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Le salut des œuvres de miséricorde

Xavier Dijon, s.j.

N°2016-1 Janvier 2016

| P. 11-24 |

Kairos

Présentée une première fois à l’Université de Fribourg lors d’un Colloque sur l’approche théologique de l’aide, cette réflexion inédite d’un juriste théologien inaugure à merveille l’année jubilaire que nous venons d’entamer. Comment éviter que la relation d’aide ne se prenne au piège de la séduction ou de la domination, masquées par l’œuvre de miséricorde corporelle ou spirituelle où elle s’exprime ? Le jeu de l’aide ne consiste-t-il pas à entrer dans un triangle dont le Christ, aidant et aidé, devient l’équilibre secret ?

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En cette année jubilaire, les œuvres de miséricorde ne sont-elles pas utiles à rappeler ? Du côté corporel, on trouve les six gestes dont parle l’Évangile du Jugement dernier : «  J’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi !  » (Mt 25,35-36). Pour faire bonne mesure, la Tradition y ajoute une septième œuvre corporelle : l’ensevelissement des morts. Du côté spirituel, la bulle Misericordiae Vultus (2015) rappelle l’énumération de ces œuvres : conseiller ceux qui sont dans le doute, enseigner les ignorants, avertir les pécheurs, consoler les affligés, pardonner les offenses, supporter patiemment les personnes ennuyeuses, prier Dieu pour les vivants et pour les morts. Voilà autant d’attitudes qui nous décentrent de nous-mêmes pour nous tourner vers autrui, en position d’aidant par rapport à l’autre personne, aidée.
Or la relation d’aide pose une question difficile à celui qui veut accomplir une œuvre de miséricorde : se pourrait-il qu’il se mette entièrement au service de l’autre, sans rechercher pour lui-même une quelconque gratification de l’aide ainsi accordée ? Deux exemples. D’abord au niveau personnel : le jeune médecin qui s’engage dans l’urgence humanitaire n’emporte-t-il pas aussi dans sa trousse des premiers soins l’envie de changer d’air par rapport à une existence trop monotone ou cet espoir – plus dangereux sans doute – d’apparaître comme le sauveur du monde ? Ensuite au niveau politique : le pays européen qui investit l’argent de ses contribuables dans la coopération au développement d’un État africain, asiatique ou latino-américain n’attend-il aucun retour de sa mise, soit sur le marché de l’accès aux matières premières ou de l’écoulement de ses produits finis, soit dans le rapport de forces de la géostratégie politique ?

Introduction : Commencer par la fin

Nous voulons tenir la thèse selon laquelle la relation vécue dans l’œuvre de miséricorde ne trouvera sa propre justesse que si elle se laisse juger par un critère qui échappe aux deux partenaires qu’elle met en présence. Si la relation reste duelle, en effet, il faudra toujours craindre dans le chef, tant de l’aidant que de l’aidé, une motivation qui viendrait troubler la pureté du généreux discours tenu sur le geste posé. Pour trianguler cette relation, il faudra donc lui donner un sommet qui justifierait pleinement le don de l’aidant, d’une part, la réception par l’aidé, d’autre part, mais sans que l’un ou l’autre des partenaires se prenne aux pièges de la séduction ou de la domination, masquées par l’œuvre de miséricorde.
Or quel critère conviendrait le mieux au triangle pour lui servir de sommet, sinon la fin poursuivie par la personne aidée ? Il faudrait, en d’autres termes, que cette fin, poursuivie à son tour par l’aidant lui-même dans la générosité de l’aide, rejaillisse en gratification, non seulement sur la personne aidée qui obtiendrait sa fin, grâce à l’aide précisément, mais encore sur la personne aidante qui trouverait dans le geste qu’elle a posé un réel accomplissement d’elle-même. Loin de s’épier et de se soupçonner mutuellement en un jeu spéculaire qui les enfermerait dans l’aide, les deux partenaires trouveraient dans l’obtention de la fin qu’ils poursuivent ensemble, l’un aidant l’autre, la récompense personnelle de leur coopération. Ils trouveraient, du même coup, la fin (au sens de terminaison, d’achèvement) de leur aide, tant il est vrai que l’aide véritable cherche à disparaître elle-même devant la fin obtenue par autrui.
En langage théologique, nous voulons tenir que cette fin n’est autre que Dieu. Thomas d’Aquin le dit à sa manière : «  La béatitude ultime et parfaite ne peut être que dans la vision de l’essence divine [1]  » ; Ignace de Loyola, à la sienne : «  L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur et, par-là, sauver son âme [2]  » ; mais la conclusion est la même : la fin de l’homme est Dieu. Dès lors, plaçons donc aussi cette fin au sommet du triangle de l’aide pour mieux voir comment s’y comportent les partenaires [3]. Nous partons de la révélation biblique, dans le livre de la Genèse, d’abord, pour contempler l’essence de l’aide ; dans les évangiles, ensuite, pour en voir l’économie.

L’essence de l’aide

La première page de la Genèse présente l’essence de l’aide dans la figure de la femme, mais l’histoire nous a appris que cette figure peut se renverser en son contraire, aboutissant alors à la tentation, voire à la perversion.

La femme comme aide
Quand le Seigneur Dieu a modelé Adam à partir de la glaise, il s’est fait à lui-même cette réflexion, capitale pour notre propos : «  Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie  » (Gn 2,18). Or l’homme n’a trouvé cette «  aide assortie  » dans aucune des créatures animales qui peuplaient le jardin. Il fallait donc que le Créateur procédât à une nouvelle opération (chirurgicale) : du côté d’Adam plongé dans le sommeil, il façonne la femme et la présente à l’homme. À ce coup, l’homme (ish) reconnaît la femme (ishsha) comme cette aide qu’il attendait de la part de Dieu.
Les mouvements féministes sont loin d’être enthousiastes en lisant cette page de la Genèse. N’est-ce pas là, en effet, qu’a commencé la relégation de la femme dans un rôle secondaire, un rôle d’aide justement, alors que le personnage principal reste bel et bien l’homme qui, tel un seigneur, a nommé toutes les créatures pour manifester sur elles son pouvoir ?
Sans nier que des comportements proprement machistes de la part de l’homme envers la femme ont pu (et peuvent encore) induire une telle lecture, il conviendrait tout de même de vérifier si le déchiffrement inverse n’est pas plus juste : au lieu de dire que la femme devrait se contenter d’un rôle secondaire, puisqu’il s’agit de l’aide et – qui plus est – «  assortie  », on reconnaîtrait que l’aide joue, au contraire, un rôle primordial dans l’humanité puisque c’est une femme, partageant la même chair que l’homme, qui assume cette mission.
Certes, l’homme est créé le premier ; il est l’un en quelque sorte mais, pour être l’autre, la femme serait-elle secondaire pour autant ? Qui donc a dit qu’il vaut mieux être l’un que l’autre ? Et quel esprit oserait prétendre occuper une position de surplomb pour en juger ?
Ici encore, pour bien comprendre l’aide, il faut en regarder la fin. Or, dans la mesure où cette fin de l’homme est Dieu lui-même, que peut signifier cette aide de la femme en vis-à-vis de l’homme, sinon l’invitation à l’amour que lui permet sa propre altérité de femme ? Dans la mesure où la Bible, dès sa Genèse, montre Dieu comme le Créateur bienveillant qui suscite l’être humain dans l’amour pour être son image et ressemblance, il est clair que l’homme ne pouvait accéder seul à cette fin qu’est l’Amour sans aimer lui-même la femme que l’Amour a placée à ses côtés (à sa côte).
En se présentant de la sorte comme digne d’être aimée par l’homme, «  chair de sa chair, os de ses os  », Ève l’aide à trouver sa fin. Aide indispensable à l’homme, qui comble d’ailleurs aussi la femme elle-même puisqu’elle y remplit la mission que lui assigne l’Amour. Ainsi, la fin que poursuit l’homme se laisse-t-elle obtenir grâce à l’aide de la femme qui, à son tour, reçoit sa récompense de l’Amour même. L’un et l’autre, polarisés par le même sommet créateur, jouent à sa lumière le jeu de la gratification et de la soumission parce qu’ils sont à la fois en manque d’amour (ils ne l’ont pas inventé) et comblés par lui : l’Amour leur donne d’aimer pour être lui-même aimé.
Mais nous savons combien cette architecture triangulaire est fragile dès lors que le Serpent vient s’y insinuer.

L’aplatissement du triangle
Comme «  le plus rusé des animaux  » connaissait l’importance stratégique de la femme dans le parcours qu’entreprend l’homme en vue de reconnaître sa fin et que, précisément, en tant que «  diable  », c’est-à-dire «  celui qui se jette en travers  », il veut couper l’homme de sa fin, il attaque Ève. Par le mensonge d’abord : «  Alors, Dieu a dit que vous ne pouviez manger aucun des fruits du jardin ?  » (Gn 3,1) ; par le miroir ensuite : «  Vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux  » (Gn 3,5). Celle qui avait reçu mission d’aider l’homme à parvenir à sa fin se laisse tromper par la projection que le Jaloux fait sur elle en la rendant jalouse elle-même : elle et son homme seront leur propre fin et ne mourront pas !
Pour couper la relation entre le couple et sa fin, il n’y avait rien de tel que ce miroir puisque les sujets qui se regardent en cette tentation n’y voient plus qu’eux-mêmes. Or, comme il arrive à tous les personnages placés devant cette surface lisse, voici Adam et Ève ramenés à deux dimensions. Le triangle s’est raplati, perdant de sa hauteur, pour ne plus vivre qu’en sa base dans une relation duelle, mal vécue : à la souffrance de l’un dans le travail de la terre (la sueur de ton front) répond celle de l’autre dans le travail de l’accouchement (les peines de tes grossesses) et tous deux entrent dans le piège : «  Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi  » (Gn 3,16). La belle essence aimante de l’aide, qui donnait aux deux partenaires leur consistance propre en vue de leur fin, s’est corrompue dans leur désir de se saisir de cette fin elle-même. Du même coup, les voici livrés aux poussées de la séduction et du pouvoir.

La tentation suicidaire
L’aide au suicide constitue peut-être à cet égard le plus parfait exemple de l’inversion, pour ne pas dire de la perversion, de l’aide telle que pensée par le Créateur à l’origine du couple humain. Bien sûr, le vocabulaire de l’aide reste d’usage, puisqu’on parle d’aide au suicide. Il importe, en effet, que l’aidant ne recherche, en aucune manière, un quelconque ‘retour’ de l’assistance qu’il procure à la personne qui entend se supprimer. Seule la pitié – ou la miséricorde – doit l’animer.
Exemple : par nécessité de montrer son but désintéressé, l’association suisse d’aide au suicide Dignitas, vivre dignement, mourir dignement tient un raisonnement a contrario à partir de l’art. 115 du Code pénal suisse selon lequel celui qui, poussé par un mobile égoïste, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance en vue du suicide, sera, si le suicide a été consommé ou tenté, puni d’une peine privative de liberté de cinq ans au plus ou d’une peine pécuniaire. Pour l’association, cette formulation «  signifie que toute personne qui, sans motifs égoïstes, en aide une autre à se suicider ne peut être punie [4]  ». Tout est pensé, en effet, pour que le processus de l’aide se gomme lui-même en quelque sorte, puisque l’aidant ne peut faire valoir aucun mobile qui entrerait dans la défense de ses intérêts propres et qu’il ne peut non plus poser lui-même le geste de mort sur le malade.
Voit-on à quel point l’aide, ici, s’est inversée ? Alors que, dans l’amour, la femme aide l’homme à obtenir sa fin et reçoit de cette générosité le fruit de son aide, par contre, dans la mort, l’aidant ne peut recevoir d’autre gratification de son assistance que le renforcement de sa conviction quant à la solitude fondamentale de chaque individu. Quant à l’aidé, il n’est plus là. Dans le premier cas, la fin, proprement insaisissable, attirait et comblait à la fois le désir des deux partenaires de l’aide qui y trouvaient, chacun, leur identité rigoureusement personnelle au masculin et au féminin de leur être ; en revanche, dans le second cas, les deux partenaires entendent se défaire du surgissement de la vie qui les tenait en respect l’un de l’autre : leur fin commune n’est plus rien d’autre que la mort qui tue le lien qu’ils avaient encore entre eux.
L’aidant, obligé par la loi de se vider de son intérêt propre, n’a pu qu’entrer en fusion avec la volonté impérieuse exprimée par l’aidé d’être assisté dans son autonomie radicale. Geste doublement contradictoire dans la mesure où l’aidant est censé disparaître, englouti qu’il est dans le vœu d’autrui, alors que l’aidé est présumé exercer son autodétermination la plus extrême mais, en fin de compte, l’aidant n’a pas du tout disparu puisqu’il reste en vie, tandis que l’aidé a vu mourir toute autonomie.
La mort, qui aurait dû se présenter à eux comme le chiffre d’une transcendance de la vie qui leur échappe, a répondu à leur appel en tuant ce lien qui les maintenait dans le respect mutuel. Au miroir de la tentation, elle a aplati ces deux partenaires dans l’homicide, réclamé par l’un, assisté par l’autre, pervertissant ainsi la belle dynamique de l’aide qui trouve sa propre fécondité à rester polarisée par l’insaisissable fin. Où se confirme une fois de plus que la fusion est mortelle.

L’économie de l’aide

Pour vivre l’aide dans sa justesse, il importe donc d’en ouvrir l’espace pour y accueillir la fin qui gratifie chacun des partenaires dans l’acte même de leur aide. L’Évangile le montre excellemment dans deux textes qui méritent notre attention particulière en ce Jubilé de la miséricorde : la parabole du bon Samaritain (Lc 10,25-44) et l’annonce du Jugement dernier (Mt 25,31-46). Mais on notera d’abord que l’un et l’autre textes concernent tout être humain.

L’universalité de l’aide
Dans l’Évangile, l’aide ne reste pas confinée à un petit cercle de croyants qui cultiveraient là une vertu dont ils auraient le monopole ; la Bonne Nouvelle fait, au contraire, sauter les barrières confessionnelles.
Le trait est frappant dans la parabole puisque ces personnages éminemment religieux que sont le prêtre et le lévite sont disqualifiés au profit de l’hérétique, qui a fait sécession par rapport à la pure foi juive. Par-delà les clivages confessionnels, voici ce Samaritain élevé, peut-on dire, à sa condition d’homme universel, capable de s’émouvoir au fond de ses entrailles et de poser les gestes qui sauvent. Cet homme a d’ailleurs devant lui un homme comme lui, pas autrement défini que par cette qualité générale («  Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho  », Lc 10,30). L’aide se vit ici d’homme à homme, sur la base d’une compassion foncière. Le Samaritain ressent, en sa propre humanité, les blessures infligées au malheureux assailli par les brigands ; il fait dès lors pour autrui ce qu’il aurait fait pour lui-même, obéissant par là au commandement qui vient d’être rappelé : «  Tu aimeras ton prochain comme toi-même  » (Lc 10,27). Or la parabole nous apprend que ce prochain est précisément tout homme dont l’homme accepte de se faire proche.
Le tableau du Jugement dernier s’ouvre sur une perspective également universelle puisque, devant le Fils de l’homme assis sur son trône de gloire seront rassemblées toutes les nations (cf. Mt 25,31-32). Ici encore, les démarches proprement religieuses ne sont pas évoquées, mais plutôt les œuvres de miséricorde aussi simplement humaines que de donner à manger ou à boire, de vêtir, d’accueillir ou de donner du réconfort. En finale, tous les hommes sont jugés sur leur capacité à s’ouvrir à la détresse des autres et à leur venir en aide. Bénédiction pour ceux qui ont posé les gestes qui honoraient leur humanité, malédiction pour ceux qui les ont refusés, tandis que les uns et les autres ignoraient la profondeur proprement spirituelle de leur attitude : «  Seigneur, quand nous est-il arrivé de t’avoir vu... ?  » (Mt 25,37.44).
Lorsque n’importe quel être humain s’interroge sur l’essentiel de sa vie, sur sa densité éternelle, le voici amené, tant par la parabole que par la prophétie, à vivre l’aide d’autrui dans la simplicité la plus radicale de son humanité. Or l’Évangile porte aussi en lui la manière la plus ajustée d’exercer cette aide.

La récompense de l’aide
Lorsque Jésus raconte la parabole du bon Samaritain, c’est au cours d’un dialogue entamé par la question du légiste qui voulait savoir ce qu’il devait faire pour avoir en partage la vie éternelle ; il s’agissait donc d’un entretien sur la réussite plénière de l’existence. Quant à l’annonce du Jugement dernier, elle se termine, à droite, par l’entrée des justes dans le Royaume qui leur a été préparé, à gauche, par l’envoi dans la peine éternelle ; ici encore, donc, il y va du tout de l’existence. Dans les deux cas, on voit comment cette mention de la fin permet de vivre l’aide sans tomber dans l’un ou l’autre de ses pièges, car l’aide n’est rien d’autre, pour tout humain, que l’exercice de sa propre humanité en marche vers son propre accomplissement.
Quand le légiste répond à la question de Jésus en désignant le troisième passant comme celui qui s’était fait le prochain de l’homme couché au bord de la route parce qu’il a exercé à son égard la miséricorde, Jésus l’approuve en l’exhortant : «  Va et, toi aussi, fais de même  » (Lc 12,37) ; c’est ainsi, rappelons-nous l’amorce du dialogue, qu’il aura en partage la vie éternelle. Même schéma au Jugement dernier : la fin est déjà présente dans le geste d’aide (mais sans qu’on le sache trop) puisque ceux qui sont venus en aide à la pénurie et à la détresse de leur prochain recevront le Royaume en héritage.
L’aidant ne doit donc pas se préoccuper de la gratification qu’il devrait recevoir à cause de l’aide qu’il procure à autrui puisque, fondamentalement, ce geste porte en lui-même sa propre récompense ; l’aide accomplit la propre humanité de l’aidant, au moins autant que de l’aidé, en tension vers sa fin. En se présentant humblement comme le sommet du triangle, le Christ délivre les partenaires de la tentation de faire servir l’aide à leur propre fin, puisque Lui-même, comme fin véritable, comble celui-là qui aide, dans l’acte même de son aide : «  Fais cela et tu vivras  » (Lc 10,28), «  Venez, les bénis de mon Père  » (Mt 25,34).
Tous les aidants du monde peuvent agir comme ces élus surpris d’avoir rencontré le Christ sous les traits du pauvre, ou comme ce bon Samaritain qui ne s’appesantit pas sur l’aide qu’il a accordée : il donne les deux pièces à l’aubergiste et poursuit sa propre route, laissant l’aidé à sa liberté puisque, en tant qu’aidant, il n’a fait que mettre en œuvre sa propre humanité créée à l’origine pour rejoindre sa fin.

Le jeu de l’aide
En entrecroisant les deux textes évangéliques évoqués, nous pouvons faire un pas de plus pour percevoir à quel point l’aide elle-même est sauvée de ses pièges.
Dans la parabole, on peut penser que celui qui la raconte se trouve lui-même du côté du Samaritain. Comme l’indiquent d’ailleurs les Pères de l’Église, n’est-ce pas le Christ en personne qui prend pitié de l’homme à demi-mort, abattu par ses propres péchés, et qui fait tout pour lui venir en aide ? Tout auditeur de la parabole est alors invité à faire de même, c’est-à-dire à aider son prochain comme le Christ l’a fait le premier. Or dans l’annonce du Jugement dernier, la situation se renverse car, cette fois, le Christ se trouve du côté du blessé au bord de la route, c’est-à-dire, du côté de l’affamé, de l’assoiffé, de l’étranger, du malade, etc. : les justes sont alors bénis de lui être venus en aide sans même l’avoir reconnu.
Or si le Christ peut prendre alternativement la posture de l’aidant puis de l’aidé, n’est-ce pas parce qu’il est au cœur de cette relation, à la fois pour en prémunir les partenaires contre les tentations qui guettent leur rencontre, et pour les y combler de la propre récompense qu’il est lui-même ? Dans le triangle de l’aide, le Christ peut se montrer aux deux extrêmes de la base puisqu’il en est aussi bien le sommet, c’est-à-dire la fin. Ou, réciproquement, la fin est insaisissable, car elle peut se retrouver équivalemment aux deux côtés des termes de la relation.
Dès lors, l’aidant ne pourra en aucune manière abuser de son aide à l’égard du pauvre, car c’est le Christ, sa propre fin, qu’il rencontre en lui ; de même l’aidé ne pourra exploiter sa position de faiblesse car, à son tour, il verra se pencher vers lui le Christ qui le hisse sur sa propre monture pour le conduire vers sa fin qu’il est lui-même. Qui pourrait encore, dans la relation d’aide, vouloir jouer le «  sauveur du monde  » s’il a lu dans l’Évangile que le vrai Sauveur s’est mis du côté de ceux qu’il fallait sauver ? Et qui pourrait refuser l’aide au Christ qui la demande en tant que Verbe créateur du ciel et de la terre ?
À ce jeu de l’aide où les partenaires trouvent leur consistance en se rapportant à leur fin, Etty Hillesum a donné une formulation qui mérite de rester gravée dans nos mémoires. Cette juive néerlandaise, massacrée à Auschwitz en novembre 1943, ne se faisait aucune illusion sur la volonté nazie d’exterminer son peuple. Servant ses compatriotes en 1942 comme assistante sociale dans le camp de détention de Westerbork, elle s’adresse à Dieu dans son Journal : «  Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire, ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes. C’est tout ce qu’il est possible de sauver en cette époque et c’est la seule chose qui compte, un peu de toi en nous, mon Dieu... Il m’apparaît de plus en plus clairement, presque à chaque pulsation de mon cœur, que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre, jusqu’au bout, la demeure qui t’abrite en nous [5]  ».

Conclusion : revenir au début

La miséricorde de Dieu à l’égard des hommes appelle, entre les hommes, l’accomplissement des œuvres de miséricorde, tant corporelles que spirituelles. Mais comment échapper aux pièges de l’aide ? Pour ce faire, nous avons voulu ouvrir la Bible comme une aide à comprendre notre propre humanité.
Du début à la fin de l’histoire, l’aide apparaît comme un jeu commandé par sa fin : le Créateur place la femme aux côtés de l’homme pour que tous deux lisent en(tre) eux le chiffre de son image et ressemblance, et le Royaume est ouvert à ceux qui ont aidé à la fois le Christ et comme le Christ. Alors que les perversions de l’aide aplatissent la relation, en la coupant mortellement de sa fin par l’interposition du miroir, l’aide bien ajustée accepte d’entrer dans un courant d’autant plus dynamique que la fin en restera insaisissable.
Ainsi le sommet du triangle aide-t-il humblement les humains à s’aider mutuellement en vue d’obtenir leur fin. Humilité telle qu’il peut leur arriver de vouloir aider Dieu même, par miséricorde envers lui.

[1Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia IIae, quest. 3, art. 8 : «  La béatitude consiste-t-elle dans la vision de l’essence divine  ?  » (http://docteurangelique.free.fr/livresformatweb/sommes/0Somme complete.htm#_Toc203324526)

[2Ignace de Loyola, Exercices spirituels, n° 23

[3Est-ce à dire qu’une personne qui ne reconnaît pas l’existence de Dieu serait incapable d’aider autrui ? Il faudrait se montrer singulièrement hardi pour tenir une telle assertion : qui peut juger en effet la pureté du cœur de l’homme ? Il n’en reste pas moins vrai que la personne athée doit pouvoir, comme tout humain, justifier rationnellement sa position philosophique sur la réalité dernière et, à propos du sujet qui nous occupe, chercher à voir comment cette position lui permet tout de même d’échapper aux pièges de l’aide.

[4Brochure de l’association Dignitas, p. 3 : http://dignitas.ch/images/stories/pdf/informations-broschuere-dignitas-f.pdf. En effet, poursuit le texte : «  Les accompagnants de Dignitas sont rémunérés par l’organisation Dignitas elle-même, et il ne peut donc être question à leur sujet de mobiles égoïstes. L’activité de Dignitas repose par conséquent sur une base juridique inattaquable ».

[5Etty Hillesum, Une vie bouleversée – Journal 1941-1943, Paris, Seuil, 1995 (12 juillet 1942).

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