Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Identité et mission du religieux frère dans l’Église

Pierre Raffin, o.p.

N°2016-2 Avril 2016

| P. 13-18 |

Kairos

L’évêque émérite de Metz commente pour nous le document rendu public par notre Dicastère en novembre dernier. Il nous permet de comprendre pourquoi la vocation de frère concerne en fait toutes les formes de vie consacrée, et toute l’Église. On regrettera avec lui qu’un document tant attendu ne règle ni n’éclaire l’épineuse question de la juridiction des frères dans les «  instituts mixtes  ».

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« Identité et mission du religieux frère dans l’Église », tel est le titre d’un document de la Congrégation pour les Instituts de Vie consacrée et Sociétés de Vie apostolique, daté du 4 octobre 2015 [1]. Ce document invite à réfléchir sur la vocation et la mission du religieux non-prêtre dans les instituts cléricaux, dans les instituts mixtes, dans les instituts religieux de frères et dans certaines communautés nouvelles. Les frères et religieux laïques forment aujourd’hui un cinquième de l’ensemble des religieux hommes dans l’Église. Certaines sociétés de vie apostolique – par exemple certains instituts missionnaires – ont ou ont eu également des membres laïques et sont donc indirectement concernés par ce document. Ce document s’adresse d’ailleurs à toute l’Église, comme le précise le n° 2, car c’est toute l’Église qui doit promouvoir la vocation et la mission du religieux-frère.

Une question de grande importance

En 1994, les pères du Synode sur la vie consacrée avaient demandé que soient étudiées la place et l’autorité (la juridiction) des frères dans les instituts mixtes comme les Religieux de Saint-Vincent-de-Paul. Force est de constater que la question n’est toujours pas tranchée, puisque il est dit au n° 39 : « nous attendons que se résolve avec détermination et dans un lapse (sic) de temps opportun la question concernant la juridiction des frères dans ces instituts ». L’Église prend son temps, mais, à force d’attendre, on risque de résoudre la question au coup par coup, ce qui n’est pas heureux.

L’intérêt d’un tel document est de rappeler que la vie consacrée, et donc la vie religieuse, se situe dans le prolongement et l’épanouissement de la grâce baptismale et n’implique pas de soi l’ordination presbytérale. Le monachisme dans son premier jaillissement était laïque. Il rappelle également l’importance de la fraternité : la consécration religieuse en effet est vécue au sein d’une fraternité. Vivre en frères fait partie de l’imitation des apôtres promue par les Actes et cet idéal constitue un stimulant pour toute l’Église-communion : « Et tous vous êtes frères » (Mt 23,8), nous dit Jésus.

Pour avoir vécu la vie commune pendant trente ans comme religieux-clerc, je puis témoigner de l’importance de la présence des frères non-prêtres dans les communautés des instituts cléricaux. Alors que le ministère entraîne les prêtres hors du couvent, les frères « gardent la maison » au sens fort du terme et contribuent à en faire un foyer fraternel et chaleureux. Ils sont un élément puissant d’humanisation des communautés masculines.

Une question souvent mal posée

Le document est prolixe dans l’énumération des tâches qui peuvent être confiées à des religieux non-prêtres. Cependant, la vraie question, pour moi, n’est pas là, mais dans l’articulation juste entre la diversité des engagements et la finalité de l’institut.

La vie consacrée, surtout laïque à ses débuts, s’est donné comme objectif fondamental la culture du trésor collectif chrétien contenu dans les sacrements d’initiation et qui est offert à tous les fidèles (9).
En particulier, le religieux frère, comme la religieuse, rend visible dans l’Église le visage du Christ-frère, « l’aîné d’une multitude de frères » (Rm 8,29), artisan d’une nouvelle fraternité qu’il instaure avec son enseignement et avec sa vie (15).
La consécration religieuse aide le frère à participer plus consciemment à la dimension fraternelle qui caractérise le sacerdoce du Christ […] Ancré dans cette expérience [de la communauté où Jésus se rend présent], le frère développe le sacerdoce baptismal par la fraternité, étant pour elle le pont entre Dieu et ses frères, oint et envoyé par l’Esprit pour faire advenir à tous la Bonne Nouvelle de l’amour et de la miséricorde de Dieu, plus particulièrement aux plus petits de ses frères, les membres plus fragiles de l’humanité (17).
Soutenu et inspiré par Marie, le frère vit dans sa communauté l’expérience du Père qui rassemble les frères avec son Fils autour de la table de la Parole, de l’eucharistie et de la vie. Avec Marie, le frère chante la grandeur de Dieu et proclame son salut : pour cela, il ressent l’urgence de chercher et à faire asseoir à la table du Règne ceux qui n’ont rien à manger, les exclus de la société et les marginalisés qui ne profitent pas du développement économique. Ceci est l’eucharistie de la vie que le frère est appelé à célébrer à partir de son sacerdoce baptismal, réaffirmé par sa consécration religieuse (20). [2]

Je m’explique. Dans les instituts de frères, hospitaliers ou enseignants, la finalité est clairement indiquée par le propos du fondateur inscrit dans les Constitutions. Il faut que les hospitaliers soignent et que les enseignants éduquent et enseignent et, comme personnes consacrées, ils ont recours aux moyens de grâce retenus par leur institut. Ils n’ont pas à chercher ailleurs la fidélité à leur vocation et à leur mission. Heureux sont ceux qui peuvent bénéficier du savoir-faire et de la générosité des frères hospitaliers de Saint-Jean-de-Dieu comme ceux que j’ai eu la chance de rencontrer il y a peu au Togo. Heureux sont ceux qui peuvent bénéficier du charisme lasallien que les Frères des Écoles chrétiennes, devenus hélas moins nombreux en France et en Europe occidentale, ont su transmettre à des éducateurs laïques ; mais il convient de rappeler en même temps que la vocation de frère enseignant n’a rien perdu de son actualité. L’éducation de la jeunesse est une priorité, pour l’Église et la société, et sa réussite dépend de la qualité humaine et spirituelle des éducateurs. J’aurais aimé que le document dise ces choses plus nettement.

Quant aux frères coopérateurs ou coadjuteurs temporels des instituts cléricaux, le document n’apporte guère de proposition innovante. Qu’il me soit permis de citer l’Ordre des Frères Prêcheurs, puisque c’est l’institution que je connais le mieux. Saint Dominique avait dans son groupe fondateur des clercs et des convers et, afin de libérer totalement les clercs pour le ministère de la prédication, il avait pensé confier aux convers le gouvernement des communautés, mais l’expérience négative de l’Ordre de Grandmont où les convers avaient pris le pouvoir sur les clercs le dissuada d’en faire autant. On confia donc aux convers des tâches domestiques qu’ils surent accomplir avec excellence et générosité, notamment comme portiers. Dans les situations de première évangélisation, des convers eurent davantage de responsabilités. Quoi qu’il en soit les tâches domestiques sont importantes et respectables dans une communauté fraternelle et l’on s’en rend compte d’autant mieux lorsqu’elles ne sont plus remplies. Dans le Lima colonial du XVIIe siècle où il y avait deux couvents de Prêcheurs, chacun eut son saint frère portier qui, de sa loge, sut organiser un véritable service social pour les pauvres et les SDF du moment : le mulâtre Martin de Porrès, dont la canonisation a réjoui les « coloured people » du nouveau monde, et l’émigré espagnol Jean de Macias. À l’époque contemporaine, quand les convers sont devenus coopérateurs portant le même habit et jouissant de la voix active et, pour certaines charges, de la voix passive, on n’a pas su trouver les voies d’une véritable innovation. Dans certaines provinces de l’Ordre, on a vu surgir la militance de groupes de frères coopérateurs pour la promotion de la justice et de la paix ou d’autres justes causes, mais je ne pense pas que ce soit là le renouveau qui puisse redynamiser la vocation et la mission de frère coopérateur.

Notre document a raison d’insister, comme tant d’autres documents d’Église, sur la qualité de la formation initiale et permanente. Les réponses concrètes à cette exigence ne sont pas toujours faciles à trouver lorsque les candidats sont peu nombreux, mais il faut les chercher avec résolution. Ce texte réussira-t-il à susciter de nouvelles vocations de frères ? Il faut le souhaiter. Le succès de l’entreprise dépend, selon ce que préconise le document lui-même, de la capacité des Églises particulières à s’intéresser à cette cause et à l’inscrire dans leur pastorale des vocations.

Malgré ses inévitables limites, ce document est bienvenu à la fin de l’année de la vie consacrée.

[1. Sous-titre : « Et tous vous êtes frères » (Mt 23,8), Vatican, Libreria editrice vaticana, 2015.

[2Identité et mission du religieux frère dans l’Église, extraits.

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