Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Rencontre avec Mgr Joseph De Kesel

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2016-2 Avril 2016

| P. 3-12 |

Rencontre

L’ancien évêque auxiliaire du Cardinal Godfried Danneels, nommé il y a plus de cinq ans à la tête du diocèse de Bruges dans des conditions difficiles, est entré dans sa nouvelle charge d’archevêque du diocèse de Malines-Bruxelles, le plus central, le plus peuplé et le plus multilingue de Belgique. Connu pour ses positions d’ouverture tranquille aux questions de la modernité, le nouveau primat méritait aussi d’être entendu à propos de la vie consacrée.

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Vs Cs • Monseigneur, vous venez d’entrer en fonction comme archevêque de Malines-Bruxelles, après un long moment à Bruges ; la revue Vies consacrées est vraiment très heureuse de pouvoir vous interroger sur ce que vous pensez de la vie consacrée, et plus largement, au sujet des questions que vous voyez maintenant surgir dans l’Église, avec cette Année de la vie consacrée qui se termine et celle de la Miséricorde qui commence. Votre nouvelle charge à la tête de l’Église de Belgique comporte aussi une attention particulière à la vie consacrée. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur cette vocation si spéciale, totalement en crise dans nos régions ? Comment l’avez-vous rencontrée, dans votre itinéraire ? Certaines figures vous ont-elles interpellé ?

J. De Kesel • Je peux vous dire tout de suite que j’accorde beaucoup d’importance à la vie religieuse. Il y a dans l’Église la hiérarchie ; c’est la structure fondamentale, bien organisée : l’évêque, le prêtre, le diacre qui garantissent la succession apostolique (je fais bref, on peut revenir sur la question). Mais d’un autre côté, il y a la vie consacrée qui, à mon avis, est surtout une vie selon l’Évangile. Quand on considère l’histoire de l’Église, tout au début, on n’y trouve pas de vie consacrée, du moins telle que nous la connaissons. La première communauté à Jérusalem, au début des Actes, est presque décrite comme une vie monastique : une vie fondée sur la prière, sur la vie communautaire, tout à fait consacrée à Dieu en partageant la vie selon l’Évangile : c’est la vita evangelica. Et je tiens à ces deux aspects de l’Église : la succession apostolique pour garantir que nous restons en communion avec l’Église du début, avec Jésus finalement, à travers les apôtres, la successio apostolica – cela a peut-être sauvé l’Église durant des siècles : ce lien avec nos origines, ce sont les apôtres qui ont connu Jésus. S’ils se sont trompés, nous nous trompons aussi. C’est le fondement apostolique de notre foi, la foi des apôtres, garantie par la succession apostolique. Mais qu’est-ce qu’une succession apostolique sans vie apostolique ? Je pense qu’au début, nous n’avions pas besoin d’une vie consacrée distincte, parce qu’être chrétien, c’était vivre déjà une vie consacrée. Mais à partir du IIIe-IVe siècle, à un certain moment, l’Église s’est répandue largement, après Constantin ; et chez beaucoup de chrétiens a surgi ce besoin de vivre l’Évangile de façon plus radicale, plus authentique. Voilà l’origine de la vie religieuse, très importante pour l’Église.

Je vous donne un exemple. Dans le diocèse de Bruges d’où je viens maintenant, il y a un monastère trappiste, l’abbaye Saint-Sixte de Westvleteren (où l’on brasse la meilleure bière du monde, dit-on). C’est une très belle communauté, avec à sa tête un abbé que j’estime beaucoup et qui a un grand rayonnement en Flandres. Dans le diocèse de Bruges, où existe comme ailleurs un problème de fermetures des églises (c’est toujours un drame, pour les paroissiens, mais d’une certaine manière il y a trop d’églises), j’ai toujours dit : cela n’est pas trop grave d’en fermer ici ou là, si on a un nombre suffisant de lieux de culte et de rassemblement chrétien. Mais si l’abbaye devait fermer ses portes, cela serait grave. Beaucoup disent : « Mais enfin, il y a là plus de vingt moines – je pense que la moitié sont prêtres – et on a besoin de prêtres : pourquoi ne pas les nommer dans les paroisses ? ». C’est la dernière chose, vraiment la dernière chose que je ferais, la dernière. Parce que la présence de cette abbaye, c’est la présence d’une communauté où l’on n’a pas d’autre but que de vivre ensemble selon l’Évangile. S’ils ont une bonne bière, c’est pour gagner leur vie ; et encore, ils ont décidé de limiter leur production, renonçant à des revenus au-delà de leurs besoins. Mais voilà une communauté de moines qui ne se sont pas choisis, qui veulent partager ce même projet : vivre selon l’Évangile, comme Jésus et avec Jésus. C’est simple, mais tout est là. Et le rayonnement de cette abbaye, non seulement pour le diocèse, mais pour toute la région, est très grand. Pour moi, c’est un exemple, un paradigme très beau, apte à expliquer cette conviction : certes, nous avons besoin de paroisses, et donc de prêtres ; c’est la structure de base de l’Église. Mais s’il n’y a pas, à côté de cela, des communautés où l’on n’a pas d’autre but (et ce n’est pas un but directement pastoral) que de partager ce projet de vivre ensemble selon l’Évangile… La succession apostolique joue dans la paroisse ; c’est la structure de base et on en a besoin. Il ne faut pas dire qu’on n’en n’a pas besoin. Ce n’est pas vrai. C’est un pôle important. Mais s’il n’y a pas à côté de cela la vie religieuse, c’est vraiment un appauvrissement de l’Église. La vie monastique, religieuse, consacrée, n’est pas fondée sur le sacrement de l’ordre. En ce sens, le moine est un laïc. Mais cela ne veut pas dire que la vie consacrée n’est pas aussi importante que la vie sacerdotale.

Vs Cs • Diriez-vous la même chose des hommes ou des femmes qui vivent la vie religieuse apostolique hors des grands monastères ?

J. De Kesel • Oui, je dirais la même chose. J’ai été évêque auxiliaire à Bruxelles pendant huit ans. J’ai beaucoup apprécié que dans le milieu urbain, il y ait des petites communautés de sœurs ou de frères. Ils sont quatre ou cinq, mais bien situés dans le contexte d’un quartier où ils partagent la vie des gens. On ne les voit pas, ce n’est pas spectaculaire, mais j’ai toujours, à Bruxelles, beaucoup aimé cela. Dans toute paroisse, quand il y a une petite communauté de religieuses, ça change beaucoup les choses, cela rend visible l’importance de la communauté, de la vie communautaire. La vie communautaire appartient au cœur de la vie religieuse. Tout en n’étant pas marié, on partage avec des frères ou des sœurs. Et on a le même projet : vivre selon l’Évangile, comme Jésus a vécu avec ses disciples. Si on vit en communauté, c’est autour du Christ. Je suis convaincu que cela restera toujours une structure de base de l’Église. Je ne me prononce pas sur les formes, je ne connais pas l’avenir. Mais la vie religieuse restera toujours un pilier dans la vie de l’Église.

Vs Cs • La crise des vocations religieuses est profonde, au point qu’on se demande quel avenir s’annonce. Voyez-vous dans cette désaffection une désespérance, ou un moment de passage ? Que diriez-vous à un jeune qui pense devenir religieux parce qu’il aime Jésus plus que tout ? Et à une jeune femme qui découvre que le Christ est la joie de son cœur ?

J. De Kesel • Cette crise est un moment de passage. Et pour un jeune tel que vous le décrivez, je dirais deux choses : il faut l’encourager et, en même temps, l’aider à faire un discernement. Dans la liturgie de ce jour, la première lecture nous donne le récit de la vocation de Samuel (1 S 3,1-10). Samuel entend un appel, par trois fois ; ce n’est donc pas du jour au lendemain. Mais c’est finalement le vieux prêtre Éli qui l’aide à discerner. C’est lui qui dit à Samuel, la troisième fois : « Si on t’appelle – il ne dit pas “si Dieu t’appelle” –, si tu entends encore cette voix, réponds simplement : me voici [1] ». Et donc il faut aider le jeune à discerner cette vocation. Les deux sont importants. Il faut encourager et dire que c’est une « vie belle » (c’est ce que répète Enzo Bianchi), une vie qui vaut la peine. Mais il ne faut pas « régler l’affaire » tout de suite : il faut accompagner un cheminement, pour voir si c’est vraiment une vocation. Il faut prendre du temps.

Vs Cs • Au concret, dans notre pays, avancer dans une vocation religieuse revient à entrer dans une communauté très âgée ou bien, entrer dans une communauté jeune et fragile qui connaît souvent des problèmes extrêmement sérieux.

J. De Kesel • Cela relève du discernement. Il se peut qu’à un moment, pour une communauté, il ne soit plus possible d’accepter de nouvelles vocations. C’est comme pour l’adoption d’un enfant : à un certain moment, on est devenu trop vieux. Mais il faut aider le jeune, et ne pas dire aussitôt à un jeune homme ou à une jeune fille qui a ce désir : ce n’est plus possible, les communautés sont trop vieilles. Il faut respecter une vocation. Le respect consiste à encourager, mais il consiste aussi à pouvoir dire, après un temps de discernement, que ce n’est pas possible. Parfois, il arrive qu’un jeune veuille devenir prêtre et qu’un vieux prêtre cherche immédiatement à l’en dissuader : ce n’est pas un signe de respect.

Vs Cs • Élargissons un peu le propos, en considérant les institutions chrétiennes liées à l’Église (écoles, hôpitaux, services sociaux) qui connaissent leurs difficultés. L’Église ne peut pas toujours y voir exercer sa propre morale. Mais en même temps, on ne peut pas se contenter de voir l’Église se replier sur des communautés paroissiales dont la seule activité serait la messe du dimanche. La communauté chrétienne a d’autres devoirs encore. Les consacrés n’ont-ils pas une place à tenir dans le vaste réseau des possibilités ecclésiales ?

J. De Kesel • Le Pape François le dit bien dans Evangelii gaudium : l’Église ne peut pas se replier sur elle-même, elle doit s’ouvrir. Mais s’ouvrir ne veut pas dire, pour lui, s’adapter au monde – même s’il faut toujours s’adapter un peu, nous ne vivons plus au xviiie siècle. Mais je pense que quand le Pape François parle d’ouverture, il pense plutôt à une Église qui partage les joies, mais aussi les défis, les tristesses du monde d’aujourd’hui, surtout des pauvres et des gens qui souffrent, et non à une Église qui ne s’occupe que d’elle-même, de ses simples problèmes organisationnels. Nous ne trouvons notre identité chrétienne que dans l’ouverture au monde, dans le partage des défis de ce monde.

La présence de l’Église territoriale – une Église qui attend que les gens viennent à elle – ne suffit pas, il faut être sur d’autres terrains aussi, là où sont les défis ; je pense par exemple au défi des réfugiés, auquel nous sommes fortement confrontés à présent. Que serait donc une Église qui dirait : « Tout ça, ce sont des problèmes de politiciens, cela ne nous regarde pas » ? « On a notre paroisse, notre messe du dimanche, et bien sûr on fait un peu de propagande ». Ce n’est pas ça, la vraie ouverture. Nous ne sommes pas indifférents : nous partageons les joies et les peines, les tristesses et les espoirs du monde d’aujourd’hui, comme le Concile de Vatican II nous le demande dans sa Constitution Gaudium et spes. Rien d’humain, rien de ce que vit l’homme, n’est étranger à l’Église. Tout cela nous regarde. Je vois que parfois, lors des prières universelles, nous prions toujours pour nous-mêmes, pour l’Église, pour ce que nous faisons... et je n’entends rien de ce qui se passe dans le monde. J’en reste convaincu : on a besoin d’une présence d’Église dans le milieu scolaire, dans le milieu hospitalier, dans le milieu social, à différents niveaux. Il est très important que les chrétiens soient présents. Et là, évidemment, je vois une place particulière pour la vie religieuse, surtout pour la vie religieuse apostolique.

Par exemple, je suis issu du diocèse de Gand, où on trouve les Petites sœurs de Nazareth, de la famille de Charles de Foucauld, restées fidèles à leur origine. Je trouve leur présence très belle. Elles sont toujours dans un milieu modeste. Elles ont un bon contact dans leur quartier. Elles restent fidèles aussi à la vie de prière, à la vie communautaire. Je ne veux pas les idéaliser, mais leur exemple montre qu’on ne peut pas réduire l’Église à sa structure territoriale et paroissiale.

Vs Cs • Au sujet de l’année de la Miséricorde et eu égard aux scandales auxquels nous avons été confrontés en Belgique, voulez-vous dire quelque chose de la manière dont on peut porter dans la vie consacrée le pardon infini de Dieu ? Comment ne pas tomber dans le piège de l’idéalisation, alors que nous sommes tous affrontés aux plus grandes faiblesses de nos confrères ou consœurs, sans compter les nôtres ?

J. De Kesel • C’est vrai, ce n’est pas une bonne chose d’idéaliser la vie religieuse. Pour moi, la vie communautaire y est essentielle, je l’ai dit. Mais c’est aussi la chose la plus difficile, parce qu’on partage la vie avec des personnes qu’on n’a pas choisies – au contraire du mariage. C’est voulu ainsi : je n’entre pas dans une communauté pour vivre une expérience d’amitié. Dans la plupart des cas, on ne connaît pas les autres avec qui on va vivre, et ce n’est pas toujours simple. J’ai pu, dans le diocèse de Gand, avoir un peu d’expérience de l’accompagnement, et je sais que la vie communautaire est devenue très fragile, comme dans le mariage. Il faut beaucoup d’efforts pour rester ensemble ; on ne reçoit pas de cadeaux tous les jours ; il s’agit de s’investir. Il faut s’en rendre compte ; il faut le vouloir. Si on ne le veut pas, c’est fini ; et c’en est fini du projet religieux.

Je tiens beaucoup à ce passage de l’épître aux Colossiens : « Vous donc, les élus de Dieu, ses saints et ses bien-aimés, revêtez des sentiments de tendre compassion, de bienveillance, d’humilité, de douceur, de patience ; supportez-vous les uns les autres et pardonnez-vous mutuellement, si l’un a contre l’autre quelque sujet de plainte ; le Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour (Col 3,12-13). J’aime bien cette recommandation : « Supportez-vous les uns les autres ».

À première vue, cela semble négatif. Mais se supporter peut être un signe d’amour. Ce n’est pas simplement de la tolérance, comme si on disait : « Il faut bien vivre avec telle personne, elle est là ». Il y a un autre verset, dans l’hymne aux Philippiens, qui éclaire cela, juste avant la grande hymne christologique : « Que chacun par l’humilité estime les autres supérieurs à soi » (Ph 2,3). Pour moi, c’est le cœur de l’Évangile. Ce sont les béatitudes. « Heureux les pauvres en esprit..., les humbles de cœur ». Je ne veux pas idéaliser, mais j’insiste, je trouve cela très important, on ne peut jamais oublier ce projet dans la vie religieuse : en tant que consacré, on est là, on vit ensemble parce qu’on veut s’aider mutuellement dans ce projet. Quand cette volonté n’y est plus, alors c’est fini. Mais s’il y a cette volonté, il faut supporter les faiblesses, parce que cela aussi appartient à l’essence même de la vie religieuse. On ne peut pas dire : « Moi, je veux vivre dans une communauté où il n’y a aucun problème ». Quand on rencontre quelqu’un, on sent s’il y a cette volonté. Sinon, cela devient un problème pour la personne elle-même et pour la communauté. Oui, il faut discerner.

Propos recueillis par Noëlle Hausman, s.c.m.

[1« Va te coucher et, si on t’appelle, tu diras : “Parle, Seigneur, car ton serviteur écoute”, et Samuel alla se coucher à sa place. Le Seigneur vint et se tint présent. Il appela comme les autres fois : “Samuel, Samuel”, et Samuel répondit : “Parle, car ton serviteur écoute” » (1 Sm 3,9-10).

Mots-clés

Dans le même numéro