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« L’Église en sortie » et les « périphéries humaines » dans l’Évangile de Jean

Marie-David Weill, c.s.j.

N°2015-3 Juillet 2015

| P. 172-180 |

Le Pape François interpelle souvent les chrétiens en les invitant à « sortir » pour annoncer à tous la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ. Mais « aller aux périphéries humaines ne veut pas dire courir vers le monde sans direction et dans n’importe quel sens. » Alors que les Évangiles synoptiques donnent un contenu clair et direct à la mission apostolique et évangélisatrice, le Quatrième Évangile apporte une autre lumière, très profonde, qui aidera bien des communautés plus contemplatives à vivre avec leur grâce propre ce « dynamisme de la sortie ».

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Le Pape François appelle avec insistance de ses vœux une « Église en sortie », une Église qui rejoigne les périphéries existentielles de l’humanité. « Sortons, sortons pour offrir à tous la vie de Jésus-Christ [1] ». C’est un appel qui s’adresse à tous, mais que chaque communauté a à accueillir et à vivre selon sa grâce propre : « Tout chrétien et toute communauté discernera quel est le chemin que le Seigneur demande [2] ». « Sortir vers les autres pour aller aux périphéries humaines ne veut pas dire courir vers le monde sans direction et dans n’importe quel sens [3] ». Si les paroles du Pape sur ce « dynamisme de “la sortie” [4] » trouvent une résonance évidente chez les chrétiens et les communautés directement engagés dans un service pastoral, missionnaire ou caritatif, qu’en est-il des communautés plus contemplatives, voire cloîtrées, ou des communautés dont le charisme apostolique ne se reconnaît pas de manière immédiate dans les orientations données par le Pape ? Comment ces communautés incarneront-elles cette « nouvelle “sortie” missionnaire [5] » que le Pape veut pour tous ? Comment rejoindront-elles les périphéries de l’humanité ?

Nous voudrions montrer dans ces quelques pages que l’Évangile de saint Jean donne, sur cette thématique de « l’Église en sortie », une lumière particulière, complémentaire de celle que donnent les Synoptiques, et propre à éclairer de manière précieuse des communautés qui chercheraient comment répondre de manière effective, avec leur charisme propre, aux appels lancés par le Pape François.

Dans les Synoptiques, Jésus prêche et incarne de la manière la plus explicite ce dynamisme de la « sortie ». Dans ses paraboles, le Semeur sort pour semer (Lc 8,5 et par.), le maître qui organise un grand festin envoie son serviteur parcourir les places et les rues de la ville pour y ramasser les pauvres, les estropiés et les aveugles et les faire entrer dans la salle du festin jusqu’à ce que la maison soit remplie (Lc 14,21-23), l’homme aux cent brebis part à la recherche de celle qui s’est égarée jusqu’à ce qu’il l’ait retrouvée (Lc 15,3), le père sort de la maison pour prier son fils aîné de rejoindre la fête occasionnée par le retour du fils prodigue (Lc 15,28). Dans son ministère, Jésus lui-même sort à la rencontre des foules, multiplie les guérisons et invite à secourir les pauvres, à nourrir les affamés, à accueillir les étrangers, à visiter les malades et les prisonniers (cf. Mt 25,31-45). Surtout, il institue douze apôtres et les envoie solennellement en leur donnant autorité sur les esprits impurs, avec pouvoir de les expulser et de guérir n’importe quelle maladie (cf. Mt 10,1-4 ; Mc 3,13-19 ; Lc 6,12-16), en détaillant à souhait le contenu de leur mission (cf. Mt 10,5-16 ; Mc 6,7-13 ; Lc 9,1-6). Et, parce que la moisson est abondante et les ouvriers peu nombreux, il désigne encore soixante-douze disciples qu’il envoie deux par deux en avant de lui, dans toutes les villes et localités où lui-même devait se rendre (Lc 10,1).

Si ce dynamisme de la sortie en vue de l’évangélisation est donc omniprésent dans les Synoptiques, sans parler des Actes des Apôtres, il semble au premier abord en aller tout autrement dans le Quatrième Évangile.

Le fondement du mystère apostolique : les processions trinitaires

Dans l’Évangile de Jean, Jésus parle très peu à ses disciples de « sortir ». Il parle de « venir », « voir », « témoigner », et par-dessus tout de « demeurer », mais jamais de « sortir »… sauf quand Jésus parle de lui-même, de sa « sortie » du Père. Jésus ne sort pas d’abord pour, il sort de : il est celui qui est sorti du Père, qui est envoyé par le Père [6].

Le fondement du mystère apostolique est le mystère trinitaire même, les processions éternelles en Dieu. Nous avons donc à « sortir », mais pas n’importe comment. Nous avons à sortir comme Jésus sort du Père, comme le Verbe procède du Père : comme « envoyés », toujours relatifs à celui qui envoie ; et en demeurant dans le sein du Père, sans quitter son regard. Il s’agit de procéder de Dieu, de se laisser envoyer par le Père, là où lui veut nous envoyer, et non là où nous décidons d’aller. L’apôtre, l’envoyé, l’instrument, doit toujours veiller à rester plus relatif à celui qui l’envoie, qui le meut, qu’à ce qu’il fait ou à ceux pour qui il agit. Jean nous donne là une première lumière : si nous « sortons pour », si nous « sortons vers » ces périphéries existentielles de l’humanité, c’est d’abord parce que nous « sortons de », comme Jésus.

L’envoi des disciples par Jésus

Alors que les Synoptiques détaillent et solennisent à souhait l’envoi en mission des apôtres par Jésus, l’Évangile de Jean ne le mentionne que dans deux versets, et de manière très succincte.

La première mention se situe avant la Passion. Jésus parle à son Père et lui dit : « Comme tu m’as envoyé (apesteilas) dans le monde, moi aussi, je les ai envoyés (apesteila) dans le monde » (Jn 17,18). Jésus ne dit ni à qui il les envoie, ni pour faire quoi. Il insiste seulement sur le parallèle direct entre les « envois » : « comme ». C’est une caractéristique importante de l’apostolat johannique : il s’agit d’être envoyé dans le monde comme Jésus est envoyé par le Père, et non d’abord d’être envoyé pour telle ou telle activité. Plus profondément encore, les disciples ne deviendront vraiment apôtres que s’ils laissent Jésus agir lui-même en eux. Dans le Quatrième Évangile, le mot d’« apôtres » n’est jamais employé, Jean ne parle que de « disciples », parce qu’au sens fort, le seul Apôtre est Jésus lui-même, le Fils unique, l’Envoyé du Père. Et quand l’Envoyé envoie à son tour un disciple, ce n’est pas tant le disciple qui agit, que l’Envoyé lui-même qui poursuit, dans la personne du disciple, son propre « apostolat ».

La seconde mention de l’envoi des disciples se situe après la Résurrection de Jésus, huit jours après Pâques, dans un contexte solennel.

« Paix à vous ! Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. » Ayant dit cela, il souffla sur eux et leur dit : « Recevez l’Esprit saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus. » (Jn 20,20-22)

Jésus insiste à nouveau sur le fait qu’il envoie comme le Père l’a envoyé. Pourtant, cette fois, les verbes employés sont différents, un fait que nos traductions françaises gomment malencontreusement. À l’intérieur même du parallèle entre les deux envois « comme…, moi aussi », une distinction demeure. « Comme le Père m’a envoyé (apestalken), moi aussi je vous envoie (pempo) ». Jésus demeure en réalité le seul Envoyé, et les disciples ne deviennent ses envoyés qu’en recevant l’Esprit Saint, l’Esprit même du Christ. Telle est la condition sine qua non de l’apostolat chrétien [7].

Surtout, et c’est là une nouveauté, Jésus détermine le contenu de leur mission, une mission très précise : remettre ou retenir les péchés.

Un apostolat de discernement en vue de la miséricorde

Jésus, en effet, ne les envoie pas, comme dans les Synoptiques, annoncer la Bonne Nouvelle du Royaume, guérir les malades, chasser les démons et baptiser. La seule mission qu’il leur confie explicitement est celle de remettre les péchés ou de les retenir. Voilà un enseignement précieux : dans l’Évangile de Jean, la grande « périphérie », la situation-limite, la pauvreté extrême, c’est la confusion entre le bien et le mal, entre la lumière et la ténèbre. Remettre les péchés ou les retenir n’est pas premièrement une mission de miséricorde, mais une mission de discernement en vue de la miséricorde. Appeler le mal un mal, éclairer les consciences, accompagner une conversion, autant de dispositions préalables pour que la miséricorde du Christ puisse ensuite être donnée et reçue en vérité.

C’est vers cette périphérie-là, cette misère de la « confusion », que les disciples sont envoyés dans l’Esprit Saint, ce Paraclet qui vient pour « confondre le monde en matière de péché, en matière de justice et en matière de jugement » (Jn 16,8). Ils ont à être les instruments d’un discernement, d’une mise en lumière, non en vue de la condamnation, mais en vue de la miséricorde. « C’est pour un discernement que je suis venu en ce monde : pour que ceux qui ne voient pas voient et que ceux qui voient deviennent aveugles » (Jn 9,39). En recevant l’Esprit Saint, les disciples sont investis de cette même mission de discernement, pour contribuer à ce que l’homme reconnaisse en vérité sa condition de pécheur, entre dans une vraie contrition et puisse alors vivre le miracle de la miséricorde.

Les « périphéries humaines » qui touchent le cœur de Jésus

Envoyé par Jésus comme Jésus est envoyé par le Père, Jean, le disciple bien-aimé, a compris qu’il avait à demeurer là où son maître a demeuré, à agir comme Jésus a agi, à rencontrer l’humanité comme lui l’a rencontrée. Ainsi Jean nous présente-t-il, tout au long de son Évangile, les grandes rencontres personnelles de Jésus, le Verbe fait chair « venu chez les siens » (cf. Jn 1,11.14). Ces rencontres archétypiques de Jésus avec l’homme pécheur nous révèlent les « périphéries » qui ont le plus touché son cœur : les époux de Cana qui n’ont plus de vin ; Nicodème qui vient trouver Jésus de nuit ; la Samaritaine qui a eu cinq maris et vit en concubinage avec un sixième homme ; l’infirme de Bethsata, paralysé depuis trente-huit ans ; la femme adultère, que la Loi de Moïse punit de mort par lapidation ; l’aveugle-né qui n’a jamais vu la lumière ; Marthe et Marie dans leur deuil, et enfin la périphérie extrême : Lazare lui-même, mort et mis au tombeau depuis quatre jours, etc [8].

En regardant comment Jésus est engagé dans ces rencontres personnelles, dans ces « face à face », nous comprenons mieux quelle est la « sortie missionnaire » qu’il attend de nous. Il ne s’agit pas en premier lieu d’une « sortie » au sens matériel, ou quantitatif du mot. L’important n’est ni ce que nous faisons, ni le nombre de personnes que nous rencontrons ou évangélisons. Le « mystère de l’apostolat » va infiniment plus loin que nos « activités apostoliques », leur étendue ou leurs résultats. L’apostolat requiert d’abord une attitude intérieure d’ouverture à l’autre, à sa présence, à ses souffrances, à ses attentes. C’est une disposition du cœur à se laisser rejoindre, toucher, émouvoir de manière personnelle, par ceux auxquels manque le vin de l’amour (les époux de Cana), celui qui cherche le Christ dans la nuit (Nicodème) ou ne le connaît pas encore (la Samaritaine), celui qui est prisonnier des ténèbres (l’aveugle-né), celui que la société ou la loi religieuse condamne et enferme dans son péché (la femme adultère), celui qui désespère de la vie (l’infirme de Bethsata), celui qui pleure dans le deuil (Marthe et Marie) et même celui que la mort retient en son pouvoir (Lazare).

L’apôtre, un homme « au cœur liquide », un homme qui pleure pour son peuple

L’apôtre, l’évangélisateur qui va aux périphéries existentielles de l’humanité, n’est ni un surhomme qui comptabilise les conversions dont il est l’instrument, ni un champion de l’organisation et des méthodes pastorales, ni un homme qui sait remuer des foules par ses discours, mais un homme habité par la présence et la bonté de Dieu.

On voit, partout dans l’Évangile, mais spécialement à la mort de Lazare, la bonté du cœur de Jésus, son émotion. L’apôtre est un homme « au cœur liquide [9] », capable d’émotion, de compassion, devant la souffrance et la mort. Jésus a été « violemment ému en son esprit », écrit Jean, d’abord devant la souffrance de Marie de Béthanie, pleurant son frère Lazare, puis devant le tombeau où celui-ci avait été déposé (Jn 11,33 et 38). Et, enchâssé entre ces deux vagues d’émotion qui submergent Jésus, ce verset, le plus court de l’Évangile, qui parle de lui-même : « Jésus pleura » ἐδάκρυσεν ὁ Ἰησοῦς (Jn 11,35). Jésus verse des larmes en silence à la mort de son ami [10].

Le Pape François n’a pas hésité à interroger le clergé de Rome, l’an dernier, sur ses larmes : « Dis-moi : est-ce que tu pleures ? » Ce n’est pas la première question qu’un pasteur pose habituellement à ses prêtres…

Chers confrères – je vous le demande –, connaissez-vous les blessures de vos paroissiens ? Est-ce que vous les devinez ? Est-ce que vous êtes proches d’eux ? […] Je me souviens que dans les anciens missels, ceux d’autrefois, il y a une très belle prière pour demander le don des larmes. […] combien d’entre nous pleurent devant la souffrance d’un enfant, devant la destruction d’une famille, devant tant de personnes qui ne trouvent pas le chemin ?… Les larmes du prêtre… ! Est-ce que tu pleures ? Ou bien avons-nous perdu nos larmes dans ce presbyterium ? Est-ce que tu pleures pour ton peuple ? Dis-moi, est-ce que tu prononces la prière d’intercession devant le tabernacle ? Est-ce que tu luttes avec le Seigneur pour ton peuple, comme Abraham a lutté ?

Pleurer n’est pas un signe de faiblesse, mais de présence, de tendresse et de compassion. Les larmes expriment le cri silencieux d’un cœur qui sait rester vulnérable, accessible, en un mot d’un cœur qui sait encore aimer.

Le désert, creuset du cœur apostolique

Relevons une dernière spécificité du « cœur apostolique » dans l’Évangile de Jean. Paradoxalement, c’est au désert, auprès de Jean-Baptiste, que le jeune Jean a compris ce qu’était le « mystère de l’apostolat ». Jean Baptiste, dans sa solitude, est pourtant le premier dont on nous dit qu’il est « envoyé par Dieu » et, mieux encore, envoyé « pour rendre témoignage à la lumière » (Jn 1,6-7).

On retrouve exactement la même chose dans les premières générations de moines, comme on le voit dans la vie d’Antoine, le « père des moines ». La solitude du désert n’est pas l’opposé de l’apostolat, mais plutôt l’apostolat ultime, « au carré ». Antoine part au désert, non pour fuir ses frères, mais pour y rejoindre la périphérie extrême, la misère la plus grande que peut connaître l’homme. Dans un premier temps, Antoine s’installe, à proximité de son village, dans les tombeaux, le lieu de la mort, parce qu’ils symbolisent le lieu de la victoire apparente du démon. Puis il s’enfonce plus profondément dans le désert, parce que le désert symbolise la portion non humanisée de la création, la demeure des bêtes sauvages, donc de la tentation, donc des démons. Antoine ne fuit pas le monde. Il « sort » au désert comme un soldat part au front, en première ligne, pour y mener, pour ses frères et en leur nom, le grand combat de la foi, le combat spirituel contre le démon et ses tentations. C’est le plus grand service apostolique de compassion qu’il peut rendre à l’humanité. Combattre l’esprit mauvais pour que l’esprit divin, l’Esprit saint, puisse tout envahir, à commencer par son propre cœur. Et quand, après plus de vingt années dans la solitude, Antoine est devenu pleinement pneumatophore, quand l’Esprit Saint règne pleinement sur son cœur, il devient père, source de vie pour les foules qui accourent à lui et qu’il laisse le rejoindre, le dépouiller, lui « voler » sa solitude. Sa « sortie » au désert a façonné en lui un cœur « en sortie », c’est-à-dire un cœur de père, un cœur de compassion pleinement vivant et fécond.

Tel est le « cœur apostolique » de Jean, formé à l’école de Jean-Baptiste. Sa « sortie aux périphéries » a cette note très particulière, qui sera celle du monachisme primitif : il« sort » en « demeurant ». Apparemment, extérieurement, cette « demeurance » semble diamétralement opposée à la « sortie » des voyages missionnaires de Paul, l’apôtre infatigable des païens. Mais, intérieurement, c’est le même mystère apostolique qui trouve là comme deux facettes, indissociables et complémentaires, de son incarnation. Il s’agit toujours, même si les moyens concrets diffèrent, de « sortir aux périphéries », c’est-à-dire d’étendre le règne de Dieu (lumière, vie, miséricorde,…) là où règnent encore le démon, le péché, l’incroyance et les ténèbres.

[1François, Exhortation apostolique La joie de l’Évangile, 2013, n° 49.

[2Ibid., n° 20.

[3Ibid., n° 46.

[4Ibid., n° 20.

[5Ibid., n° 20.

[6Voir Jn 8,42 : « C’est de Dieu que je suis sorti et que je viens ; je ne suis pas venu de moi-même, mais c’est lui qui m’a envoyé » ; Jn 16,27-28 : « Le Père lui-même vous aime, parce que vous m’avez aimé, et que vous avez cru que je suis sorti de Dieu. Je suis sorti du Père, et je suis venu dans le monde ; maintenant je quitte le monde, et je vais au Père » ; Jn 17,8 : « Ils ont vraiment reconnu que je suis sorti d’auprès de toi, et ils ont cru que tu m’as envoyé ».

[7Nous avons là un accomplissement et un dépassement de l’institution juive du schaliah (envoyé). « Le schaliah d’un homme est un autre lui-même », répète le Talmud une bonne vingtaine de fois, signifiant par là que celui qui délègue un envoyé, un schaliah, est si bien censé agir lui-même par son schaliah que ce qu’établit ce dernier en son nom est considéré comme aussi irrévocable que si l’envoyeur avait lui-même agi. Éliézer, pour ne citer qu’un exemple, est le schaliah d’Abraham, son envoyé pour conclure en son nom et avec son autorité le mariage de son fils Isaac (cf. Gn 24). L’« apostolat » du Nouveau Testament trouve sa source dans cette institution très ancienne, mais acquiert une portée entièrement nouvelle : quand Jésus, envoyé par le Père, envoie à son tour ses disciples, il ne s’agit plus d’une simple fiction juridique, mais d’une réalité. Grâce à l’Esprit Saint que Jésus leur a donné en les envoyant, non seulement ils accomplissent son œuvre, mais surtout Jésus lui-même l’accomplit lui-même en eux.

[8Remarquons au passage que les seuls vers lesquels Jésus « sort », en allant lui-même vers eux, sont le paralysé de Bethsata et Lazare déjà mort, c’est-à-dire ceux qui n’ont vraiment aucun moyen d’aller à Jésus par leurs propres moyens. Les autres, eux, viennent eux-mêmes à Jésus, comme attirés par lui.

[9Le curé d’Ars parlait du « cœur liquide » des saints. Voir Procès de béatification et de canonisation de saint Jean-Marie Vianney, témoignage de Monsieur l’Abbé Joseph Toccanier, 161 : « Il disait : “Les saints avaient un bon cœur, un cœur liquide.” Et il ne se doutait pas qu’il se peignait lui-même » (texte du Procès consultable sur http://www.clerus.org/clerus/dati/2009-11/24-13/Ars_proces_informatif_fr.html). Le thème du cœur « liquide » est déjà présent dans l’Écriture et commenté par Thomas d’Aquin. Dans les questions de la Somme théologique sur les effets de la passion « amour » (I-II, Q. 28, a. 5), le Docteur angélique renvoie à une parole de la Bien-aimée du Cantique des cantiques au sujet du Bien-Aimé (5,6) : « Anima mea liquefacta est ut locutus est » (Vulg.), litt. : « Mon âme s’est liquéfiée lorsque mon bien-aimé a parlé ». Et saint Thomas de préciser, dans sa réponse aux objections : « On peut attribuer à l’amour quatre effets immédiats : la liquéfaction, la jouissance, la langueur et la ferveur. Le premier de tous est la liquéfaction, qui s’oppose à la congélation. Ce qui est congelé, en effet, est resserré en soi-même, au point que rien ne peut facilement y pénétrer. Au contraire, l’amour dispose l’appétit à accueillir le bien qu’il aime, de sorte que l’aimé est dans l’aimant, comme nous l’avons vu. On voit donc que la congélation ou dureté du cœur est une disposition qui s’oppose à l’amour, tandis que la liquéfaction implique un certain attendrissement qui permet au cœur de s’offrir à la pénétration de l’aimé. »

[10Le verbe δακρύω est un hapax du Nouveau Testament. Partout ailleurs, y compris en Lc 19,41 quand Jésus pleure sur Jérusalem, le verbe employé pour « pleurer » est κλαίω, qui évoque l’idée de pleurs avec des lamentations, des cris, des gémissements. Le verbe δακρύω, Iui, décrit des pleurs silencieux.

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