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Sur la situation de l’Ordre Cistercien

Réflexions de l’Abbé Général durant le Chapitre

Mauro-Giuseppe Lepori, o.cist.

N°2015-1 Janvier 2015

| P. 5-15 |

Le rapport conclusif d’un Chapitre par l’Abbé Général d’un Ordre particulier, lui-même au confluent d’autres Ordres monastiques, nous a paru très stimulant pour d’autres familles religieuses. Ce vigoureux appel à une authentique vie communautaire débouche d’ailleurs sur une autre interpellation encore : allons-nous vivre une logique de la fin, ou offrir au Christ et à l’Église le peu qui nous reste » ?

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A la fin de mon rapport sur l’état de l’Ordre, et spécialement des Congrégations et communautés qui me sont particulièrement confiées, je voudrais vous proposer quelques réflexions que la situation que je viens d’esquisser suscite en moi, et vous faire part de quelques perspectives pour la suite du chemin de notre Ordre, qu’il me semble important de partager et de discuter avec vous. Je donnerai seulement quelques suggestions sur lesquelles nous pourrons échanger ensuite.

Nécessité d’une plus grande concorde

Nous avons des problèmes qui touchent des communautés particulières, des Congrégations particulières, sans parler des personnes particulières. C’est normal, c’est la vie. A l’occasion de la rencontre avec les supérieurs généraux, le Pape François a dit : « Même dans les meilleures familles, il y a des membres qui traversent des périodes difficiles. Les conflits de communauté sont inévitables, nous ne pouvons rêver d’une communauté ou d’un groupe humain sans conflits. Nous devons… les dépasser non pas en les éliminant ou en les ignorant mais en leur faisant face » (Rencontre du 29.11.2013).

Le vrai problème commence là où les personnes ou les communautés ou les Congrégations n’offrent pas la possibilité d’affronter ensemble les difficultés, les conflits. Le problème est là où l’on ne peut pas parler avec les supérieurs ou les communautés ou les personnes particulières. Là, nous sommes impuissants. Il y a des situations où je n’ai rien pu faire simplement parce que les personnes me fuient. Et dans ces situations, la structure de notre Ordre ne nous aide pas toujours à faire face aux problèmes en optant pour la transparence. Si quelqu’un ne veut pas entrer en matière, ne veut pas parler, pas écouter, il lui est relativement facile de rester hors de portée. Nous devons nous poser la question de savoir si nous cultivons vraiment l’entente, l’unité d’un corps, et pas seulement une unité formelle, juridique. Nous devons nous poser la question de savoir si nous sommes unis dans la conscience d’avoir une vocation commune et un charisme commun.

Avons–nous cette conscience d’une vocation et d’un charisme communs ? Je me demande si nous ne devrions pas proposer de travailler cette question au prochain Chapitre général, d’autant plus qu’il aura lieu pendant l’année de la vie consacrée, et 50 ans après la promulgation du décret Perfectae caritatis.

La Declaratio [1] était un instrument utile pour poser les bases de cette thématique, mais je vois dans la vie pratique que ce document ne suffit plus pour promouvoir l’unité. Le lifting de l’année 2000 en a rajeuni l’apparence seulement ; en réalité, il est resté un document de 1969. L’Ordre contemporain serait-il capable de remettre la question de son identité et de sa vocation à l’ordre du jour ? Lors de la rencontre avec les supérieurs, le Pape nous a encore rendus attentifs au respect de l’identité culturelle de ceux qui entrent dans nos Ordres. Il disait qu’il est important de vivre le même charisme mais pas forcément sous les mêmes formes. Le Pape en parle aussi dans Evangelii gaudium. Nous connaissons cette inculturation dans les différents continents où notre Ordre est présent. Nous le voyons bien au Vietnam ou en Éthiopie et en Érythrée. Mais en réalité, lorsque ces différentes cultures entrent en contact ou quand des personnes d’une culture se déplacent dans une autre, nous voyons bien qu’au fond, le problème n’est pas résolu, qu’il est peut– être mal « empoigné ». Pour vivre l’inculturation comme une richesse, il est nécessaire d’avoir une idée claire sur notre charisme commun, profond, fondé sur l’Évangile, la Règle de saint Benoît et la spiritualité cistercienne. De plus, il est nécessaire de savoir qui nous sommes, sans vouloir nous cacher derrière un masque pour ressembler à d’autres, car nous ne serions plus nous–mêmes.

Retrouver la mystique cistercienne

Pour cela aussi, il est indispensable de retrouver la dimension mystique au cœur ou plutôt à la source de notre vocation. Ce qui ne veut pas dire décoller de la réalité mais être conscient de la réalité totale et, par conséquent, mettre au centre de notre vie et de notre cœur la relation avec Dieu, l’expérience de Dieu. Si j’ai promu dans l’Ordre et chez les Trappistes et les Bénédictins la cause du doctorat de l’Église pour sainte Gertrude d’Helfta, je ne l’ai pas fait pour le titre en soi, mais pour nous aider à raviver en nous et entre nous la mystique de notre vocation ; et sainte Gertrude est un bel exemple pour cela, avec saint Bernard et d’autres pères et mères cisterciens. Car, en regardant les communautés, leur manière de célébrer la liturgie, leur vie communautaire, je me pose des fois la question : ces gens sont ils Cisterciens par amour du Christ ou pour une autre raison ? Est-ce qu’ils rencontrent vraiment Jésus ? Ont-ils une relation vivante avec lui ? Vivent–ils par lui, avec lui, en lui ? C’est sous l’influence de ces questions et de ce souci que j’ai rédigé la dernière Lettre de Carême [2] et que je désire approfondir ce sujet au cours sur la formation monastique de cette année. Et entendons– nous, cette question de la mystique n’est pas réservée aux moniales ou aux monastères dits « contemplatifs » ; c’est une question urgente pour tous, je dirais même, encore plus urgente pour les communautés qui ont un engagement pastoral ou d’enseignement ou d’autres activités. Car sans ce centre, je constate que les gens se perdent, ils s’égarent, ils ne sont pas heureux, ils commencent à vivre comme des païens.

La mystique cistercienne est une mystique biblique, liturgique, patristique, communautaire, eucharistique, humaine, sponsale, filiale, fraternelle, de communion… Nous devons nous aider à retrouver cette source de vie pour vivre notre vocation et être des témoins véridiques du Christ au milieu du monde. Et nous devons nous aider à la transmettre aux jeunes, sinon nous abusons de leur liberté. Si nous avons des vocations et les retenons en exploitant des mobiles superficiels par lesquels ces jeunes se sentent attirés à cause de la fragilité de leur narcissisme, de leur formalisme, de leur cléricalisme, cela veut dire alors que nous non plus, nous n’avons pas de raison profonde pour suivre le Christ. Seuls les raisons profondes rendront possibles la persévérance et une fidélité féconde et joyeuse qui n’a pas besoin de chercher toujours d’autres compensations pour remplir le vide.

Retrouver la communauté

Dans beaucoup de communautés je ne trouve pas de communauté. Je trouve un groupe, une équipe, parfois une armée, mais le plus souvent, des hôtes dans un hôtel. C’est un peu comme ces logements au service d’une entreprise, par exemple d’une usine, d’un aéroport, ou d’un grand chantier, où tous les hôtes ont plus ou moins la même activité, et ils habitent dans ce logement uniquement pour travailler ailleurs. J’exagère un peu, c’est évident, mais comme il est difficile de trouver dans les monastères une communauté qui fait vraiment un travail sur elle– même, sur le fait d’être une communauté réunie par le Christ pour vivre avant tout une fraternité en Lui, dans l’adoration du Père, dans la communion de l’Esprit Saint !

Selon la Règle, le lieu de l’expérience du Christ, présent et aimant notre vie, l’expérience mystique dont je viens de parler, ne se trouve jamais uniquement dans un seul aspect de la vie du monastère, même pas seulement dans la prière liturgique, même pas dans l’Eucharistie seule, mais dans l’ensemble intégral de notre insertion dans le Corps du Christ qu’est la vie de la communauté.

Communauté veut dire vivre ensemble entre frères ou sœurs, communauté veut dire avoir un père ou une mère qui nous guident, communauté veut dire prier ensemble, méditer ensemble la parole de Dieu, travailler ensemble, rendre service les uns aux autres, accueillir ensemble les hôtes, gérer et utiliser ensemble les biens, les instruments. Communauté veut dire se charger de la fragilité de chacun, soit physique ou morale. Communauté veut dire avancer ensemble sans jamais croire être déjà arrivés, être meilleurs que les autres, car notre idéal est précisément le Corps du Christ crucifié et ressuscité qui siège à la droite du Père et reste avec nous tous les jours jusqu’à la fin du monde ; notre idéal est la communion éternelle.

La communauté nous est donnée, elle nous accueille, nous ne la créons pas. Mais il nous est demandé de la construire en acceptant d’en être des membres vivants, des membres qui y adhèrent pour recevoir et exprimer la vie du Christ dans chacun de nous. Et cela est au fond la vraie charité chrétienne qui, vécue dans le Corps du Christ, peut s’exprimer en une charité universelle, peut rayonner sur tous sans limites.

Pour beaucoup de membres de notre Ordre, leur propre communauté n’est pas encore un vrai soutien, un lieu d’appartenance familiale qui accompagne, guide, corrige, encourage la personne sur son chemin de vie. Beaucoup cherchent le soutien nécessaire ailleurs, même pour nourrir leur engagement au sein de la communauté ou ailleurs en son nom. Mais la communauté n’est pas encore l’accompagnement privilégié dans l’effort de vivre la vocation, de suivre le Christ. Le risque est de rester les uns à côté des autres, sans être unis pour partager les joies et les souffrances.

Dans une communauté, il est fondamental de prendre le temps pour nous connaître les uns les autres, pour nous comprendre en profondeur. C’est un temps qui n’arrive jamais à terme, qui réclame une disponibilité sans cesse renouvelée, car nous sommes tous un mystère du Dieu infini. Si nous ne cultivons pas cette amitié fraternelle, cette amitié dans le Christ qui nous appelle le premier « amis » et nous demande de donner la vie les uns pour les autres comme amis (cf. Jn 15,12– 17), nous nous exposons alors d’une manière ou d’une autre « au risque de nous perdre », d’errer perdus à la recherche d’autres lieux d’appartenance et de consolation qui peuvent être très bons et légitimes, mais qui ne correspondent pas au lieu de la vocation que Dieu a choisi pour nous.

Cette amitié réclame un travail, un travail de formation continue. Ce n’est pas une amitié instinctive, une amitié sentimentale. Elle requiert surtout l’effort de nous écouter les uns les autres, de nous offrir l’espace qui favorise le dialogue, dans lequel nous pouvons apprendre à nous connaître et à grandir ensemble dans la connaissance du Christ, le Verbe de Vie. Plus nous accordons d’espace et d’importance au dialogue profond, et plus grandit aussi la capacité du silence, la capacité de renoncer à la critique, au bavardage, et aussi la capacité de discerner ensemble les choix que le monastère est appelé à faire, même dans le domaine économique et matériel.

Un troupeau toujours en route

A présent, je vous soumets une partie de ce que j’ai dit récemment à Salamanque et à Paris dans deux conférences sur la vie monastique et le Concile Vatican II.

Ce n’est pas parce que la vie monastique a de l’avenir ou du succès qu’elle est bonne, mais parce qu’elle est en chemin. L’abbé n’a pas à assurer le succès de la communauté, mais son chemin, un chemin qui aille de l’avant, qui progresse dans le Salut, et qui y progresse avec les autres et intérieurement. Même le renouveau conciliaire, nous ne devons pas le penser comme quelque chose qui devait ou doit avoir du succès, mais comme quelque chose qui doit être mis en acte, qui doit arriver. Tant mieux si la mise en œuvre de la rénovation a eu lieu immédiatement ou peu de temps après la fin du Concile, ou depuis trente, vingt ou dix ans. Mais si elle n’est pas encore commencée, patience : elle peut commencer maintenant. Et peut–être que maintenant, nous pouvons nous y consacrer avec plus d’urgence, avec une meilleure conscience de sa nécessité. Les paroles de l’Esprit Saint ont des échos éternels, et elles ne diminuent pas d’intensité.
Cinquante ans après le Concile, il est au moins plus clair que la réforme dont nous avons besoin n’est pas une réforme des formes, ni une réforme qui se fait une fois pour toutes. La réforme est un chemin. On a dit que le Concile Vatican II a été principalement voulu et mis en œuvre comme une réforme pastorale. Ceci nous rend attentifs au fait que le contexte de la rénovation qu’il promeut est celui d’un troupeau en chemin. S’il n’y a pas de troupeau qui fait ou veut faire un chemin, le renouveau conciliaire n’a pas lieu.
Pour moi, cela signifie que la rénovation requiert deux choses absolument nécessaires : la conception de l’autorité comme accompagnement (saint Benoît parle de « regere animas », conduire les âmes, les guider pastoralement) et la communauté comme chantier constant de communion. Si le ou la supérieur(e) n’a pas conscience que sa tâche prioritaire et, si nécessaire, exclusive, doit être l’accompagnement des membres de sa communauté, la communauté ne pourra pas se renouveler, ne pourra pas croître dans sa vocation.
Et si la communauté ne se conçoit pas comme chantier de la communion avec Dieu et les frères ou sœurs, un chantier qu’elle n’aura jamais fini de construire, par tous les moyens et instruments que notre charisme originel et l’Église nous offrent sans cesse, un troupeau qui n’aura jamais fini de progresser en suivant le Christ Bon Pasteur jusqu’à la vie éternelle, elle ne pourra pas être une communauté renouvelée. La rénovation est un chemin, pas une transformation magique, cosmétique ou révolutionnaire. Un chemin accompagné, médité personnellement et dans le dialogue fraternel. Sans ces éléments, nous progressons dans la folie orgueilleuse et égoïste du riche de la parabole ; et cela nous fait perdre la vie, le sens et la destinée éternelle de la vie que le Christ pascal veut nous donner.
Il est toujours nouveau, au contraire, toujours jeune, le troupeau, la communauté, qui fait aujourd’hui un pas de plus, écoutant et suivant, à travers l’Église, la voix et la présence « du pasteur et gardien de nos âmes » (cf. 1 P 2,25) ».

Accompagner un troupeau en route. Cela vaut pour les communautés particulières, pour les Congrégations, pour l’Ordre dans son ensemble. Je sais qu’il n’est pas facile pour aucun supérieur d’être celui ou celle qui accompagne le troupeau qui lui est confié. C’est souvent une responsabilité qui nous réserve beaucoup de solitude, l’expérience du sentiment d’impuissance, d’incapacité, et parfois même d’hostilité. Dans le chapitre 10 de l’évangile de Jean, Jésus dit que le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis, qu’il ne prend pas la fuite même en face du loup. Par contre, le mercenaire, qui ne cherche que son intérêt et son profit, le mercenaire prend la fuite quand le danger est plus grand que le profit espéré. Mais il arrive que même un bon pasteur se fasse traiter par ses brebis devenues comme des loups, ou comme des brebis mercenaires qui restent avec le troupeau uniquement par intérêt personnel et non pour donner eux aussi la vie pour le troupeau. Et puis, il y a de faux pasteurs, hommes ou femmes, des mercenaires, qui risquent de fuir avec tout leur troupeau, soutenus par d’autres pasteurs-mercenaires, comme nous l’avons malheureusement vu dans notre Ordre… Mais là aussi, si l’on regarde bien, on constate qu’aucun d’eux « n’a le souci des brebis » (Jn 10,13)…

Je sens à quel point il est urgent que nous nous aidions dans notre Ordre à être de bons pasteurs, que nous nous soutenions entre supérieurs et nous encouragions mutuellement pour ne pas tomber dans le piège de devenir des mercenaires ou carrément des loups voraces. Que nous nous aidions à garder intacte la conviction que ce pour quoi nous devons donner la vie, c’est la vie, en Christ et par le Christ, de nos brebis, la vie de nos communautés, et pour rien d’autre, pas pour d’autres valeurs, pas pour le nombre, pas pour le pouvoir, pas pour la richesse, pas pour l’honneur, pas pour la popularité, pas pour l’avenir, mais uniquement et seulement pour la vie dans la communion avec le Christ. Tout le reste est fragile et passe, et même très vite.

Des pasteurs accompagnés

Je me sens réconforté dans l’Ordre quand j’apprends ou vois que vous vivez entre pasteurs des moments de communion fraternelle, quand je fais l’expérience pour moi– même ou quand je vois que vous faites entre supérieurs l’expérience d’aide réciproque, de fraternité. Cela rend tout léger, même les « vilains » problèmes, les problèmes économiques, juridiques, politiques. Oui, tout devient léger comme le joug de Jésus « doux et humble de cœur », de Jésus au cœur fraternel, de Jésus bon Pasteur des brebis et des pasteurs.

Si nous devons prendre en main la mise à jour des Constitutions, nous devons le faire justement pour cela, pour que la structure et les moyens de notre Ordre offrent plus de possibilité d’accompagnement fraternel entre les supérieurs, entre les communautés, entre les Congrégations. Et que l’abbé général puisse aussi être un pasteur accompagné, et un pasteur qui puisse vraiment accompagner, surtout ceux qui sont dans le besoin, et qu’il puisse promouvoir l’accompagnement fraternel à l’intérieur de l’Ordre entre les différentes réalités et personnes.

Je suis très reconnaissant à tous ceux qui m’accompagnent déjà ici à la maison généralice, au Conseil, dans les Congrégation ; je suis très reconnaissant à tant de supérieurs dispersés un peu partout, hommes et femmes, qui ont un sens fort de la communion de l’Ordre. Sinon je me sentirais seul et impuissant, non pas tant parce que je ne serais pas soutenu, mais parce que je ne pourrais pas, moi, soutenir et accompagner certaines situations à cause de la structure plutôt solitaire de la direction centrale de l’Ordre Cistercien. Je vois que d’autres Ordres, même des plus petits, ont des structures plus communautaires de gouvernement. L’abbé général des Cisterciens ressemble un peu au président de l’Italie. Il a peu de pouvoir, et par conséquent peu de « cour », mais puisque les autres instances du gouvernement sont souvent en crise, c’est quand même lui qui doit s’occuper de tant de situations difficiles, et il doit le faire pratiquement seul.

Je ne dis pas cela pour me lamenter ou pour susciter la compassion. Je me rends seulement compte que je n’arrive souvent pas à répondre d’une manière adéquate aux appels au secours ou à suivre et à m’occuper durablement de certaines choses comme je le devrais, simplement parce que je suis dépassé, parce que je n’ai pas le temps ni la force, ni la capacité suffisants.

Offrir notre peu de farine au Christ et à l’Église

Dernièrement, une image biblique m’a frappé, quand j’ai célébré la Messe à Salamanque, durant la semaine de formation de la Congrégation de Castille. Il s’agit de la lecture de l’épisode d’Élie qui va chez la veuve de Sarepta, durant la sécheresse, et lui demande un peu d’eau et une galette de pain (1 R 17,7– 16). Sur l’ordre du prophète, il n’y a plus eu de pluie depuis longtemps, et la sécheresse avait privé aussi Élie de ce qui est nécessaire à la survie. Dieu l’envoie chez la veuve.

« Il parvint à l’entrée de la ville. Une veuve ramassait du bois ; il l’appela et lui dit : Veux–tu me puiser, avec ta cruche, un peu d’eau pour que je boive ? Elle alla en puiser. Il lui dit encore : Apporte–moi aussi un morceau de pain. Elle répondit : Je le jure par la vie du Seigneur ton Dieu : je n’ai pas de pain. J’ai seulement, dans une jarre, une poignée de farine, et un peu d’huile dans un vase. Je ramasse deux morceaux de bois, je rentre préparer pour moi et pour mon fils ce qui nous reste. Nous le mangerons, et puis nous mourrons. Élie lui dit alors : N’aie pas peur, va, fais ce que tu as dit. Mais d’abord, cuis–moi une petite galette et apporte–la moi ; ensuite tu en feras pour toi et ton fils. Car ainsi parle le Seigneur, Dieu d’Israël : ‘Jarre de farine point ne s’épuisera, vase d’huile point ne se videra, jusqu’au jour où le Seigneur donnera la pluie pour arroser la terre’. La femme alla faire ce qu’Élie lui avait demandé, et pendant longtemps, le prophète, elle–même et son fils eurent à manger. Et la jarre de farine ne s’épuisa pas, et le vase d’huile ne se vida pas, ainsi que le Seigneur l’avait annoncé par l’intermédiaire d’Élie. » (1 R 17,10– 16)

Dans notre Ordre, nous sommes souvent confrontés à des situations de précarité, ou nous nous trouvons nous– mêmes dans une situation de précarité. Nous parlerons de cela précisément durant ce Synode. Du coup, le dialogue entre Élie et la veuve m’a semblé décrire le point crucial de notre rapport à la précarité et la manière de l’affronter selon la volonté de Dieu, sans nous laisser dominer par nos impressions, par nos peurs ou nos rêves.

La veuve de Sarepta se trouve dans une situation de pauvreté extrême. Quand le prophète lui demande un bout de pain, elle avoue n’avoir plus aucun espoir, que l’horizon de sa vie et de celle de son fils est la fin, la mort : « Je ramasse deux morceaux de bois, je rentre préparer pour moi et pour mon fils ce qui nous reste. Nous le mangerons, et puis nous mourrons ». Son regard sur la situation est réaliste. Elle n’a même plus ce qu’il faudrait pour survivre quelques jours, et il n’y a pas d’autres ressources, et puisque la sécheresse sévit partout, il n’y a aucune perspective d’un secours qui viendrait d’ailleurs. Tant de nos communautés pourraient tenir le même discours, humainement parlant : nous avons encore ce qui suffit pour survivre quelques années ou plutôt, pour mourir dans la paix, puis ce sera la fin.

Élie par contre exige de la veuve un don total et un acte de totale confiance ; il lui demande de lui offrir le peu qui lui reste, de le lui offrir à lui, le prophète qui représente le projet de Dieu, le règne de Dieu, même s’il est un mystère. Élie est ici la prophétie du Christ, du Christ eucharistique.

Alors j’ai compris que chacun de nous, que chacune de nos communautés, les plus précaires et celles qui semblent encore être puissantes, au lieu de se laisser mourir selon la logique humaine, au lieu de vivre une logique de fin du monde, nous sommes appelés à nous poser la question : le peu que nous sommes et que nous avons, comment pouvons–nous l’offrir au Christ, à l’Église, pour le Règne de Dieu ? Comment sommes–nous appelés à déposer dans les mains du Prophète notre destin ? Comment sommes–nous appelés à exprimer notre confiance que même dans la situation actuelle du monde, de l’Église, de nos communautés, Dieu a un projet d’amour, de vie, sur nous et le monde ?

Nous pourrons peut–être pendant ces prochains jours nous laisser habiter par cette prière et par ce désir de remettre notre Ordre dans les mains du Christ, Auteur de la vie.

[1Document interne à l’Ordre, N.D.L.R.

[2Voir pour ce document et d’autres le site de l’Ordre, cité infra.

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