Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La foi sans les œuvres ?

Pier Giordano Cabra, s.f.n.

N°2016-2 Avril 2016

| P. 43-50 |

Orientation

Un article du Père Pier Giordano Cabra, c’est tout un événement : auteur d’une trentaine de livres en italien, l’ancien supérieur général de la Sainte Famille de Nazareth et de la maison d’édition Queriniana, de Brescia, pourrait avoir inspiré plusieurs grands textes émanés de notre Dicastère, dans les années 90. Il nous propose ici, en forme de correspondance, ses pensées sur un aspect très visible de la crise chez les religieux. Seraient-ils acculés à une sorte de foi sans les œuvres ?

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Invité par un ami à commenter la crise des œuvres des religieux et religieuses [1], je dois avouer que dorénavant, je me sens davantage dans la position du supporter assis dans les gradins que dans celle d’un joueur sur le terrain, engagé dans le grand match que la vie religieuse mène aujourd’hui – un vieux supporter qui risque d’appliquer de vieux paradigmes, obsolètes et convenus, qui ne s’adaptent pas de façon créative aux stratégies sophistiquées de notre époque. Pour ne pas complètement manquer de tact face à la gentillesse de mon ami, je vous soumets quelques considérations, tout à fait personnelles, élaborées depuis mon modeste observatoire, laissant à ceux qui les liront la liberté de décider de leur pertinence.

Un retrait qui a des conséquences

La première considération concerne le malaise qui s’est glissé dans nos rangs religieux, en raison de notre « retrait », plus ou moins stratégique, de nos œuvres : on a l’impression de ne pas être à la hauteur de nos prédécesseurs, de liquider des initiatives et des institutions qui ont eu des effets positifs sur nos sociétés et sur l’Église, et de dilapider un patrimoine accumulé au prix de sacrifices importants et de décennies de dur labeur. Et ce n’est pas tout. Nous sommes affectés par le fait que nous sommes en train d’entraîner dans la cessation de nos activités, des laïcs qui nous ont assistés dans notre mission, souvent en quittant un autre travail, parce qu’ils avaient confiance en nous. Et ces laïcs qui restent aujourd’hui sans emploi ont une famille. Tout cela nous attriste et nous humilie. Mais nous peinons à trouver des solutions convaincantes. Voilà qui sème la méfiance vis-à-vis de notre mode de vie et jette une ombre sur notre avenir. Et cela, précisément au terme de l’année dédiée à la vie consacrée, une année vécue de façon plutôt distraite à l’intérieur et en dehors de nos communautés.

Nous le savons : nous craignons de devenir insignifiants, du moins ici, en Occident. Cela afflige tous ceux qui aiment leur vocation, leur Institut, les œuvres auxquelles et pour lesquelles ils ont donné leur vie. C’est bien compréhensible : « Et si tu ne pleures pas, de quoi pleureras-tu [2] ? »

Je voudrais toutefois rappeler cette évidence que tout a une fin, non seulement les personnes, mais aussi les institutions. Quand nous pensons à cela, nous nous comportons généralement vis-à-vis de notre famille religieuse comme lorsque nous disons : « Nous mourrons tous, moi aussi peut-être… » L’important est de continuer à vivre tant que cela nous sera donné, aussi bien individuellement que corporativement, afin de glorifier le Seigneur en toutes circonstances, afin de montrer que « dans notre vie comme dans notre mort, nous appartenons au Seigneur » (Rm 14,8). C’est-à-dire le plus sereinement possible, sans « acharnement thérapeutique », mais en tenant bon et, surtout, en n’abandonnant pas le navire dans la tourmente.

En effet, quelle que soit la façon dont on interprète la situation, une chose est sûre : ce moment de difficultés, qui concerne d’ailleurs aussi nos Églises, demeure entre les mains de Dieu, qui sait quel bien en tirer. Il ne s’agit donc pas de se plaindre de l’indifférence d’autrui, mais d’exister avec cette « fierté humble » d’avoir poursuivi notre mission pionnière d’humanisation, au nom de la charité chrétienne. Nous avons donné un modèle d’attention, souvent prophétique, à l’égard des besoins les plus urgents de la personne humaine et, maintenant, d’autres prendront notre succession, avec des moyens plus vastes que les nôtres et avec un peu de notre esprit, si du moins, nous nous sommes préoccupés de les y former. Plus que pallier un manque, nous avons mené une véritable éducation de notre société pour identifier et répondre aux demandes d’aide, concrètement et de façon créative. Rendons grâce pour notre histoire qui, malgré ses limites évidentes, a honoré l’Évangile, démontrant qu’il s’agit d’une Parole de vie et de promotion humaine. Une histoire à mener à présent selon des modalités qui restent encore à définir.

Il faut même aller plus loin : suivre le Christ implique une communion de vie et de mission avec Lui (cf. Mc 3,14), mais aussi une communion à son destin, autrement dit à sa passion et à sa mort. Si, de par nos activités florissantes, nous avons parfois pu donner l’impression d’être une sorte d’organisation sociale et caritative ou culturelle, aujourd’hui, grâce à notre faiblesse, nous pouvons prendre davantage conscience d’être dans le monde sacrement de la présence du Christ, qui a servi à travers sa parole et ses actes mais aussi à travers sa passion et sa mort. Et sa résurrection !

Voici le temps de la passion du Christ et de la nôtre, personnelle et institutionnelle : mais aussi prémices d’une résurrection, comme ce fut le cas après chaque « cure d’amincissement » dans l’histoire de la vie consacrée, tout comme du reste, dans l’histoire de l’Église. Le Seigneur n’abandonne pas son Église, il ne la prive pas du don de la vie consacrée, précieux pour sa mission. N’oublions pas que la vie consacrée est un élément constitutif de l’Église et qu’elle existera donc toujours avec et pour l’Église, comme sacrement vivant du Seigneur Jésus et signe de la puissance infinie de l’Esprit Saint, agissant dans son Église de façon remarquable.

Il ne s’agit pas là d’un égarement mystique ou d’une consolation « bon marché » ; nous sommes devant l’opportunité de nous purifier des œuvres, aussi justes soient-elles, dans la mesure où nous y avions mis notre réalisation personnelle et institutionnelle ainsi que notre sécurité. Et si cette purification pouvait nous aider à trouver de nouvelles modalités, peut-être plus humbles, de vivre notre charisme ?

Une vie fraternelle compromise

La seconde considération concerne la vie fraternelle, qui peut être particulièrement difficile et compromise, précisément au moment où elle est absolument nécessaire, aussi bien pour notre témoignage, que pour le futur de la famille religieuse. On sait bien que les victoires ont toujours de nombreux pères et que les défaites sont toujours orphelines. Nos défaites aussi sont orphelines, mais nous cherchons quand même le coupable, nous disputant quant aux responsabilités, aux causes, et risquant ainsi de créer de profondes divisions qui compromettent la fraternité.

Cela serait la victoire de l’Adversaire, qui travaille chaque jour à rompre l’union des cœurs et des esprits par tous les moyens, à détruire les forces, à semer la méfiance vis-à-vis de la force constructrice et attestataire de la charité. Il sait que la preuve de la vérité de l’Évangile vient précisément de l’amour réciproque des chrétiens. En effet, « s’il me manque l’amour, je ne suis rien » : quand bien même nous aurions dépensé toute notre énergie dans nos actions et nous nous retrouverions sans charité, nous ne serions rien (Cf. 1 Co 13).

N’entrons donc pas dans la traque des coupables, mais dans la recherche de nouvelles solutions, si elles existent. Et toujours et malgré tout, la recherche de la cohabitation fraternelle, même dans la différence, quelle qu’elle soit et qui existera toujours, étant donné que nous ne nous sommes pas choisis parce que nous étions frères et sœurs, mais que nous avons été choisis pour devenir frères et sœurs. J’ai le sentiment qu’à l’avenir, notre témoignage délaissera de plus en plus la quantité des œuvres pour la qualité de la fraternité, dans le service aux personnes âgées, dans l’acceptation des différences culturelles de plus en plus hétérogènes, dans les communautés pluri-ethniques, dans la pluralité des rôles et des missions personnelles.

Il est probable que les « nouvelles communautés » se réuniront de moins en moins autour d’une œuvre à gérer, devenant de plus en plus des lieux de soutien fraternel pour vivre le charisme à travers ses diverses réalisations et actualisations.

Le courage d’une cohérence

Une troisième considération est le courage de la vérité, de ce que nous sommes et de ce que nous disons. Je cite (avec honte en ce qui me concerne) ce texte concernant ce que nous sommes :

Tant que nos maisons, nos couvents, nos paroisses seront seulement des lieux communs et normaux, nous susciterons des réponses communes et normales et rien ne se passera. Tant que les religieux seront bien habillés, bien nourris et bien soignés, être solidaire avec les pauvres restera un vœu pieux, plus apte à susciter des sentiments que des actions créatives. Tant que nous ferons bien ce que d’autres font mieux et de façon plus efficace, nous pourrons difficilement prétendre être considérés comme le sel de la terre et la lumière du monde (H. Nouwen).

Quant à ce que nous disons (et cela aussi, je le dis avec honte), il me semble que nous sommes trop timides quand il s’agit de prononcer, avec spontanéité et de façon affectueuse, le nom de Jésus, ce « tout de notre vie », ce seul nom dans lequel se trouve le salut. Et ce, face à ceux qui sont en train de l’oublier, ceux qui veulent le supprimer, face à la distraction de nos jeunes.

Je voudrais que seule cette parole sorte de ma bouche, le plus souvent possible. Mais toujours avec la singularité voire l’étrangeté de notre mode de vie, qui rappelle de façon plus ou moins cachée, le type de vie choisi par le Fils de Dieu quand il a souhaité partager notre condition humaine, en prenant le nom de Jésus. Je ne sais pas ce que nous réserve l’avenir, mais j’espère qu’en toutes circonstances, nous pourrons affirmer avec l’Apôtre Paul : « En aucun cas, je n’accorde du prix à ma vie, pourvu que j’achève ma course et le ministère que j’ai reçu du Seigneur Jésus : rendre témoignage à l’Évangile de la grâce de Dieu » (Ac 20,24).

P.S. : En tant que supporter, je voudrais rappeler aux joueurs sur le terrain que le match est déjà gagné. Même si la fin du match est difficile, qu’ils n’abandonnent pas le terrain, afin de ne pas rater la troisième mi-temps des vainqueurs !

[1Traduit de l’italien par les soins de notre rédaction.

[2Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, Livre XXXIII.

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