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Considérations humoristiques sur le vœu de pauvreté des religieux

Jean-Marie Hennaux, s.j.

N°2016-2 Avril 2016

| P. 75-80 |

Sur un autre ton

«  Nous n’arriverons pas à vivre la pauvreté de Jésus sans l’aide des pauvres  ». Un peu d’humour pourrait consister, pour les religieux, à se situer, dans le grand cirque de la comédie humaine, du côté des clowns : une telle approche de leur mystère ne permet-elle pas une théologie conforme à cet état de conversion ?

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Jésus témoigne de la pauvreté du Père, du Père qui attend le retour de son fils et à qui donc tout manque. Jésus partage la compassion du Père pour tous les pauvres de la terre. Les pauvres de la terre qui sont son image, et plus que son image, sa réalité. Jésus s’approche d’eux, il les touche, il les guérit. Il ordonne à Judas qui tient la bourse commune des disciples d’y faire la part des pauvres. Il s’installe au milieu d’eux et il les déclare « bienheureux ». Non pas à cause de leurs vertus, mais parce qu’ils sont l’image du Père, et plus que son image, sa réalité. Il mourra nu sur une croix entre deux bandits.

Pauvreté de Dieu, pauvreté de Jésus, pauvreté des pauvres. C’est de cette pauvreté-là que les religieux désirent témoigner. Mais – tout le monde le sait – la plupart de ceux et celles qui font vœu de pauvreté ne sont pas pauvres (du moins en Europe occidentale). Ce n’est pas que ces religieux (je parlerai au masculin, mais cela vaut tout autant pour les femmes) n’aient consenti parfois à de grands renoncements. Plusieurs d’entre nous auraient pu prétendre à des carrières brillantes et très lucratives. Il n’en reste pas moins que, pour l’heure, leur petit déjeuner, leur dîner et leur souper sont assurés. Ils ont un toit. Leurs vêtements sont modestes, mais décents. On a versé pour leur pension de vieillesse. Celle-ci ne leur fait pas trop de problème. S’ils sont malades, ils ont l’argent nécessaire pour se faire soigner. Inutile d’insister.

*

De ces « pauvres » entre guillemets, je fais partie.

Alors que m’arrive-t-il lorsque je croise un vrai pauvre ? Quand je rencontre Henri, Christian, Marc, Candy, Joël, Carine ou Océane ?

Je suis remis à ma place. J’ai l’évidence que ce sont eux qui vivent la pauvreté de Notre Seigneur Jésus-Christ, la pauvreté de Dieu.

J’essaye de m’agenouiller en esprit devant eux. Sans le leur dire, j’espère leur intercession et je pense : « Moi, par mon vœu, je ne suis qu’allusion à la pauvreté, allégorie de la pauvreté. La réalité de la pauvreté, c’est eux ».

Mon « vœu » de pauvreté prend soudain un sens du mot vœu auquel je n’avais pas beaucoup songé : celui de « souhait ». Je ne serai pauvre parmi les pauvres qu’à ma mort.

*

Certains théologiens de la vie religieuse ont référé le vœu de pauvreté à une vertu : la vertu de pauvreté. C’est une voie. Ambiguë. Elle peut enfermer dans une perspective morale, ascétique, rester dans la ligne de l’idéal du moi. Elle peut conduire au découragement, à l’hypocrisie.

D’autres ont rapporté le vœu à la pauvreté de Jésus, le Modèle vivant. C’était un progrès. D’autres encore (parfois les mêmes) se sont demandé s’il n’y avait pas un rapport intrinsèque du vœu de pauvreté des religieux aux pauvres. Souvent dans la perspective de rejoindre ceux-ci dans leur milieu de vie, pour leur porter la Bonne Nouvelle de la prédilection de Dieu à leur égard, parfois pour en recevoir des leçons, pour se laisser évangéliser par eux. C’est là sans nul doute une ouverture spirituelle et théologique extrêmement féconde. Mais tous les religieux n’ont pas la vocation d’aller vivre au milieu des pauvres. Le lien du vœu de pauvreté aux pauvres ne vaut-il pas pour tous ? Si oui, comment ? C’est la question que je voudrais poser.

*

Revenons un instant à ce que nous disions plus haut : nous, les religieux, nous sommes les clowns de la pauvreté [1]. Dans le cirque de la comédie humaine, nous rappelons que la pauvreté a un rapport au Christ, à Dieu, mais nous le faisons d’une manière ridicule : la plupart d’entre nous ne sont pas vraiment pauvres, nos maisons ne sont pas pauvres, etc.

Les clowns témoignent du caractère tragique de la condition humaine, mais ils le font en faisant rire. C’est une miséricorde : nous ne sommes guère capables de regarder en face notre condition, de la dévisager. Les clowns disent la vérité, mais sur le mode humoristique, seul supportable.

Notre prétention à être pauvres a, en face des véritables pauvretés, quelque chose de ridicule. Nous disons et nous ne faisons pas.

Mais alors sommes-nous réduits à une position pharisaïque ? Le tort du pharisien, c’est de ne pas accepter cette vérité humaine : « Je dis et je ne fais pas » ; c’est, se sachant pécheur comme tout le monde, inégalé à ce qu’il propose, continuer d’affirmer : « Je suis un juste » (« Je suis un pauvre ») ; c’est refuser d’être ridicule ; c’est manquer d’humour ; c’est ne pas accepter d’être un clown.

L’humour est distance d’avec soi, reconnaissance de sa propre duplicité indépassable, humilité. « Qui ne se grime ? » demandait Georges Rouault dans le Miserere.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, témoigner (sans le vouloir évidemment mais en y consentant) de notre incapacité à être vraiment pauvre appartient aussi à notre vœu de pauvreté. Que l’on me comprenne bien, cependant ! L’acceptation d’être un clown, dont je viens de parler, ne peut signifier résignation à la médiocrité. Nous sommes vraiment appelés à vivre la pauvreté de Jésus. Mais nous n’y arriverons pas sans l’aide des pauvres.

N’ambitionnons pas trop d’être pauvres. La place est déjà prise ! Faisons nos vœux dans une grande discrétion. Sans trop de solennité.

La crise de la vie religieuse ? Quelle bénédiction ! Nous étions si fiers de nous. Bien sûr, il est loin le temps où l’on définissait la vie religieuse comme un « état de perfection », mais beaucoup de religieux se considèrent encore comme des super-chrétiens.

*

La vie religieuse se définit comme un état de conversion. Une conversion où l’on accepte chaque jour d’être reconduit à la dernière place, dans la seule hiérarchie qui compte, la hiérarchie de la charité. Tant de pères et de mères de famille sont plus haut que nous dans cet ordre ! Et du point de vue de la pauvreté, « les pauvres sont nos maîtres » (saint Vincent de Paul).

Les théologiens de la vie religieuse n’ont pas à l’exalter, mais à l’humilier, c’est-à-dire à la rendre plus humble. Un changement de langage est urgent.

Si quelqu’un se moque de notre pauvreté, réjouissons-nous sincèrement. On a perçu quelque chose de notre mystère. Mais n’omettons pas d’entendre dans cette moquerie un appel à devenir plus pauvre.

*

Enseigne-t-on aux novices que le vœu de pauvreté a un rapport intrinsèque aux pauvres ? Leur enseigne-t-on qu’ils ne sont que des signes avant-derniers ? Ce rapport aux pauvres ne peut rester théorique. Pour être réel, il doit être vécu tout au long de la vie. Comment cela peut-il se faire ? N’est-ce pas par des amitiés fidèles avec des personnes vivant dans la pauvreté ou la misère ? Tous les religieux n’ont pas la vocation d’aller vivre au milieu des pauvres, je l’ai dit plus haut, mais tous ont la vocation de côtoyer des pauvres et de nouer avec eux des amitiés durables. Dans la perspective d’être aidés par eux plutôt que de les aider. Être aidé à devenir pauvre.

La parole de Jésus « Faites-vous des amis chez les pauvres [2] » va beaucoup plus loin qu’on ne le pense.

La pauvreté des religieux n’est « eschatologique » qu’en visée. Dans le concret de l’histoire, elle appartient plutôt à l’ordre des réalités « avant-dernières ».

*

Je pense, en terminant ces quelques lignes, à un tableau (inachevé !) de Cézanne : Apothéose de Delacroix. Hommage d’un peintre immense à un peintre qu’il jugeait plus immense que lui. Les terriens, dont Cézanne, lèvent les bras vers une beauté inaccessible. Ainsi les religieux lèvent-ils les bras vers les affamés, les assoiffés, les étrangers, les nus, les malades, les prisonniers, qui accompagnent le Fils de l’homme dans sa venue en gloire.

Remercions les pauvres de nous humilier et de nous rendre ainsi ouverts au Jour de Sa venue.

[1Les réflexions qui suivent doivent beaucoup à la contemplation de l’œuvre picturale de Georges Rouault (1871-1958). Contemplation qui n’est accessible qu’aux riches (livres, musées, conférences, etc.).

[2« Faites-vous des amis avec l’argent trompeur, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles » (Lc 16,9).

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