme de vie religieuse est finie. Quand je rencontre des supérieurs ou des supérieures, je perçois le désir de changement pour une vie plus prophétique. Mais concrètement, ces mêmes personnes buttent contre des structures, canoniques, sociales, ecclésiales qui ne permettent pas le changement. Si bien que beaucoup de supérieurs sont aujourd’hui principalement occupés à fermer des maisons et à trouver des solutions aux conflits entre les personnes. Les rares communautés qui vont bien ont d’abord accueilli l’appel à la conversion, l’appel à renouveler la vocation, l’appel à mettre au centre du charisme l’esprit de communion. Attention : je ne dis pas à mettre au centre la communauté. Cela peut devenir idéologique. Je dis redécouvrir l’esprit de communion, une mentalité de la communion qui nous vient de la prière et de la liturgie, une célébration parfaite de la communion. La communion dans son sens théologique, c’est la vie de Dieu, c’est le mode d’existence de Dieu. Et quand il nous est donné de participer à cette vie, notre humanité devient théophanique. La communion, c’est le sens même de l’Église qui ne peut s’accomplir définitivement sur terre.

C’est pourquoi la communion, c’est l’eschatologie qui anime le présent, c’est le propre du chrétien qui est passé de la mort à la vie parce qu’il est passé de son état d’individu à son être personne en communion. L’appauvrissement de la mentalité de communion, c’est ce qui a fait mourir des communautés et des congrégations. Mais où avons-nous manqué à la tâche ?, me demandait un jour une mère générale qui ne faisait que fermer des maisons, des « œuvres », comme elle disait. Non, ses religieuses n’avaient pas manqué à la tâche : elles s’étaient épuisées à des heures de travail, à des rythmes de vie, à des sacrifices immenses. Mais en les voyant travailler, les personnes autour d’elles n’avaient pas glorifié Dieu, n’avaient pas aperçu le mystère de l’amour du Père. Quel est le futur de la vie religieuse ? Son but est rendre Dieu présent sur la terre et en faire les œuvres. C’est la priorité qui a manqué et a faussé le sens des œuvres de charité. Comme dit un auteur russe que je cite souvent, Soloviev : la vocation du religieux, ce n’est pas de faire du bien, tout homme est appelé à faire du bien ; le religieux a une vocation différente : il doit devenir bon, bon comme un pain qui nourrit, comme une eau qui désaltère et dont le goût fait surgir la nostalgie de Dieu. Selon Florensky, le sens de la vie chrétienne, c’est la beauté, qui est l’amour réalisé.

Vs Cs • Quelle est votre lecture de croyant des événements actuels de violence en Europe ?

M. Rupnik • Ce qui nous manque à nous Européens en général, c’est la capacité de lire l’histoire de l’Église sans recourir aux clichés du monde. Dieu est à l’œuvre dans l’histoire et nous sauve dans l’histoire, qui est celle de l’humanité capable de provoquer tant de souffrances provenant de la structure même du péché : nous rendre étrangers à Dieu et étrangers les uns aux autres. Comme tout chrétien je m’interroge : qu’est-ce que Dieu veut nous dire ? Comme dans l’histoire d’Israël tout événement tragique de l’histoire est une occasion de retourner à Dieu. Le défi, c’est que ce retour à Dieu ne doit pas signifier retour à ce qu’a été la religion chrétienne dans les siècles passés. Voilà une lecture qu’il faut accepter de faire : la façon de vivre la foi en Europe a porté à l’athéisme, au sécularisme, à un retour de paganisme dans tous les domaines et à des choix de vie sans joie, sans fécondité. L’Europe meurt de sa propre maladie qui est une maladie de son christianisme qui ne correspond plus à la bonne nouvelle de Jésus qui l’a fécondée et fait grandir parmi les nations. Alors, les événements tragiques et violents en Europe et dans le monde sont une invitation à faire une lecture de notre histoire, l’histoire de nos pays qui ont été pionniers de l’évangélisation et qui sont aujourd’hui allergiques à l’Église, au christianisme. Pourquoi ? Le reste, les conflits politiques, idéologiques, religieux, il y en a toujours eu et nous en aurons toujours, ce n’est pas cela qui est nouveau. Mais qui sont aujourd’hui les chrétiens que ces événements interpellent ? Quelle est leur force spirituelle ? Font-ils le choix du Christ de répondre, non pas par des discours, mais par un style de vie qui deviendra semence de nouveauté pour l’avenir ? Mais le style de vie du chrétien ne peut s’improviser ni s’inventer, il doit être accueilli comme une révélation : c’est l’amour qui crée le style de vie meilleur selon les situations, c’est l’amour qui a fait surgir la culture ; l’amour est un art de vivre que l’on apprend à l’église, dans la liturgie, qui se concrétise dans la vie quotidienne des familles, dans les relations personnelles et qui s’étend à toute la société. Si l’amour n’est plus la priorité dans une vie, c’est toute une culture qui meurt, c’est l’Église qui perd sa vocation, c’est l’humanité qui est en danger.

La difficulté de lire les événements récents nous indique que nous n’avons pas une clé de lecture eschatologique. Mais l’Église a quelque chose à dire au monde si et seulement si elle a une vision eschatologique.

Visitez le site internet du Centro Aletti : http://www.centroaletti.com

Propos recueillis par Noëlle Hausman, s.c.m.

Mots-clés

Dans le même numéro