Les pauvres seront toujours parmi nous
Pierre Piret, s.j.
N°2015-4 • Octobre 2015
| P. 253-265 |
Le nom de pauvre est-il à même de désigner Dieu ? Impliqué dans l’élection divine depuis l’Ancien Testament, le paradoxe de la pauvreté donne naissance, au-delà des œuvres de justice et de paix, aux inventions, caractéristiques du Nouveau, de la charité et de la communion : « lorsqu’un témoin se fait pauvre d’entre les pauvres, et qu’un pauvre se fait témoin d’entre les témoins ».
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Le titre de l’article ici proposé traduit une phrase du Deutéronome que nous examinerons bientôt dans son contexte : « les pauvres ne disparaîtront pas du pays » (Dt 15, 11). Selon les évangiles, elle est adoptée par Jésus à l’approche de sa passion, à l’occasion de l’onction qu’il reçut lors du repas à Béthanie : « les pauvres, vous les aurez toujours avec vous » (Mt 26, 11 ; Mc 14, 7 ; Jn 12, 8). On peut dire qu’elle parcourt et stimule la tradition de l’Église qui, depuis ses origines et jusqu’à nos jours, fait une priorité de sa présence aux pauvres et de la présence des pauvres en elle.
Cette phrase résonne comme un constat, une plainte, un appel, et aussi une révélation de l’économie divine. Nous entendrons combien elle justifie le combat incessant contre la misère et la prise en compte des pauvres.
Notre réflexion se développe en six parties. Ce que nous appelons le « paradoxe de la pauvreté » apparaît progressivement dans les enseignements de l’Ancien Testament. La prédilection que Dieu donne aux pauvres est impliquée dans l’élection de son peuple, dans l’acte de son Fils Jésus, Messie d’Israël et Seigneur des Nations. Le récit de l’onction de Jésus à Béthanie, éclairé par la tripartition des biens dans la communauté des disciples, soutient notre compréhension des rapports entre la justice et la charité. Les mystères chrétiens et les ressources du langage humain autorisent l’affirmation d’une pauvreté de Dieu lui-même.
Le paradoxe de la pauvreté
La pauvreté peut être définie par un dictionnaire comme « un manque de ressources » et être illustrée par des synonymes : l’indigence, la misère, le dénuement, la privation. Sont aussi indiqués des antonymes : la richesse, qui est « possession de grands biens, et spécialement abondance d’argent », la fortune, l’opulence.
On notera que l’adjectif « pauvre », attribué non à une chose mais à la personne humaine, devient un substantif autonome, circonscrit : « le pauvre ». Il en est de même, à partir de l’adjectif, pour le substantif « le riche ».
Quittant les définitions formelles pour accéder aux rapports humains impliquant les libertés, la conscience métaphysique et éthique ainsi que l’engagement politique et économique prennent acte d’une violence originaire, multiforme et aliénante. L’homme exploite, exclut l’autre homme. À la violence provocante des riches contre les pauvres rétorque, révoltée, la violence des pauvres contre les riches. Violence il y a, également, de riches entre eux, tant l’addiction à l’argent peut s’avérer tyrannique, et de pauvres les uns contre les autres, lorsqu’une possession de maigres biens paraît menacée.
Les différentes médiations sociales qui se vouent à maîtriser cette violence permanente ne s’appuient pas sur l’amabilité de quiconque, riche ou pauvre, mais sur la justice et la paix à promouvoir entre les hommes.
À cet égard, la Loi de Moïse, avec ses applications successives, et la mission des prophètes en Israël font partie de l’histoire générale des institutions humaines et des évolutions du droit. On y découvre toutefois une donnée singulière : Dieu lui-même engage sa propre justice envers son peuple en soutenant le pauvre. Un tel engagement sera manifestement ressaisi par le Christ Jésus qui, dans l’avènement du Royaume de Dieu, convertit la pauvreté des pauvres en béatitude et la richesse des riches en malheur (cf. Lc 6, 20-26).
Or, une pareille transformation ne peut s’éclairer et s’imposer que par un autre courant de la Révélation divine dans l’Écriture Sainte. Accompagnant l’opposition entre le riche et le pauvre, entre richesse et pauvreté, apparaît le paradoxe au sein de la pauvreté même. D’une part, dans ses formes de misère mortifère, la pauvreté est un mal qu’il faut combattre. D’autre part, en libérant de la misère tout en se gardant d’accéder à la richesse ou de l’envier [1], la pauvreté a le pouvoir de tracer un chemin d’humanité, de sous-tendre la confiance en Dieu et le partage fraternel. Aussi le combat matériel contre la misère se redouble-t-il du combat spirituel pour connaître et obtenir la grâce des pauvres, familiers de Dieu.
Les pauvres selon l’Ancien Testament
Les deux caractéristiques de la pauvreté, celle qui meurtrit la dignité humaine et doit être combattue et celle qui confirme cette dignité et la rehausse, parcourent l’ensemble de l’Ancien Testament. Dans un ouvrage dont l’édition originale remonte à 1953, Albert Gelin résume le passage de la première à la seconde en trois étapes que l’on peut comprendre également comme trois orientations complémentaires [2].
– La première orientation vient de la Loi de Moïse. Promulguée au désert, la Loi est appliquée à l’intérieur du pays par le Deutéronome, et les prophètes en rappellent les exigences en toutes circonstances.
Dieu est méprisé dans sa seigneurie sur Israël, peuple qu’il a libéré de la servitude subie en Égypte, lorsque certains de ses membres deviennent victimes de la pauvreté. Plusieurs directives visent à endiguer la paupérisation et ses risques : interdiction de la corvée et du prêt à intérêt, libération au terme de six ans en cas de servitude, contrôle du prêt sur gage, annulation des dettes tous les sept ans, restitution du patrimoine foncier tous les cinquante ans. Les droits des pauvres sont définis : le salaire quotidien, le repos hebdomadaire, la disposition des restes de la récolte, la dîme.
Le chapitre 15 du Deutéronome détaille en quoi consiste la remise des dettes lors de l’année sabbatique. On y trouve trois interventions successives de Dieu au sujet de pauvres, qu’il convient de ressaisir dans leur interaction. Les deux premières utilisent le singulier ; la troisième, le pluriel. L’injonction initiale « Qu’il n’y ait donc pas de pauvre chez toi » (Dt 15, 4) est suivie par la façon de la mettre en pratique : « Se trouve-t-il chez toi un pauvre, d’entre tes frères […], tu lui ouvriras ta main et tu lui prêteras ce qui lui manque » (Dt 15, 7-8). La dernière intervention en montre la raison, universelle et pérenne : « Certes, les pauvres ne disparaîtront pas du pays ; aussi je te donne ce commandement […] » (Dt 15, 11).
– La deuxième orientation affronte les doutes et questionnements sur la rétribution. Le bonheur n’est-il pas mérité par le bon, et le malheur, par le méchant, selon les promesses de Dieu lui-même ? Une identification est esquissée entre le juste et le riche, entre le pauvre et le pécheur. Mais, vigoureusement contestée dans le livre de Job, cette identification n’est que passagère.
À la recherche d’une juste mesure, l’idéal du sage se placera entre l’indigence et l’opulence : une pauvreté de même qu’une richesse excessives peuvent l’une et l’autre, en effet, écarter de Dieu. À ce propos, on observera que les pauvres, moins tentés que les riches de se suffire à eux-mêmes, se tournent davantage vers Dieu.
– La troisième orientation est ainsi préparée, à laquelle Sophonie donne son impulsion. Reprenant la terminologie variée de la pauvreté, le prophète du VIIe siècle la transfigure : expressive de l’échec, elle exprimera aussi l’invocation. Le peuple est appelé à se rendre pauvre et humble devant Dieu comme il fut, par exemple, appauvri et humilié devant Assur.
Tous n’ont pas entendu l’appel, mais les « pauvres du Seigneur » ou « pauvres en esprit » (les anawim) formeront, dans le peuple d’Israël, le « reste » qui permet, aux dires des prophètes, le renouvellement de l’Alliance et l’inscription de la Loi dans les cœurs.
Si elle est issue de la pauvreté matérielle, effectivement éprouvée, cette pauvreté spirituelle ne s’en dissocie pas, ne lui devient pas étrangère. Parmi les pauvres en esprit, certains sont les victimes involontaires d’une pauvreté effective, d’autres se sont engagés en elle par solidarité fraternelle ; ensemble, ils appellent ceux qui servent l’argent à se convertir, rendant ainsi témoignage au salut offert à tous.
Par le choix de Dieu
Tout en se manifestant progressivement, le paradoxe de la pauvreté se trouve d’emblée impliqué dans l’élection divine. Découlent de celle-ci les relations entre Israël et les Nations, Israël et l’Église, les Nations et l’Église.
– Du milieu des Nations, Dieu a choisi Israël et noué une alliance avec son peuple. Il s’engage envers Abraham : « Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai […] En toi seront bénies toutes les Nations » [3]. La première bénédiction entraîne la seconde ; c’est une double bénédiction qui est ainsi promise par Dieu, allant d’Israël aux Nations et des Nations à Israël dans une valorisation mutuelle à la fois d’inclusion et d’expansion.
Cependant, alors que l’élection du peuple d’Israël comporte la bénédiction de toutes les Nations, elle apparaît, de façon récurrente au long de l’histoire humaine, non pas inclusive mais exclusive [4].
Au sein même du peuple élu et contredisant sa propre bénédiction, l’exclusion surgit, dont les pauvres sont l’objet. En prenant parti pour les pauvres, Dieu sauvegarde l’élection de son peuple et sa puissance d’inclusion confirme sa double bénédiction sur Israël et sur les Nations.
De leur côté, lorsque les pauvres sentent que Dieu se tourne vers eux et qu’ils le supplient de les rejoindre, ils savent reconnaître sa venue, humble elle aussi, et communier à son œuvre de miséricorde au profit de tous les hommes.
C’est ainsi qu’ils demeureront présents parmi nous, en tout lieu et jusqu’à la fin des temps (et que l’expression « le sacrement du pauvre » s’avère exacte).
– « Lumière des Nations et gloire d’Israël son peuple » (cf. Lc 2, 32), le Christ Jésus, dans son mystère pascal, conduit la double bénédiction divine à son exaucement. « Car c’est lui qui est notre paix, lui qui des deux a fait l’unité, détruisant la barrière de séparation, la haine, en sa chair » (Ep 2, 14).
Néanmoins, la réaction d’exclusion entre Israël et les Nations dans l’Ancienne Alliance paraît redoublée, dans la Nouvelle, entre les Juifs qui ne confessent pas le Christ Jésus et les chrétiens, issus du judaïsme et du paganisme – entre Israël et l’Église.
Une des questions posées concerne le messianisme. Comment discerner en Jésus le Messie d’Israël alors que les temps messianiques comportent la libération définitive de toute forme d’oppression et de misère ?
La foi chrétienne confesse un double avènement du Seigneur Jésus : sa venue première, « dans la chair », et sa venue ultime, « dans la gloire », à la fin des temps. Le premier avènement passe au second comme à son accomplissement et le second avènement advient au premier comme à sa promesse, dans le temps présent de l’Église.
Recueillant en elle l’amour de Jésus pour les pauvres et le faisant fructifier, l’Église, fidèle au premier, hâte le second avènement de son Seigneur. Le sacrement de l’Eucharistie rend effective cette communion du Christ et de l’Église, vouée de jour en jour au rassemblement de « tous les enfants de Dieu dispersés » [5].
– En partant de la double bénédiction de Dieu sur Abraham et sa descendance, nous avons considéré, inclusives et caractérisées par la présence des pauvres, la relation d’Israël et des Nations, puis celle de l’Église et d’Israël. Il nous reste à rencontrer, de la même façon, la relation des Nations et de l’Église.
En dehors de toute référence à Dieu et au Christ mais au nom de la seule humanité souffrante, diverses associations et organisations, dans une neutralité apte à attirer le plus grand nombre, se consacrent aux pauvres, recevant d’eux l’enseignement d’une fraternité universelle. Ainsi la bénédiction de Dieu s’étend-elle sur les Nations.
L’Église, témoin de la double bénédiction d’Israël et des Nations dans son unité, ne se substitue pas à la bénédiction que Dieu réserve encore et toujours à son peuple Israël. Semblablement, elle ne concurrence pas, mais espère au contraire, la bénédiction que Dieu destine aux Nations.
Dans sa mise en scène du Jugement dernier (en Mt 25, 31-46), Jésus se désigne comme étant, successivement, le Fils de l’homme, le Berger, le Roi, le Fils du Père, et, pour finir, le Pauvre : « chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères » et sont affamés, assoiffés, étrangers, dénudés, malades, emprisonnés… ; sans que vous l’ayez su, « c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40).
L’onction à Béthanie
Les versions des évangélistes Marc et Jean diffèrent quant aux circonstances ; mais elles s’accordent sur l’action. Le geste de vénération que Jésus reçut au cours d’un repas, à Béthanie, suscita la désapprobation parmi les convives. Il y fut question des pauvres.
C’est dans la maison de Simon le lépreux, selon le récit de saint Marc, que se déroule la scène. Une femme s’approcha de Jésus et lui versa un parfum de nard très précieux sur la tête. Certains s’indignent : on aurait pu vendre ce parfum et en donner le prix aux pauvres. Mais Jésus intervient : « C’est une bonne œuvre qu’elle vient d’accomplir à mon égard. Des pauvres, en effet, vous en avez toujours avec vous, et quand vous voulez, vous pouvez leur faire du bien. Mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours. Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait : d’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement » (Mc 14, 6-8) [6].
L’aumône donnée aux pauvres et l’ensevelissement des morts sont deux « œuvres bonnes », conformes à la Loi divine (cf. Tb 1, 17). Les auditeurs de Jésus auront, en tout temps, à exercer la première. Mais le geste de parfumer son corps « pour l’ensevelissement » devait être posé à ce moment-là. (Les femmes ne pourront plus l’effectuer dans le tombeau, au premier jour de la semaine).
La vénération envers le Seigneur Jésus, plutôt que de l’en écarter, accompagne l’attention aux besoins des pauvres.
Nous abordons à présent le récit parallèle de saint Jean. Celui-ci insiste sur l’identité des personnes réunies un soir à Béthanie, « huit jours avant la Pâque », pour « un dîner offert en l’honneur de Jésus » : Lazare et ses deux sœurs, Marthe et Marie, Jésus et ses disciples. En relatant la résurrection de Lazare, il avait annoncé le geste de Marie (cf. Jn 11, 2) ; arrivé à celui-ci, il tient à rappeler celle-là (cf. Jn 12, 1).
Marie prit une livre de nard très précieux, dont elle oignit les pieds de Jésus, « et la maison fut emplie de ce parfum ». Judas Iscariote intervient : pourquoi n’avoir pas vendu ce parfum trois cents deniers, que l’on aurait donnés aux pauvres ? L’évangéliste poursuit : « Il parla ainsi, non qu’il eût souci des pauvres mais parce qu’il était voleur et que, chargé de la bourse, il dérobait ce qu’on y déposait. Jésus dit alors “Laisse-la ! Elle observe cet usage en vue de mon ensevelissement. Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous, mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours” » (Jn 12, 6-8).
Le chapitre 13 de l’évangile éclaire celui-ci. À la veille de la Pâque, au cours du repas avec ses disciples, Jésus s’adresse à Judas, qui va le livrer : « “Ce que tu as à faire, fais-le vite”. Aucun de ceux qui se trouvaient là ne comprit pourquoi il avait dit cela. Comme Judas tenait la bourse, quelques-uns pensèrent que Jésus lui avait dit d’acheter ce qui était nécessaire pour la fête, ou encore de donner quelque chose aux pauvres » (Jn 13, 27-29). Judas sort dans la nuit et Jésus prophétise la glorification.
Indirectement, saint Jean enseigne que les ressources financières de Jésus et des disciples (dont Judas, voleur, avait la charge) sont ordinairement vouées à trois destinations : la vie des membres de la communauté, le culte rendu à Dieu, le soutien des pauvres.
À Béthanie, dans une crise qui concerne la relation entre les disciples et les pauvres, Jésus définit l’onction reçue de Marie comme étant le culte qui convient. (Ses pieds, alors qu’il est arrivé au terme de sa course, sont parfumés ; lui-même lavera les pieds de ses disciples, car ceux-ci auront à reprendre le chemin).
Mais encore, parce que Jésus sera prochainement trahi par un des siens et jugé par le monde, Marie, dans son geste d’amour révérenciel envers son Seigneur, atteint le Pauvre d’entre les pauvres. Et ceux-ci, fréquemment, s’y reconnaissent.
Justice et charité
Il est remarquable que cette tripartition des biens en réponse aux besoins de la communauté proche, du culte et des pauvres, puisse être appliquée traditionnellement, moyennant des adaptations extrêmement variées, à l’ensemble de l’Église, peuple sacerdotal, et à ses différentes composantes : hiérarchie (évêques prêtres, diacres) et laïcat, vie des laïcs (à travers les responsabilités familiales, professionnelles, sociales et autres) et vie des consacrés (dans les témoignages particuliers de la sainteté de Dieu et du Christ Seigneur) [7]. On constate également cette tripartition dans les différentes religions, cultures et nations de par le monde.
Elle se laisse aussi reconnaître, a contrario, dans les manifestations de la violence humaine : les guerres entre les peuples, la haine exercée contre Dieu ou en son nom, l’exploitation des pauvres et leur exclusion de la société.
La première section du présent article, prenant acte de « l’opposition entre le riche et le pauvre », a mis en relief le rôle des œuvres de justice et de paix qui protègent, d’une violence originaire toujours renaissante, les rapports humains.
Cependant, en vertu du « paradoxe de la pauvreté » progressivement révélé dans les Saintes Écritures, certains comportements surgissent, qui sont d’un autre ordre. Les inventions de la charité et de la communion dépassent l’ordre de la justice et de la paix, qu’en même temps elles promeuvent et soutiennent.
Gestes de gratuité des pauvres entre eux. Gestes, aussi, de quiconque – à l’écoute d’un appel mystérieux, à la vue de détresses individuelles ou collectives – laisse aux pauvres, dans sa propre vie, la place privilégiée qui leur revient.
La communion des personnes ainsi engagée manifeste, antérieure à la violence et plus originairement que celle-ci, l’amabilité des fils de Dieu au principe de la création. La charité témoigne d’elle-même, lorsqu’un témoin se fait pauvre d’entre les pauvres et qu’un pauvre se fait témoin d’entre les témoins.
L’unité pure et simple qui nous oriente s’est d’ores et déjà livrée : le Christ Jésus identifie à sa personne l’Évangile annoncé aux pauvres (cf. Lc 4, 16-21) et les pauvres qui bénéficient des gestes évangéliques (cf. Mt 25, 31-46). La même unité faite d’échange est appliquée par le pape François à l’Église du Christ : « Pour cette raison, je désire une Église pauvre pour les pauvres » [8].
La pauvreté de Dieu ?
Il convient, au terme de notre méditation, que nous rencontrions une question majeure. À quelles conditions, intellectuelles et spirituelles, pourrait-on attribuer la pauvreté à Dieu lui-même ? Dans quelle mesure le nom de pauvre, si caractéristique de notre humanité, serait-il à même de le désigner ?
La loi de l’analogie (a), la confession du Dieu Trinité (b) et celle de l’incarnation du Fils (c), conduiront notre réflexion et l’amèneront à une brève conclusion (d).
a) Divers noms signifient Dieu de façon absolue – tels que le bien, la bonté. Notre expérience humaine de la bonté des choses et des personnes nous invite à l’affirmer de Dieu, leur Créateur. Cette affirmation première, cependant, doit être suivie d’une négation : la bonté que nous connaissons n’est pas encore la bonté de Dieu. C’est que celle-ci excède la nôtre, dont elle est l’origine, le moyen et le terme.
Tel est le mouvement de l’analogie des noms divins, qui passe de l’affirmation à la négation et de la négation à l’éminence.
La négation ici mise en œuvre vise la valeur de la réalité dénommée ; elle ne concerne pas la contrariété ni la privation de celle-ci. C’est du bien qu’il s’agit et non du mal, qui est une privation du bien, qui contrarie ce qui est bon.
À cet égard, la pauvreté – qui est un mal à combattre, est une privation du bien – ne peut être appliquée à Dieu. En revanche, la logique des noms divins illustre la Révélation divine selon les Écritures : Dieu aime les pauvres, qui sont privés des biens qui leur reviennent, et il appelle ceux qui commettent le mal à se convertir, car il est éminemment bon.
b) La théologie trinitaire prend son essor chez les Pères du IVe siècle. Nous y discernons l’affirmation : le Père est Dieu, le Fils est Dieu, l’Esprit est Dieu ; un seul et unique Dieu est identiquement les trois personnes distinctes entre elles. Quant à la négation : le Père n’est pas le Fils ni l’Esprit, le Fils n’est pas le Père ni l’Esprit, l’Esprit n’est pas le Père ni le Fils. Selon l’éminence : le Père engendre le Fils, le Fils est l’engendré du Père, l’Esprit est la communion du Père et du Fils.
Sans doute est-il possible de décrire les relations trinitaires comme un dépouillement réciproque, une « pauvreté » partagée : le Père se donne tout entier au Fils, et en retour, le Fils au Père, dans un abandon mutuel dont l’Esprit est la complaisance. Toutefois, de façon concomitante (et assimilable à l’affirmation d’éminence), nous devons résolument affirmer la surabondance, la « richesse » propre à la personne du Père : il est et demeure l’origine absolue, principe du Fils et de l’Esprit sans principe de lui-même.
Par la reconnaissance des trois personnes divines et des relations qui les définissent, la théologie trinitaire précise, en le déployant, l’amour de Dieu pour les pauvres.
Dieu est le Père. L’engendrement éternel du Fils appelle et la spiration de l’Esprit attire, dans le temps, les personnes humaines à des relations fraternelles entre elles. À l’époque des prophètes, les « pauvres en esprit » (cf. Mt 5, 3) reçoivent, de l’Esprit de communion, leur nom et leur orientation.
c) La christologie et la théologie trinitaire dépendent l’une de l’autre. Le Christ Jésus est le Verbe de Dieu fait chair, le Fils du Père devenu l’un de nous. Fils unique et Frère universel, il réconcilie, par sa mort et sa résurrection, l’humanité avec Dieu et avec elle-même (cf. Rm 5, 11). L’Esprit, répandu à la Pentecôte, « poursuit son œuvre dans le monde et achève toute sanctification » [9].
L’agir salvateur du Christ est décrit de façon paradoxale, par contrastes. Chez saint Paul, notamment : le Christ s’est abaissé et Dieu l’a exalté (cf. Ph 2, 6-11) ; la croix est folie et sagesse, faiblesse et puissance de Dieu (cf. 1Co 18, 25). Aux Corinthiens, qu’il invite à participer à la collecte pour l’Église de Jérusalem, l’apôtre écrit : « Vous connaissez en effet la générosité de notre Seigneur Jésus-Christ qui, pour vous, de riche qu’il était s’est fait pauvre, pour vous enrichir de sa pauvreté » (2Co 8, 9).
Ces mots de contraste et de mouvement décrivent l’action du Verbe fait chair. Ils ont trait directement à l’humanité de celui-ci, et non pas à sa divinité simple et immuable. Aussi ne seraient-ils pas (celui de pauvreté parmi d’autres) applicables, ni au Verbe en Dieu, ni à Dieu en sa Trinité. De surcroît, ils relèveraient de l’agir de Dieu et non de son être, de l’« économie » et non de la « théologie ».
Nous répondons à ces objections. C’est en coaction avec le Père et l’Esprit que le Fils (ou Verbe) de Dieu est le principe personnel de son incarnation. Le Christ Jésus est le Fils incarné, la communion de l’humanité (qui est sienne et nôtre) et de la divinité (qui lui est commune avec le Père et l’Esprit), dans leur distinction naturelle. Dieu est la Trinité, la communion du Père et du Fils (qui s’est incarné) et de l’Esprit, dans leur distinction personnelle. Le Christ, l’« un de la Trinité » [10], révèle Dieu. Les noms par lesquels nous désignons l’économie de Dieu en notre faveur ne sont pas extérieurs, mais intérieurs à la théologie, à Dieu tel qu’il est.
Les mots de l’Écriture sont à notre disposition, avec leurs contrastes : abaissement et exaltation, folie et sagesse, pauvreté et richesse… Ces mots doivent être saisis dans la « coïncidence » de leurs contrastes, dans leur identification paradoxale. C’est de la sorte qu’est saisie l’identité du Christ de Dieu : chair et Verbe [11].
d) Les noms divins que nous utilisons appartiennent évidemment au langage (ou logos) humain. Celui-ci découle du Verbe (ou Logos) de Dieu, qu’il est à même de déployer, et aussi d’oublier, ou encore de contredire.
Le Père, dans une surabondance de lui-même sur laquelle nous avons insisté, engendre son Verbe. Aucun verbe humain (ni même le Verbe, engendré) n’engendre Dieu : le Père, selon la confession chrétienne, est « inengendré, sans principe ».
Ainsi toute parole, humaine comme divine, procède-t-elle d’un silence qui maintient sa réserve, garde envers elle sa propre mesure, celle-ci fût-elle d’abondance.
Unique, insolite parmi tous ceux que nous ressentons, le silence de Dieu nous tourmente : nous l’imaginons, par exemple, comme une indifférence à l’égard des choses humaines. Et beaucoup d’entre nous disent : « Dieu n’est pas ».
En cela, de même que sa richesse [12], nous reconnaîtrons la pauvreté de Dieu, que reflètent les pauvres toujours présents parmi nous.
[1] Ayant souligné la différence entre la misère et la pauvreté, Charles Péguy met en relief cette exigence. Il est suivi par Daniel-Rops. Cf. Charles Péguy, De Jean Coste (1902), intr. Benoît Denis (coll. Babel, 74) Labor, 1993 ; Daniel-Rops, La misère et nous, Bernard Grasset, 1935.
[2] Albert Gelin, Les pauvres que Dieu aime, coll. Foi vivante, n° 41, Cerf, Paris, 1967.
[3] Selon la version de la Septante et de Siracide 44, 21.
[4] Cf. Antoine Guggenheim, « Mission, dialogue interreligieux et salut. Pour une lecture historique et spirituelle de l’Écriture », NRT 124 (2002) 415-434. (À propos de l’inclusion et de l’exclusion, cf. pp 425-426).
[5] Cf. la Prière eucharistique III.
[6] Pour ces textes de Marc (14, 3-9) et de Jean (12, 1-9 et 13, 21-30), nous utilisons la Traduction œcuménique de la Bible.
[7] Saint Ignace de Loyola s’y réfère à propos de la distribution des aumônes : « Ainsi, pour le mariage, nous avons l’exemple de saint Joachim et de sainte Anne, qui avaient fait trois parts de leurs biens ; ils donnaient la première aux pauvres, la seconde au ministère et au service du Temple, et ils réservaient la troisième pour leur propre subsistance et celle de leur famille » (Exercices spirituels n° 344 ; tr. F. Courel).
[8] François, Exhortation apostolique Evangelii gaudium, 2013, n° 198.
[9] Cf. la Prière eucharistique IV.
[10] Cf. le Concile de Constantinople II, en 553.
[11] L’expression coicidentia oppositorum (« coïncidence des opposés ») est de Nicolas de Cuse (1401-1464). Le « paradoxe » lié au « mystère » est fréquemment décrit par Henri de Lubac (1896-1991). L’unique « pouvoir de révélation » de la « chair » et du « Verbe » est exploré et mis en valeur par Michel Henry (1922-2002).
[12] Rm 11, 33 : « Ô profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! »