Rencontre avec Jean-Luc Blanpain
Vies Consacrées
N°2016-1 • Janvier 2016
| P. 3-10 |
RencontreLe chanoine Jean-Luc Blanpain est un bon connaisseur de l’islam auquel il a consacré, après sa spécialisation en théologie et en langue arabe et islamologie, une part de ses activités pastorales et d’enseignement théologique. Nous avons voulu le rencontrer au moment des événements qui ont bouleversé plusieurs grandes villes d’Europe. Il nous parle des enjeux d’une situation que les consacrés ne sont pas les derniers à porter dans le dialogue de la vie, de la prière et de l’action.
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Vs Cs • La première question qui peut venir à l’esprit, devant les faits graves que nous connaissons aujourd’hui, c’est : « comment en est-on arrivé là ? » Mais est-ce bien la bonne question ?
J.-L. Blanpain • Il est utile de se poser cette question, et de se replacer dans la perspective d’une histoire longue. On pourrait en effet à mon avis voir ce qui se passe actuellement comme le croisement de deux histoires.
Tout d’abord l’histoire du monde musulman qui, depuis la fin du XIXe siècle, a tenté de développer en raison des événements de l’histoire (les colonisations, la fin de l’empire ottoman, la question palestinienne) une réflexion identitaire fière et cohérente, qui puisse permettre aux musulmans de retrouver leur place dans le concert des nations. C’est une pensée qui, à travers ses différents courants, est à la fois religieuse, sociétale et politique et qui cherche à se démarquer de l’Occident (chrétien) perçu comme dominateur et cause d’une situation précaire.
En second lieu, il y a l’histoire de l’Occident lui-même qui, au cours de la même période, a progressivement perdu ses grands référents d’identité collective (politique ou religieux) pour ne se centrer que sur une perspective de croissance économique et de consommation individuelle, abandonnant les personnes à une forme d’anomie sociale, avec une déliquescence des liens sociaux, de la famille aux autres corps intermédiaires qui perdent tous de leur légitimité. Ce modèle génère les frustrations de ceux et celles qui, pour une raison ou une autre, se trouvent (ou se sentent) laissés pour compte et peut conduire à des attitudes de rejet de cette société et de quête d’une alternative mobilisatrice. C’est au croisement de ces deux histoires que la quête identitaire musulmane peut paraître comme une alternative séduisante pour certains, s’engouffrant dans une faille psychologique ou une période de crise personnelle. Et les conflits militaires et politiques qui se déroulent dans différents pays à majorité musulmane font que des groupes en conflit mobilisent autour d’un projet de société qui utilise des éléments de cette quête d’identité musulmane.
Vs Cs • Les jeunes qu’on dit radicalisés relèvent-ils d’un islam primitif, celui des commencements, ou bien n’ont-ils pas grand chose à voir avec la foi en un Dieu miséricordieux dont le dessein impénétrable enveloppe les « incroyants » ? En d’autres termes encore, est-il de l’essence des religions de générer la violence et de s’imposer par la force ?
J.-L. Blanpain • Ils me semblent surtout radicalisés dans le rejet d’un modèle de société qu’ils identifient à la société occidentale. Leur niveau de connaissance, et même de pratique religieuse, est très faible pour nombre d’entre eux. Privilégier la lecture religieuse des événements que nous vivons actuellement ne me paraît pas la clé la plus opérante. Il n’empêche que la question du rapport des religions à la violence garde toute sa pertinence, et appelle sans cesse les croyants à la vigilance. La perte du sens de Dieu et de sa transcendance peut conduire, dans toutes les traditions religieuses et à toutes les époques, les croyants à s’identifier aux convictions religieuses dont ils sont porteurs, à perdre le sens spirituel de la distance entre Dieu et les expressions religieuses, et à vouloir imposer ces dernières par la force, en se prenant pour Dieu. Ce ne serait donc pas un problème de radicalité religieuse, mais bien de tiédeur religieuse !
Vs Cs • Quelle place peut-on encore assigner, notamment dans la vie consacrée, au dialogue des religions, à l’efficacité de la prière, à la présence bienfaisante ? Les temps n’ont-ils pas changé ? N’entrons-nous pas dans des turbulences qui obligent à des prises de positions plus identitaires ?
J.-L. Blanpain • Plus que jamais le dialogue et la présence fraternelle sont fondamentaux. Si l’hypothèse proposée pour comprendre la crise actuelle est valide, la seule solution réside dans une reconstruction de lien social, de fraternité, de solidarité entre toutes les composantes de la société. Pour les chrétiens, cela inclut bien sûr la dimension de la prière, car cette fraternité n’est pas d’abord un projet humain, mais le projet de Dieu pour l’humanité. Elle n’est pas non plus d’abord le résultat d’une activité humaine, mais un don de Dieu. La prière est aussi le chemin qui peut me conduire à reconnaître l’autre qui me paraît si lointain ou si différent comme un frère, à déchiffrer en son visage l’image et la ressemblance de Dieu, à expérimenter cette unité fondamentale du genre humain, tant dans son origine que dans sa destinée. La seule pratique identitaire chrétienne légitime est une pratique de relation. Ce n’est jamais un repli sur soi. Pour reprendre une expression de Michel de Certeau, le chrétien se définit comme « pas sans » l’autre. Il est toujours un mendiant de relation, car c’est là que se joue pour lui la rencontre du Ressuscité.
Vs Cs • Les guerres endémiques au Moyen-Orient semblent alimentées par le sang des jeunes marginalisés occidentaux autant que par l’armement de nos gouvernements démocratiques ; des millions de réfugiés paient le prix d’affrontements dont les racines semblent plus économiques que religieuses ; est-ce votre analyse ?
J.-L. Blanpain • Je ne pense pas que les racines de ces guerres soient d’abord économiques. Elles ne sont certes pas d’abord religieuses. Elles me paraissent surtout politiques, au sens où les questions qui se posent sont celles relatives aux frontières et aux structures d’État imposées après la fin de l’Empire Ottoman et suite à la création d’Israël en 1948. Ces frontières et ces structures d’État représentent une réelle violence historique et ne prennent pas en compte les diversités culturelles, religieuses et ethniques de la région. Une formule alternative est difficile à trouver, pour que de nouvelles structures ne soient pas simplement l’expression de la loi du plus fort. Il n’empêche que ce débat devra être abordé si l’on veut que la paix puisse s’établir et que cesse de croître le nombre de morts, de blessés, de réfugiés.
Vs Cs • Au début de cette année de la Miséricorde, pourrait-on considérer la miséricorde divine comme un point de rencontre entre croyants, et en particulier entre chrétiens et musulmans ?
J.-L. Blanpain • La miséricorde divine est un des attributs majeurs de Dieu en Islam. Le début de la Fâtiha, la première sourate, tellement présente dans la prière dit : « Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux. Louange à Dieu, Seigneur des mondes, le Clément, le Miséricordieux ». La miséricorde de Dieu se trouve ainsi directement rattachée à sa seigneurie sur les mondes. Elle se manifeste pour le croyant avant tout dans le don du Coran, qui indique une direction, et qui permet ainsi au croyant de bénéficier de cette miséricorde en s’en remettant au chemin indiqué.
Pour le chrétien, la miséricorde divine se manifeste de façon décisive dans le visage du Père révélé par Jésus, à travers ses paroles et ses actes, à travers sa mort et sa résurrection. Ce chemin de vie renvoie le chrétien, bénéficiaire de cette miséricorde, à une vie miséricordieuse à l’image du Père, sous la motion de l’Esprit Saint.
Tout en ayant une définition propre, qui s’inscrit chaque fois dans la cohérence religieuse de chacune des traditions, la miséricorde divine renvoie dans les deux cas le croyant à sa façon de vivre sa foi au quotidien ; elle est aussi un beau lieu pour partager à propos du mystère de Dieu qui nous est révélé dans chacune de nos traditions. La miséricorde vécue concrètement peut, à ce niveau, être un véritable terrain de rencontre, à la fois comme émulation spirituelle réciproque et comme chemin de croissance dans la fraternité.
Notons aussi que lors de l’audience interreligieuse à l’occasion des 50 ans de Nostra Aetate, le 28 octobre dernier, le Pape François déclarait à ce propos : « Le jubilé extraordinaire de la miséricorde, qui est devant nous, est une occasion propice pour travailler ensemble dans le domaine des œuvres de charité. Et dans ce domaine, où compte surtout la compassion, peuvent s’unir à nous tant de personnes qui ne sentent pas croyantes ou qui sont à la recherche de Dieu et de la vérité, des personnes qui mettent au centre la figure de l’autre, en particulier la figure du frère ou de la sœur dans le besoin. Mais la miséricorde à laquelle nous sommes appelés embrasse toute la création, que Dieu nous a confiée afin que nous en soyons les gardiens, et non les exploiteurs ou, pire encore, les destructeurs. Nous devrions toujours nous proposer de laisser le monde meilleur que celui que nous avons trouvé (cf. encyclique Laudato si’, n. 194), à partir de l’environnement dans lequel nous vivons, à commencer par les petits gestes de notre vie quotidienne ».
Ces propos du Pape sont certainement valables en ce qui concerne les relations avec les musulmans, qui sont par leur tradition très sensible à cet attribut divin de miséricorde.
Vs Cs • Verriez-vous une figure spirituelle qui puisse nous éclairer sur ce chemin ?
J.-L. Blanpain • Je retiendrais volontiers celle du Bienheureux Charles de Foucauld, dont le centenaire de la mort est célébré cette année. Résolument engagé pour des relations fraternelles avec les musulmans, sa vie est aussi enracinée dans toutes les complexités et contradictions d’un monde (lien avec l’armée, la colonisation). Sa mort elle-même sera l’objet de controverses. Mais son lien avec son « bien-aimé frère et Seigneur Jésus », en particulier dans la contemplation eucharistique, lui ouvrira la voie d’une fraternité, dont il ne verra pas lui-même les fruits, mais qui se développera après sa mort.
Dans une lettre à Marie de Bondy, il écrivait de Beni Abbès le 7 janvier 1902 : « Je veux habituer tous les habitants, chrétiens, musulmans, juifs... à me regarder comme leur frère, le frère universel. Ils commencent à appeler la maison “la fraternité” et cela m’est doux ».
Prenons le temps de goûter cette douceur !
Propos recueillis par Noëlle Hausman