Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vie religieuse et nouvelle Pentecôte

La théologie du Saint-Esprit proposée par Augustin

François-Marie Humann, o.praem.

N°2015-1 Janvier 2015

| P. 16-29 |

Une nouvelle Pentecôte pour la vie religieuse passera par le renouveau de la vie communautaire, appelée à devenir lieu vivant, dynamisant, exigeant, joyeux, dans l’amour qui vient de l’Esprit saint. Prendre le risque de la vie commune, c’est aussi affronter le problème du mal, en nous et autour de nous, pour accueillir la Vie et donner du fruit, en particulier dans la nouvelle évangélisation —, si toutefois nos communautés se rendent crédibles en matière d’obéissance, de chasteté et de pauvreté.

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Plus que d’autres, sans doute, saint Augustin a compris la vie spirituelle comme un itinéraire, un dynamisme qui nous met en mouvement au long de notre existence. La vie spirituelle est une croissance, et il faut même se hâter de grandir, car « nous sommes à la dernière heure » (1 Jn 2,18). « Cette dernière heure est longue, mais c’est bien la dernière [1] ! » L’itinéraire spirituel augustinien comporte trois grandes étapes, dont le nom est pour une part un héritage du vocabulaire du néoplatonisme, mais que l’on pourrait aisément rapporter à plusieurs grandes trajectoires spirituelles de la Bible : l’illumination, la purification et l’union.

L’illumination désigne ici tous les moments de découverte de Dieu, de sa présence, de son amour, tous les départs dans notre existence, les mises en route, les appels. Lumière joyeuse comme celle du Christ, rendant la vue à l’aveugle de Jéricho (Lc 18,43), lumière parfois plus étonnante et un peu inquiétante, comme celle du buisson ardent pour Moïse (Ex 3,2), lumière éblouissante enfin, qui bouleverse radicalement une vie, lumière des flammes de feu répandues sur les apôtres le jour de la Pentecôte. L’illumination décrit le point de départ de toutes les conversions, grandes ou petites, de notre existence, la source de notre enthousiasme spirituel, de notre idéal de vie, du charisme de notre Ordre. Dans les Confessions, nous pouvons voir, dans l’expérience de la lecture des écrits néoplatoniciens par Augustin et la découverte du Dieu créateur, une illumination profonde et durable de toute sa vie.

La purification renvoie aux apprentissages de la vie avec Dieu, aux exigences de la réponse à l’amour et au long travail – celui de toute une vie, en réalité –, par lequel le maître de la vigne émonde les sarments. Purification d’Abraham dans sa longue attente d’une descendance, de la réalisation de la promesse, allant jusqu’à redonner à Dieu ce que Dieu lui a donné : son fils, Isaac (Gn 22) ; purification du peuple hébreu, au désert, durant quarante ans, pour accéder à la Terre promise ; purification des disciples du Christ apprenant à marcher à sa suite, à passer derrière lui, se souvenant que « le serviteur n’est pas plus grand que son maître » (Jn 15,20). Purification de nos communautés et de notre Ordre à travers une histoire belle, mais aussi douloureuse. Chez Augustin, la purification est particulièrement celle de la volonté : après avoir été illuminé par Dieu, il découvre cependant qu’il ne suffit pas de connaître la vérité pour vouloir concrètement la mettre en œuvre.

L’union enfin, vise les fruits de la vie spirituelle dans un attachement véritable à Dieu, lui qui ne se contente pas de nous accompagner de loin, mais qui a promis de faire en nous sa demeure et de se donner lui-même à nous (Jn 14,23 ; 17,21). C’est l’union que chante la fiancée du Cantique des cantiques, dans une possession mutuelle : « Je suis à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est à moi » (Ct 6,3), et encore : « Son bras gauche est sous ma tête, et sa droite m’étreint » (Ct 8,3). C’est le cri de saint Paul, ne faisant mystérieusement plus qu’un avec son Seigneur : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). C’est enfin le désir de toute l’Église, l’épouse du Christ, déjà comblée de l’eau vive de l’Esprit, mais dans l’attente du retour du Maître, à la fin des temps : « L’Esprit et l’Épouse disent : “Viens !” » (Ap 22,17). Pour nos communautés et notre Ordre, c’est la joie de la fécondité apostolique, de l’évangélisation, de la mission.

En conjuguant ces trois étapes traditionnelles de toute vie spirituelle et l’événement proprement chrétien du salut survenu dans l’histoire, l’irruption du mystère pascal dans notre existence humaine, nous pourrions aussi parler d’un itinéraire en quatre temps : illumination, purification, expérience du salut par la Croix, union. Ces quatre moments fourniront donc la matière des quatre parties de mon exposé, qui vise à souligner l’actualité de la vie dans l’Esprit de la Pentecôte pour nos communautés.

L’illumination ou le temps de l’appel

Longtemps, Augustin, marqué par la pensée païenne, a été prisonnier d’une conception matérielle de la divinité : une substance qui serait d’une grandeur infinie, d’une étendue sans fin. Une telle conception matérielle de la divinité le rendait incapable de concevoir la relation de Dieu à l’homme en termes de création, de source et d’intériorité. Mais en découvrant Dieu comme une substance spirituelle, simple et indivisible, Augustin a été à même de faire l’expérience de Dieu au-dedans de lui, non pas comme une réalité matérielle qui pourrait habiter en lui, mais comme la source de son être, son créateur. Dieu est plus intime à moi-même que moi-même, il est en moi la source de mon être. Cette découverte, qui fut pour lui une illumination bouleversante, a marqué toute sa pensée.

L’illumination augustinienne, c’est cette initiative première qui vient de Dieu, car il est notre source, notre vie, notre origine. C’est cet appel premier de Dieu. Combien de fois Augustin n’a-t-il pas commenté cette parole de saint Jean : dilexit prior ! « Il nous a aimés le premier ! » (1 Jn 4,19). Si Augustin est le docteur de la grâce, s’il a combattu avec tant de zèle le pélagianisme, c’est bien à cause de cette expérience de l’illumination : c’est Dieu qui a, dans notre vie, l’initiative de nous appeler, de nous illuminer, de nous conduire à découvrir sa présence permanente comme source, comme créateur et aussi comme sauveur.

Or, l’appel de Dieu doit être compris comme un mystère toujours actuel dans notre vie, dans la vie de nos communautés. Bien souvent, cet appel est compris de manière statique comme un événement qui appartient au passé. Mais nous ne pouvons pas bâtir toute notre existence sur un simple point de départ, si beau soit-il. Nous ne pouvons pas nous contenter d’une expérience originelle, d’un élan des commencements, comme si la vie spirituelle n’était fondée que sur le coup d’envoi, à l’origine. Nous savons bien, même si nous n’avons pas fait beaucoup de sciences physiques, qu’à cause des frottements, n’importe quel objet qui roule sur une surface plane finit pas s’arrêter, s’il n’a en lui que l’élan du départ. Et des frottements, des freins ou même des blocages, nous en rencontrons dans notre vie humaine et spirituelle ! Toute la beauté de l’appel de Dieu, dans notre vie, c’est qu’il est continu. Bien plus, il ne fait que commencer. Dieu n’est pas le Dieu du passé, mais le Dieu du présent et le Dieu de l’avenir, c’est-à-dire celui qui vient au-devant de nous et qui nous attire à lui.

Aussi sommes-nous devant un ensemble de questions majeures pour notre vie personnelle et pour nos communautés. Que faisons-nous pour garder vivant en notre cœur l’appel de Dieu, l’illumination que représente notre vocation religieuse, et plus fortement encore, le charisme de notre Ordre ? Chacune de nos communautés connaît, parfois de manière extrêmement douloureuse, les arrêts, l’infidélité de certains d’entre nous, qui quittent la communauté, qui quittent parfois aussi le ministère, qui rompent leurs vœux. Est-ce simplement une fatalité, l’expression de la faiblesse humaine, ou ne pouvons-nous pas contribuer à nous soutenir les uns les autres pour que demeure vivante la flamme de l’Esprit saint dans nos vies, dans nos abbayes ? Les plus anciens de nos communautés sont-ils des témoins lumineux de l’appel qui les a conduits à consacrer leur vie à Dieu à la suite de saint Norbert ? Cet appel est-il encore aujourd’hui un appel vivant, dynamisant, exigeant, joyeux ? La Règle augustinienne est fondée sur la quête de Dieu. Nos abbayes sont-elles des lieux authentiques et fervents de recherche de Dieu, par la prière, la lectio divina, la liturgie, l’étude, le silence : pour nous-mêmes d’abord, pour ceux que nous accueillons ensuite ? Vivons-nous, entre nous, un réel partage sur notre foi, sur notre quête de Dieu, ou bien avons-nous renoncé à échanger entre nous sur ce qui est, en vérité, le plus essentiel ? Nos échanges ne sont-ils pas trop centrés sur des problèmes de fonctionnement, d’organisation, sans risquer d’avancer plus avant dans nos relations humaines et spirituelles ?

L’Esprit de la Pentecôte est un Esprit d’intériorité et de prière, qui maintient nos cœurs dans la prière, la méditation de la parole de Dieu, la louange, pour vivre au plus près de la source qu’est Dieu Trinité. C’est aussi un Esprit de communion qui désire l’unité de la communauté et de l’Église, dans une vie commune réelle, concrète, dans la mise en commun des biens de manière vraie, sans tricher. C’est enfin un Esprit missionnaire qui pousse l’Église à annoncer l’Évangile et, aujourd’hui, à vivre la nouvelle évangélisation à laquelle nous sommes tous conviés. Pour chacune de nos communautés, la question qui se pose est la suivante : sommes-nous aujourd’hui des signes suffisamment clairs de cet Esprit de la Pentecôte, pour que d’autres, des jeunes en particulier, veuillent nous rejoindre dans l’aventure ?

Le temps de la purification ou l’apprentissage de la vie des apôtres : vita apostolica

La vie spirituelle, selon Augustin, est aussi marquée par ce mouvement de conversion, de reformation de notre être, de purification. Cette conversion est une grâce, elle aussi, tout comme l’illumination, mais elle met en œuvre l’apprentissage de l’amour par la purification de la volonté : Augustin a fait le constat éprouvant qu’il ne lui suffisait pas d’avoir été illuminé dans son intelligence par la révélation chrétienne pour vouloir vraiment se convertir. Ses « vieilles amies », comme il les nomme, ont eu la vie dure et ce n’est qu’après bien des larmes, dans l’événement, célèbre entre tous, du jardin de Milan, qu’Augustin a pu enfin se convertir. C’est une victoire de la grâce qui lui fait passer de l’amour humain à l’amour divin, de la réponse qui ne s’appuie que sur la générosité humaine, à la réponse qui se fonde sur l’amour premier de Dieu pour nous.

Cette purification spirituelle, qu’est-elle au fond, sinon ce long apprentissage, qui dure en réalité toute la vie, pour devenir disciple du Christ ? Apprendre à « Le suivre », et à marcher « derrière Lui ». Comment décrire, dans notre vie personnelle et communautaire, cette dimension fondamentale de l’apprentissage de la vie de disciple ? Il me semble intéressant de nous pencher plus particulièrement sur le chapitre 21 de l’évangile de saint Jean : d’abord la pêche et le repas au bord du lac (Jn 21,1-14) puis Pierre et Jean, ensuite (Jn 21,15-23). La pêche et le repas représentent deux manières de vivre en communauté, en Église : la mission, symbolisée par la pêche, puis la communion, symbolisée par le repas préparé parle Christ lui-même. Et Pierre et Jean représentent deux manières de vivre en disciple : Pierre, celui à qui est confié le troupeau, et Jean, le témoin de l’amour qui n’aura pas de fin.

Dans nos communautés, comme dans l’Église des apôtres, nous ne pouvons nous réfugier dans la tranquillité du cloître. La mission nous appelle et notre vie commune est en elle-même déjà missionnaire : « Qu’ils soient Un pour que le monde croie ! » (Jn 17,21). « Même à l’abri dans le port, les bateaux s’entrechoquent ! » disait saint Augustin.

Mais la fécondité de la mission est un don de Dieu. Sans la présence du Christ ressuscité, la pêche est stérile. « Nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre ! » Combien de fois n’avons-nous pas, nous aussi, éprouvé ce même désarroi ? À l’appel de cet inconnu, qui fait signe, sur la rive, Jean, le premier, discerne la présence du Seigneur. Telle est bien l’action de l’Esprit saint dans le cœur des disciples : leur faire discerner, de l’intérieur, la parole du Christ et sa présence au milieu de nous.

Cette pêche, sous l’action de la grâce, rapporte sur le rivage 153 poissons sans que le filet ne se déchire. Pour Augustin, qui se lance dans une longue démonstration mathématique et symbolique, le nombre 153 signifie les milliers – et plus encore – de saints qui relèvent de la grâce de l’Esprit. Et le filet qui ne se déchire pas est une belle image de l’unité de l’Église. Du récit de la pêche miraculeuse, nous pouvons donc retenir deux aspects essentiels pour notre vie d’apôtres, de disciples : notre mission ne repose pas d’abord sur notre propre générosité, mais sur la grâce de Dieu – les 153 poissons ramenés sur le rivage représentent, pour Augustin, les milliers de saints qui relèvent de la grâce de l’Esprit ; et cette mission s’accomplit toujours à l’intérieur de l’Église, dans la recherche de l’unité – c’est le sens, pour Augustin, du filet qui ne se déchire pas, malgré la quantité de poissons. In medio ecclesiae, tel est bien un adage augustinien à garder vivant dans nos communautés. Ce qui ne veut pas dire non plus qu’il faille se contenter d’un conformisme fade et tiède, qui répète indéfiniment dans les communautés chrétiennes un système dépassé et vieilli. Nous avons aussi à être de vrais prophètes !

Mais le récit ne s’arrête pas là. À la pêche succède le repas, auquel Jésus invite ses disciples. Il est offert par le Seigneur lui-même, qui conduit les disciples à le reconnaître vivant au milieu d’eux, dans la communion qu’il établit entre eux. Cela veut dire d’abord que, dans nos communautés, si nous ne pouvons nous réfugier dans le confort et l’abri du cloître, nous ne pouvons pas non plus, sous prétexte de la mission, du travail à faire, négliger la vie communautaire, ni la prière communautaire, ni la recherche de relations personnelles vivantes et approfondies entre nous. Il faut à nos communautés ces temps de joie, de convivialité, qui ne sont pas seulement faits de bons repas, mais vraiment d’attention fraternelle les uns aux autres dans l’amour qui vient de l’Esprit saint. Qu’en est-il donc de nos chapitres communautaires ? Leur rythme, la qualité de nos échanges, la franchise et la liberté de nos paroles ?

À ce repas, qui est simple, mais qui est préparé par Jésus : du pain et du poisson, les disciples sont invités à apporter leur contribution : « Apportez de ces poissons que vous venez de prendre. » Nos communautés sont appelées à grandir, à accueillir de nouveaux frères, et la mission doit conduire à la communion. La communion fraternelle entre nous, mais aussi et surtout la communion avec le Seigneur lui-même, sont le but de tout apostolat. Nous l’oublions peut-être trop souvent, accaparés par de nombreux soucis. Le récit se poursuit ensuite dans le dialogue particulier de Jésus avec Pierre, puis au sujet de Jean.

A Pierre, Jésus pose la question fondamentale : celle de l’amour. Après ce que tu as fait, après ton reniement, m’aimes-tu vraiment de cet amour privilégié que tu prétendais avoir pour moi ? Et lorsque Pierre répond par l’affirmative à la question de Jésus, Jésus lui confie la charge de son troupeau. Dans son commentaire, saint Augustin insiste sur le fait que, pour un pasteur, le véritable amour du Christ, c’est de veiller sur le troupeau du Christ en reconnaissant que les brebis appartiennent au Christ. Augustin oppose les mauvais pasteurs qui sont « pleins d’amour d’eux-mêmes » à ceux « qui ne recherchent pas leur propre intérêt [2] », idée que reprend notre Règle : « C’est dans la mesure où vous prendrez plus de soin des affaires de la communauté que de vos affaires personnelles, que vous connaîtrez vos plus sensibles progrès [3] ».

L’attitude de Pierre face à Jésus nous apporte une grande lumière et un grand réconfort. Pierre a fait l’expérience, lors de son reniement, d’une générosité qui ne s’appuyait que sur elle-même, sur ses propres forces humaines. Après avoir fait l’expérience de sa faiblesse, l’apôtre Pierre, face aux trois questions de Jésus, ne s’excuse pas, ne dit pas son indignité devant Jésus. Il ne se centre plus sur lui-même, mais il déclare son amour pour Jésus d’une manière radicalement nouvelle : non plus à partir de sa propre générosité humaine, mais à partir de la véritable source de la charité qu’il a reconnue et qui n’est autre que le Christ lui-même, le Christ qui a répandu sur eux le souffle de son Esprit, Esprit de miséricorde et de réconciliation. La véritable humilité, dont témoigne Pierre, est de reconnaître que la source de l’amour n’est pas en nous, mais en Dieu fait homme. C’est en s’appuyant sur l’amour même de Dieu en lui, par son Esprit, que Pierre dit : « Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime. » Nous aussi, nous avons à fonder notre vie, en particulier l’exercice de la charge de supérieur, non sur nos forces humaines, ni sur la recherche de notre intérêt, mais bien sur l’amour même de Dieu répandu en nos cœurs, l’Esprit saint. C’est particulièrement le rôle du supérieur de désigner la source permanente de l’amour qui est Dieu et de promouvoir ainsi l’unité de ses frères en les orientant sans cesse vers Dieu. Le supérieur doit avoir dans ce but une attention et une écoute particulière de chacun de ses frères pour rappeler à chacun où se trouve la vraie vie : dans l’amour du Christ et la préférence de l’intérêt commun avant l’intérêt particulier.

Avec Pierre nous est aussi présentée la figure de Jean. Jean, le disciple bien-aimé, n’est pas celui qui ne connaîtra pas la mort, mais plutôt le témoin de l’amour qui, lui, est éternel. Saint Augustin a vu dans Pierre et Jean la personnification de deux dimensions de l’Église : Pierre représente l’Église qui vit les épreuves du temps présent mais en fixant son regard sur le Christ. Et Jean représente l’Église qui contemple déjà la vision bienheureuse de son Seigneur. Dans nos communautés, il y a Pierre et il y a Jean. La fécondité de nos communautés tient à l’harmonie et au respect mutuel de ces deux missions qui n’en font qu’une. Honorer, chez nos frères, et dans nos communautés, ces différentes manières d’être disciple, peut aider chacun à trouver sa place, en communauté, et éviter, autant que possible, bien des frustrations stériles. Bien plus, peut-être, dans nos propres vies, nous sommes tour à tour appelés à être Pierre et à être Jean. Il est bon de savoir laisser la place, lâcher prise pour que d’autres, à notre suite, prennent les rênes de la communauté.

Au terme de ce deuxième moment de présentation de la vie spirituelle, posons-nous ces simples questions : comment, dans nos communautés, la mission et la communion sont-elles reliées ? Comment répondons-nous aujourd’hui à cette question de Jésus : « M’aimes-tu ? » ; et comment accueillons-nous cette mission : « Sois le pasteur de mes brebis » ? Quelle figure plus particulière, plus spécifique, du pasteur et du prêtre, notre ordre de Prémontré peut-il donner à voir, au sein de la diversité des formes de vie de prêtres et de spiritualités sacerdotales dans l’Église aujourd’hui ?

L’heure et l’expérience de la Croix

La Croix n’est pas un nouvel appel, une nouvelle direction que Dieu nous demanderait de prendre. La Croix est plutôt le moment où, dans notre vie personnelle et communautaire, l’appel de Dieu se fait plus pressant, incontournable : nous sommes mis face à la radicalité de l’évangile, de manière indiscutable. Le plus souvent, c’est en présence du mal, de la souffrance ou de l’échec que le Christ nous appelle plus clairement depuis sa Croix. Nous sommes tous confrontés, de manière personnelle et en communauté, au problème du mal, qui traverse notre existence sous de nombreuses formes.

L’expérience d’Augustin peut encore nous éclairer. Dans un premier temps, Augustin croyait avoir trouvé chez les Manichéens la solution au problème du mal : le bien et le mal seraient deux principes radicalement séparés, isolables donc l’un de l’autre, de sorte que l’on pourrait combattre et détruire le mal sans toucher au bien. Mais Augustin a compris ensuite son erreur.

Cette tentation du manichéisme demeure très présente aujourd’hui : on prétend être capables d’isoler le mal et de le traiter à part. Le mal, c’est alors tel pays, tel régime politique, telle classe sociale, telle religion, telle pratique. Une telle attitude est sectaire et refuse de reconnaître que le mal et le bien sont mélangés dans notre vie, dans le monde, comme le bon grain et l’ivraie dans la parabole. Alors, bien souvent hélas, pour ôter le mal que représente l’ivraie, nous arrachons la vie en même temps, nous ne l’accueillons pas vraiment. Ce que Jésus nous révèle, c’est que la vie, la vie véritable, vient du Père, et que la véritable victoire contre le mal n’advient pas par la force, mais par l’amour, par l’Esprit saint qui est l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs. Seul l’amour nous permet de vaincre le mal sans détruire la vie, et donc de vaincre vraiment le mal.

Dans nos communautés, nous sommes rassemblés par Dieu, appelés par lui pour vivre de sa vie, pour vivre de son amour divin, et pour vaincre le mal, la division et la mort, en mettant la charité fraternelle qui vient de Dieu au cœur de nos relations humaines. La tentation reste forte de nous protéger du mal par nos propres tentatives humaines, sans accueillir vraiment la vie et l’amour du Père qui seul peut vaincre le Mauvais. Nous risquons alors de ne plus prendre vraiment le risque de la vie commune, du partage des biens, du même toit, des mêmes repas, des mêmes temps de travail et de détente en commun, de la même prière unanime, de la mission évangélique portée en commun. Que de compromis n’avons-nous pas fait, que de frères isolés qui ne vivent plus vraiment en communauté, sous prétexte de tranquillité, pour évacuer les problèmes, les tensions, les conflits ! Oui, mais en évacuant le mal de manière trop humaine, nous refusons aussi d’accueillir la vie. Alors nos communautés risquent de mourir ; non seulement parce qu’elles n’accueillent plus de jeunes, mais d’abord parce que les relations entre nous deviennent de plus en plus ténues et inconsistantes. L’expérience de la Croix, dans notre existence, c’est un appel plus pressant du Seigneur à accueillir la vie véritable, qui vient de Dieu, alors qu’en ce monde cette vie se trouve inséparablement mêlée au mal, à la souffrance et à la mort. La Croix du Christ est le seul chemin pour être victorieux du mal, c’est-à-dire le seul chemin qui résiste au mal sans résister à la vie, et c’est ce qu’Augustin a compris quand il s’est séparé des Manichéens.

Le temps de la mission et de la fécondité

« Je suis venu pour qu’on ait la vie, dit Jésus, et qu’on l’ait en surabondance » (Jn 10,10). Nous sommes tous appelés à porter du fruit. Au cœur même de notre célibat consacré, nous ne pouvons vivre la chasteté que si nous la comprenons comme un appel à libérer vraiment en nous la capacité d’aimer, en vue de porter du fruit en abondance. Faire mémoire des dons de Dieu, et de l’Esprit saint qui est, en personne, le Don de Dieu, c’est savoir rendre grâce pour les fruits que nos communautés portent aujourd’hui, savoir reconnaître ces fruits. Le fruit de l’Esprit est amour, joie, paix… (Gal 5,22-23) Comment maintenir ces fruits vivants dans nos communautés ? Quels sont les charismes plus particulièrement donnés à chacune de nos communautés, de nos frères ? De quels dons avons-nous plus particulièrement besoin aujourd’hui, que devons-nous demander à l’Esprit ?

Je voudrais évoquer ici un des fruits essentiels de la vie dans l’Esprit, qui est l’annonce de l’évangile. Malheur à moi, dit saint Paul, si je n’annonce pas l’évangile. On peut retourner la phrase de manière positive : bienheureux sommes-nous si, poussés par l’Esprit, nous consacrons notre vie à l’annonce de l’évangile ! Dans le monde actuel, l’Église doit relever le défi de l’annonce de l’évangile et je voudrais évoquer quelques dimensions de cette nouvelle évangélisation, à la lumière de saint Augustin.

Nouvelle évangélisation : le sens des mots

Fondamentalement, la mission de l’Église est la même aujourd’hui qu’au jour de la Pentecôte, où l’Esprit saint a ouvert les portes du Cénacle pour que les apôtres annoncent l’évangile. Il s’agit toujours, aujourd’hui comme alors, d’annoncer Jésus Christ comme l’unique Sauveur du monde. Saint Augustin le faisait remarquer : la source de la grâce de l’évangélisation ne s’est pas tarie, mais « elle se révèle lorsqu’elle coule, non quand elle cesse de couler. Et ce fut ainsi que la grâce, à travers les apôtres, atteignit aussi d’autres personnes, qui furent envoyées pour annoncer l’Évangile… Elle a même continué à appeler jusqu’à ce jour tout le corps de son Fils unique, c’est-à-dire son Église répandue sur toute la terre [4] ». La « nouvelle évangélisation », qui nous concerne tous, est l’évangélisation toujours nouvelle, toujours ancienne, qui annonce au monde d’aujourd’hui, marqué par l’histoire d’un rejet massif de Dieu, la nouveauté du Christ. C’est l’actualisation, dans le contexte particulier du monde d’aujourd’hui, de l’activité essentiellement missionnaire de la vie chrétienne.

Être crédible

Or le premier défi de l’évangélisation est la vérité et la crédibilité : la manière de vivre des chrétiens doit être conforme à leur discours. La cohérence entre la parole et les actes doit être plus explicite, ce qui est encore plus vrai pour nous, religieux, qui avons prononcé des vœux publics de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Les qualificatifs donnés à ces vœux par le sermon de notre Père saint Norbert sont très actuels : obéissance prompte, chasteté notoire, pauvreté volontaire. Sur ces trois points, nos communautés sont-elles vraies ? L’obéissance prompte renvoie à notre souci d’être, dans l’Église, des ferments d’unité, dans la fidélité au magistère des évêques en communion avec l’évêque de Rome. La chasteté notoire renvoie à la qualité du discernement des vocations, à l’accompagnement spirituel pour chacun de nos frères, à l’établissement d’une vie fraternelle chaleureuse et équilibrée. Surtout, dans le contexte actuel, il est indispensable que les supérieurs fassent toute la lumière nécessaire sur toute histoire qui mettrait en cause un membre de notre Ordre en matière d’abus sexuel. La pauvreté volontaire renvoie enfin à la sobriété de notre mode de vie. Nous possédons beaucoup, dans nos communautés, riches d’un patrimoine ancien remarquable. Mais face à la crise économique mondiale, nous avons le devoir d’être crédibles en vivant davantage avec sobriété. Souvenons-nous que l’enrichissement matériel des ordres religieux, dans l’histoire de l’Église, est toujours allé de pair avec un relâchement de la vie spirituelle, du zèle apostolique et des vocations. Il est évident que, dans l’Église, les plus grands obstacles à l’annonce de l’évangile sont d’abord les scandales qui touchent l’Église de l’intérieur. Augustin nous rappelle l’amour du pécheur et la haine du péché.

Pour une mission pastorale communautaire

Un des défis majeurs de l’évangélisation est de conduire les hommes de ce temps à retrouver l’accès au Christ à travers la communauté chrétienne, en particulier en créant de vraies relations humaines, fraternelles, de charité et de connaissance mutuelle entre les personnes, et en faisant de l’eucharistie dominicale et de la vie de prière communautaire une pratique pour tous. Nos communautés religieuses, fondées sur la vie communautaire et la charité fraternelle, peuvent ainsi être des ferments déterminants de la nouvelle évangélisation. Mais cela nous demande de repenser la relation de chacune de nos abbayes avec le peuple auquel nous sommes envoyés. C’est la communauté dans son ensemble qui doit participer à la mission, en étant, en tant que communauté, une source de dynamisme pastoral et missionnaire. Il faut éviter que la vie paroissiale soit l’affaire d’un seul père de la communauté – le danger de l’individualisme dans la mission pastorale est toujours présent –, et que le reste de la communauté soit coupé de la mission pastorale – le danger de l’indifférence et du repli dans un refuge spirituel est également toujours présent.

Pour finir

Dans l’Église, tous les rêves de « nouvelle Pentecôte » qui veulent faire table rase du passé, en opposant par exemple la nouveauté des dons et des charismes de l’Esprit aux structures jugées dépassées ou à la dimension hiérarchique et sacramentelle de l’Église, sont voués à l’échec. Inversement, toute communauté (prieuré, paroisse) qui ne cherche pas activement à vivre sous la conduite toujours nouvelle et pleine d’audace de l’Esprit saint, est menacée de mort spirituelle.

« C’est l’Esprit qui vivifie, car c’est l’Esprit qui rend les membres vivants et l’Esprit ne rend vivants que les membres qu’il trouve dans le Corps que lui-même anime. […] Ce que le chrétien doit en effet redouter plus que tout, c’est d’être séparé du Corps du Christ, car, s’il est séparé du Corps du Christ, il n’est plus membre du Christ et, s’il n’est plus membre du Christ, il n’est plus animé par son Esprit. Quiconque, dit l’apôtre, n’a pas l’Esprit du Christ n’appartient pas au Christ. » De même, il n’y pas non plus d’amour véritable du Christ sans le don de l’Esprit : « Personne ne dit : Jésus est Seigneur dans son âme, par sa parole, par ses actes, de cœur, de bouche et par ses œuvres ; personne ne dit : Jésus est Seigneur si ce n’est dans l’Esprit saint, et personne ne le dit ainsi sinon celui qui aime. Déjà les apôtres disaient : Jésus est Seigneur et, s’ils le disaient de cette manière-là, sans fausseté, c’est-à-dire en le confessant de bouche et sans le nier de cœur et par leurs actes, s’ils le disaient en toute vérité, sans aucun doute ils l’aimaient. Comment donc l’aimaient-ils si ce n’est dans l’Esprit Saint ? ».

L’Esprit saint est le don du Père et du Fils, il est l’Amour du Père et du Fils. Il est enfin l’unité du Père et du Fils. Don, Amour, Unité. Je voudrais terminer par ces trois mots qui sont un programme de vie pour nous, aujourd’hui. Notre vie, notre Ordre, nos frères sont un Don. Vivons dans l’action de grâce. Le cœur de notre existence, et le sens de notre vie religieuse, c’est la charité, la bonté, l’amour. Et enfin, notre vocation est un appel à l’unité : « qu’ils soient un pour que le monde croie ». Et notre espérance, c’est l’unité de l’humanité tout entière, régénérée, dans le Christ.

[1Commentaire de la 1re lettre de saint Jean, III, 3.

[2Commentaire de l’Évangile selon saint Jean, Traité CXXIII, 5.

[3Règle, V, 2.

[4Sermon 239, 1 cité par Benoît XVI, discours au Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation, 30 mai 2011.

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